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Aurélien Tert (H12) : « L’immobilier commercial n’est pas mort mais vit une révolution »

Interviews

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25/09/2020

Aurélien Tert (H12) a cofondé UnEmplacement.com, plateforme facilitant la recherche de local commercial en France. Si son secteur est sinistré par la crise, il se montre optimiste : la situation pourrait bien imposer des changements structurels nécessaires, dont un rééquilibrage entre bailleurs et commerciaux, la revitalisation de certains centres-villes et l’avènement du phygital. Explications.

ESSEC Alumni : Comment fonctionne le marché de l’immobilier commercial ? 

Aurélien Tert : À la différence de l’immobilier résidentiel, l’immobilier commercial est un marché opaque, régi par l’épaisseur du carnet d’adresses d’agents spécialisés. Cette opacité rend le marché difficile d’accès pour les acquéreurs non-initiés et les commerçants en herbe. Les chiffres le prouvent, avec près de 60 %* des enseignes nationales qui, à l’heure du digital, passent encore par le bouche-à-oreille et par leur propre réseau pour sourcer des locaux et des terrains.

EA : Pourquoi ces enseignes ne passent-elles pas par les sites Internet de dépôt d’annonce ? 

A. Tert : Les professionnels de l’immobilier commercial n’utilisent ce type de plateforme qu’en dernier recours, pour commercialiser des locaux qui n’ont pas trouvé preneur en off-market. Chercher des opportunités sur ces listings de seconde main constitue une véritable perte de temps. 

EA : Pourquoi les meilleurs emplacements se commercialisent-ils de façon confidentielle ?

A. Tert : Tout simplement parce qu’un commerçant ne peut annoncer publiquement que son affaire est en vente. Le risque est trop grand de déclencher une réaction en chaîne : des clients qui se mettent à douter de la qualité de la boutique, des salariés qui se démotivent, et une valorisation qui finit par chuter puisqu’elle est calculée par rapport au chiffre d’affaires… Sans oublier les concurrents qui, mis au parfum, peuvent décider de pratiquer du dumping sur les prix pour récupérer le fonds à vil prix. Un véritable scénario catastrophe, sachant que le fonds de commerce constitue bien souvent l’unique capital retraite des commerçants. 

EA : Quelle solution proposez-vous aux commerçants avec votre plateforme UnEmplacement.com ?

A. Tert : Après plusieurs mois de réflexion et plus d’une centaine d’interviews de professionnels de l’immobilier commercial, nous avons inversé le modèle en partant de la recherche et non de l’offre disponible. Autrement dit, nous avons industrialisé le concept de chasseur immobilier. C’est totalement inédit sur le marché. Nous sommes le premier site de rencontres sérieuses en immobilier professionnel en France !

EA : Concrètement, comment cela fonctionne-t-il ? 

A. Tert : Nous animons une communauté de chasseurs que nous fidélisons par la qualité des leads sur notre plateforme, nous filtrons par téléphone toutes les demandes d’emplacements commerciaux, et nous organisons des événements trimestriels VIP qui constituent une réelle barrière à l’entrée. 

EA : Avec vos activités, vous occupez un poste d’observation privilégié du secteur. Quelles tendances constatez-vous dans l’immobilier commercial depuis le début de la crise du COVID-19 ? 

A. Tert : Nos contacts au sein de la CCI estiment que 25 % à 30 % des commerces vont fermer dans les trois prochaines années. Cependant je reste optimiste : tout comme l’or, l’immobilier restera une valeur refuge, et notre économie aura toujours besoin de locaux tertiaires, que ce soit pour des commerces ou pour d’autres activités comme la logistique urbaine. En revanche, la crise du COVID-19 pourrait bien provoquer le choc thermique que les acteurs spécialisés attendaient pour faire bouger en profondeur ce marché si particulier. 

EA : Quels changements structurels la crise du COVID-19 pourrait-elle entraîner dans le secteur ?

