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Christophe Sanchez (E11) : « En France, il faut six générations pour sortir de la pauvreté »

Interviews

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07.08.2024

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Christophe Sanchez (E11), directeur de l’innovation pour la Break Poverty Foundation, dresse un état des lieux de la pauvreté en France – en forte progression depuis 20 ans – et propose des solutions pour améliorer la situation. 

ESSEC Alumni : Quelles sont les missions de la Break Poverty Foundation ? 

Christophe Sanchez : Notre organisation vise à prévenir la pauvreté des enfants et des jeunes. Partant du constat qu’il faut, dans notre pays, six générations pour sortir de la pauvreté, nous tâchons de concevoir et de mettre en place des solutions concrètes permettant d’éradiquer ce déterminisme social.

EA : Quelle définition de la pauvreté retenez-vous dans le cadre de vos actions ?

C. Sanchez : Le réflexe classique sur ce sujet consiste à utiliser un seuil monétaire : toutes les familles disposant d’un niveau de ressources inférieur à un certain seuil sont considérées comme pauvres. En France, ce seuil est fixé à 60 % du revenu médian, soit 1 158 € pour une personne seule. Mais cette définition pose problème car elle ne tient pas compte du coût de la vie : une personne qui gagne 1 200 € en vivant à Paris (et qui doit donc payer un loyer élevé) n’est ainsi pas considérée comme pauvre alors qu’un jeune résidant dans la maison secondaire de ses parents et gagnant 1 000 € par mois l’est… C’est pourquoi nous nous intéressons aussi à deux autres paramètres : d’une part, les privations matérielles et sociales ; d’autre part, le manque ou l’absence de pouvoir face aux piliers qui régissent la vie comme l’emploi, les sociabilités familiales, les services publics… 

EA : Sur la base de cette définition, quel constat dressez-vous sur la pauvreté en France aujourd’hui ? 

C. Sanchez : Si l’on s’en tient à la définition monétaire, le nombre de personnes en situation de pauvreté s’est accru sur les 20 dernières années : nous sommes passés de 7,5 millions de citoyens et citoyennes en 2002 à près de 9 millions en 2022 – principalement des suites de la crise financière de 2008. Au-delà de ces éléments quantitatifs, la pauvreté a changé considérablement de visage. D’une part, les jeunes étaient 5 % à être pauvres en 1970, ils sont désormais près de 20 %, tandis que le taux est passé de 34 % à 6 % pour les seniors. Il faut voir dans cette évolution une dégradation massive du marché de l’emploi pour les plus jeunes (chômage élevé, précarisation de l’emploi) quand, dans le même temps, le système de retraite sécurisait nos aînés. D’autre part, les familles monoparentales représentent désormais près d’un quart des pauvres, contre deux fois moins en 1996, et 40 % des enfants pauvres vivent dans une famille monoparentale. On divorce plus qu’avant en France et il est plus dur de faire face lorsqu’on vit avec un unique revenu. 

EA : Quid de l’ascenseur social ?

C. Sanchez : Il reste bloqué dans notre pays : quand on naît au sein d’une famille pauvre, on a trois fois moins de chances d’atteindre le revenu des ménages aisés que lorsque l’on naît au sein d’un ménage favorisé. Certes, ce n’est pas nouveau, c’était même bien pire durant les Trente Glorieuses contrairement à ce que beaucoup croient. Ce qui est nouveau en revanche, c’est notre capacité à documenter finement ce phénomène que les économistes appellent le « plancher collant ». Nous n’avons donc plus aucune excuse pour ne pas agir. 

EA : Ce constat concerne-t-il seulement la France ou étendez-vous vos investigations à d’autres pays ou régions du monde ? 

C. Sanchez : Lorsque l’on s’intéresse à la mobilité sociale intergénérationnelle (comment j’évolue par rapport à mes parents sur l’échelle sociale), on peut distinguer trois groupes. D’abord, les pays au sein desquels cette mobilité est importante : les pays nordiques restent leaders sur le sujet, le modèle portugais est aussi bien placé. Ensuite, une sorte de « ventre mou » dans lequel se situe la France : la mobilité y est relativement figée même si des exceptions affleurent. Enfin, un peloton de queue avec notamment les États-Unis dont le modèle reproduit fortement les inégalités contrairement au story telling du self-made man ancré dans la psyché américaine. À noter, l’Allemagne compte aussi parmi les mauvais élèves.

EA : Quelles raisons donnez-vous à cet état des lieux ? 

C. Sanchez : De manière assez schématique, la reproduction de la pauvreté s’opère dès le plus jeune âge : à 2 ans, un enfant issu de milieu précaire en France maîtrise 15 % de mots en moins qu’un enfant issu de milieu aisé ; à l’issue de son parcours scolaire, il encourt 5 fois plus de risques de finir sans diplôme ; or le niveau d’études conditionne grandement le niveau de revenu futur… Ces considérations statistiques traduisent trois « environnements » déterminants pour la réussite des enfants et leur capacité à sortir de la pauvreté. Primo, l’environnement parental, marqué par la précarité monétaire et sociale et les privations qu’elle peut engendrer. Deuxio, l’environnement préscolaire qui bénéficie peu aujourd’hui aux plus défavorisés : à peine 11 % des enfants issus de milieux précaires fréquentent une crèche. Tertio, l’environnement scolaire : rappelons que la France apparaît à la 35e place sur 38 pays de l’OCDE participant à l’enquête PISA en matière d’inégalités scolaires.

EA : Face à cette situation, quelle approche préconisez-vous ? 

C. Sanchez : La Break Poverty Foundation se focalise sur le soutien à la petite enfance, la lutte contre le décrochage scolaire et l’accompagnement vers le premier emploi, et vise des changements systémiques. Pour y parvenir, tous nos programmes s’appuient sur des données scientifiques, économiques et sociologiques, et leur mise en œuvre suit le même process : d’abord une étude d’opportunité pour mieux comprendre les problématiques et identifier les leviers d’actions, ensuite une expérimentation pour évaluer le potentiel des leviers identifiés, enfin des actions de plaidoyer auprès des pouvoirs publics pour faire évoluer la réglementation. C’est ainsi que nous avons pu peser pour faire inscrire dans la loi l’obligation de mentorat pour tous les jeunes placés dès 11 ans, sur la foi de notre programme de déploiement d’actions de mentorat à destination des 300 000 jeunes de l’Aide Sociale à l’Enfance. 

EA : Pouvez-vous donner d’autres exemples de programmes portés par la Break Poverty Foundation ? 

C. Sanchez : On peut citer Pacte pour les Premiers Pas, dispositif d’urgence inédit pour fournir des produits de nutrition et d’hygiène à 100 000 bébés défavorisés ; Réussite Connectée, dispositif de lutte contre la fracture numérique lancé durant le COVID et devenu le plus important de ce type avec 30 000 bénéficiaires ; ou encore la Dotation d’Action Territoriale, dispositif de promotion du mécénat social permettant d’accompagner les projets de vie de 100 000 jeunes sur 40 territoires. Actuellement, nous structurons de nouveaux programmes sur la petite enfance (dont des actions à destination des parents) et sur les voies professionnelles comme le CAP et les lycées professionnels (qui concentrent aujourd’hui 70 % des décrocheurs). 

EA : Au-delà de vos actions, quelles autres solutions préconisez-vous ? 

C. Sanchez : La priorité est de réparer l’ascenseur social. Trois actions peuvent aller dans ce sens – et font consensus au sein des principaux cercles scientifiques. Premièrement, rendre les allocations familiales accessibles dès le premier enfant, au moins pour les personnes pauvres. Deuxièmement, opérer un choc de mixité sociale dans notre système scolaire : contrairement aux idées reçues, les expérimentations récentes démontrent non seulement que cette ouverture améliore le niveau des élèves moyens mais aussi qu’elle ne nuit pas aux résultats des meilleurs. Troisièmement, instaurer un revenu minimum pour les jeunes de moins de 25 ans (le revenu de solidarité active n’est accessible qu’à partir de cet âge) : peu de gens le savent mais la France est le seul pays de l’Union européenne à ne pas proposer une aide de ce type – et les exemples de nos voisins montrent un effet direct la capacité des jeunes à envisager des études plus longues.

EA : Gagnerait-on à s’inspirer d’autres initiatives à l’international ? 

C. Sanchez : Plus j’étudie les différents systèmes dans le monde, plus je doute que l’approche consistant à copier un modèle étranger puisse fonctionner. Ceci étant, les pays nordiques ont des leçons à nous donner sur deux points en particulier. D’une part, l’accueil de la petite enfance : les professionnels sont plus nombreux, mieux formés, mieux rémunérés, ce qui permet de réduire les écarts de développement de près de 30 % entre enfants aisés et enfants défavorisés. D’autre part, le traitement des enseignants : qu’il s’agisse de leur niveau de diplôme, de leur considération ou encore de leurs salaires à l’entrée, nous nous situons bien loin de certains de nos voisins… Or la qualité des cours joue plus que tout autre paramètre sur la réussite à l’école. Le phénomène est tellement avéré que les économistes ont un terme pour le désigner : « l’effet maître ». 

EA : Dans l’état actuel des choses, quelles sont les perspectives d’évolution pour la pauvreté en France ? 

C. Sanchez : L’inflation constitue une préoccupation majeure. Entre 2022 et 2023, elle s’élève à 20% sur le chauffage, à 18 % pour l’alimentation, à 10 % sur l’essence… Pour des personnes dont le reste à vivre se situe entre 20 et 80 € par mois, l’impact est terriblement lourd. Sans soutien rapide et fort au revenu des ménages sur ces biens, les mois et années à venir s’annoncent très difficiles. Pour autant, ne cédons pas au catastrophisme : le système de protection social français compte parmi les plus résilients au monde. Durant le COVID, la pauvreté a moins évolué sur notre territoire que dans la plupart des pays du monde. Et la reprise économique récente laisse penser que le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté pourrait ne pas augmenter en 2024.

EA : Comment les ESSEC peuvent-ils soutenir les actions de la Break Poverty Foundation ?

C. Sanchez : Avant tout, n’hésitez pas à nous faire un don : 30 % de nos ressources proviennent des particuliers. Vous pouvez aussi mobiliser votre entreprise, soit pour du mécénat financier, soit pour du mécénat de compétences, soit encore pour d’autres formes de partenariats – pratiquer l’arrondi sur salaires pour vos salariés, ouvrir votre carnet d’adresses pour nous aider à rencontrer des décideurs publics…  

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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