A. Tert : Depuis la fin du confinement, de nombreux propriétaires cherchent à compenser leurs pertes en bourse en revendant les murs commerciaux qu’ils détenaient depuis des années, voire des décennies. Ce phénomène fait mécaniquement baisser les prix et donne un nouvel élan de liquidité au secteur, notamment pour les locaux en pied d’immeuble de centre-ville. Bien sûr, les investisseurs qui saisissent cette opportunité misent sur le retour à une forte rentabilité dans l’ère post-COVID. Mais pour cela, ils devront être plus actifs que leurs prédécesseurs dans la gestion de leurs locaux, et donc impulser du changement : modification de la destination du bail en espace logistique urbain tampon, basculement en local commercial éphémère, installation de commerçants solides avec une véritable stratégie digitale « click and collect » et livraison…

EA : Quid de la désertification des centres-villes ? Est-elle accélérée ou ralentie par la crise ? 

A. Tert : La crise constitue malheureusement un accélérateur de tendance pour la dévitalisation des villes moyennes. Si vous ne pouvez plus trouver de travail sur place, vous ne pouvez pas non plus consommer sur place. Il n’y a donc aucune raison que l’activité commerciale locale survive, malgré le plan gouvernemental Action Cœur de Ville et son enveloppe pharaonique de 5 milliards d’euros. 

EA : En quoi consiste le plan Action Cœur de Ville ?

A. Tert : Depuis son lancement début 2017, plus de 1,2 milliard de subventions ont été investies dans plus de 4000 actions de redynamisation de centre-ville par les collectivités territoriales. Cependant, malgré ces chiffres et de très belles réussites comme à Arras, le phénomène continue de progresser au niveau national : la Fédération pour l’urbanisme et le développement du commerce spécialisé (Procos) anticipe que le taux de vacance des locaux commerciaux en France dépassera 20 % en 2030, alors qu’il était de 7 % en 2008. 

À cela s’ajoute un scandale révélé récemment par l’étude « Centre-ville : le cœur n’y est plus », menée par 11 étudiants du CUEJ, école de journalisme de Strasbourg. Selon leurs travaux, 80 % des 222 villes du plan Action Cœur de ville continuent de valider des projets d’extension ou de création de zones commerciales en périphérie, alors même qu’elles sont censées utiliser l’argent public pour redynamiser leur centre-ville. L’État a réagi en votant un moratoire contre l’artificialisation des sols agricoles, poussant les opérateurs à trouver de nouveaux modèles pour optimiser les zones commerciales existantes. Affaire à suivre…

EA : L’État a-t-il pris d’autres mesures ?

A. Tert : La Caisse des Dépôts et Consignations vient de mettre en place une énième soupape pour les collectivités, avec la création de 100 foncières publiques qui visent à racheter plus de 6 000 murs de commerces de centre-ville pour permettre aux élus de reprendre la main sur la redynamisation de leur tissu commercial. 

EA : Quelles autres solutions peut-on apporter à la désertification des centres-villes ? 

A. Tert : Les collectivités qui peinent à attirer des commerces classiques devraient réfléchir à l’implantation de commerces éphémères plutôt que de s’entêter à proposer des baux classiques avec de longues périodes d’engagement. Cette stratégie peut permettre de convertir un centre-ville en véritable destination où l’on revient régulièrement pour découvrir de nouveaux concepts qui changent au gré des saisons.

EA : Ces solutions suffiront-elles à sauver tous les centres-villes ?

A. Tert : Soyons francs, toutes les villes de France ne pourront pas sauver leurs commerces. Il faut procéder à un tri entre les villes qui ont une activité économique viable et celles qui n’en ont pas, puis pour ces dernières, regarder quelles sont leurs ressources et comment les développer pour attirer des entreprises.

EA : Selon vous, quelles villes peuvent-elles tirer leur épingle du jeu ?

A. Tert : Les chiffres de l’Insee indiquent que seuls 10 % des villes en France abritent plus de 3 000 habitants. Cela signifie que notre population reste extrêmement fragmentée malgré l’urbanisation massive et l’avènement de la consommation de masse depuis le début des années 1960. Par ailleurs, la crise sanitaire et particulièrement les séquelles du confinement semblent rabattre les cartes de l’exode rural, en créant un besoin d’espace inédit chez les Français. Je suis ainsi persuadé que de nombreuses communes rurales situées dans un rayon de 1 à 2 hectares de bassins économiques importants vont prendre leur revanche grâce au développement du télétravail.

EA : La France est-elle le seul pays concerné par la désertification des centres-villes ? 

A. Tert : De fait, la dévitalisation des centres des villes moyennes constitue un enjeu très franco-français. Je vous invite à lire l’ouvrage Comment la France a tué ses villes, dans lequel le journaliste d’investigation Olivier Razemont montre que les élus locaux français n’ont mis en place aucun garde-fou pour limiter le développement des zones commerciales en périphérie urbaine, au contraire d’autres pays comme l’Allemagne. 

EA : Gagnerait-on à s’inspirer de la politique allemande en la matière ? 

A. Tert : En Allemagne, la création d’une zone commerciale est extrêmement compliquée. Les opérateurs doivent démontrer à l’équivalent de la Commission Départementale d’Aménagement Commercial (CDAC) que leur projet n’entraînera pas de fermeture massive des petits commerces des villes situées dans leur zone de chalandise (soit environ 300 000 habitants dans un rayon de 50 kilomètres). Cet encadrement fonctionne d’autant mieux que la commission en question est composée de l’ensemble des élus des villes impactées par le projet, alors qu’en France ne seront consultés que les élus de la zone d’implantation – d’où d’importants conflits d’intérêt. 

EA : En dehors de la question des centres des villes moyennes, quelles évolutions anticipez-vous pour l’immobilier commercial dans l’avenir proche ?

A. Tert : La crise va peut-être créer les conditions nécessaires pour assainir les relations entre enseignes et bailleurs, qui se sont dégradées ces dernières années du fait de la décorrélation entre la hausse des valeurs locatives et la chute des marges d’exploitation causée par la série noire des attentats, des gilets jaunes, des mouvements sociaux contre la réforme des retraites et du COVID-19. Si la multiplication annoncée des fermetures de commerces se confirme, les foncières n’auront pas d’autre choix que de baisser les loyers et de les indexer non plus sur le chiffre d’affaires global de l’enseigne, mais sur les ventes réalisées dans la boutique concernée. Cela implique notamment de ventiler dans leurs calculs les ventes réalisées sur Internet, entre celles directement impactées par la qualité de l’emplacement, c’est-à-dire le click & collect, et celles générées par de la livraison, pour lesquelles le propriétaire ne devrait pas percevoir de rente. 

EA : Les bailleurs ne seront pas les seuls à devoir s’adapter au contexte du COVID-19 ; les commerçants eux-mêmes, bien sûr, sont en première ligne. Quelle stratégie peuvent-ils adopter ?

A. Tert : Je pense que la plupart des commerçants vont basculer vers des modèles de réseaux (franchise, concession, licence de marque…) afin de bénéficier du support financier d’une maison mère et de réaliser des économies d’échelles (sur les matières premières, le marketing…). Cependant aujourd’hui les enseignes indépendantes peuvent aussi s’appuyer sur des plateformes e-commerce accessibles, dont les tarifs tiennent la comparaison avec les droits d’entrée et autres royalties exigés par les réseaux, qui peuvent représenter jusqu’à 12 % du chiffre d’affaires.

EA : En définitive, à quoi ressemblera l’immobilier commercial de l’après-crise ? 

A. Tert : L’immobilier commercial n’est pas mort mais vit une révolution. La crise sanitaire officie comme un accélérateur de changement, qui force à mener en quelques mois des transformations structurelles qui auraient pris plus de dix ans en temps normal. Ce qui est sûr, c’est que le secteur est en train de passer d’un monde exclusivement physique à un monde omnicanal, avec une nouvelle génération de commerçants qui savent gérer leur business en ligne pour acquérir de nouveaux clients, mais qui savent aussi les attirer en magasin pour leur proposer des services complémentaires et des expériences uniques. L’arrivée de l’e-commerçant Amazon dans le monde du commerce physique avec son concept Amazon Fresh constitue à cet égard un signal puissant. Le commerce physique a encore de belles années devant lui !


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni

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