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Emmanuel Grand (E88) : « Il n’y a pas plus libre qu’un romancier »

Interviews

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07.06.2022

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Nouveau succès pour l’auteur multiprimé Emmanuel Grand (E88), dont le polar Sur l’autre rive vient d’être réédité en poche. L’occasion de retracer son parcours et de décrypter son œuvre.  

ESSEC Alumni : Pouvez-vous nous résumer votre parcours d’auteur ? 

Emmanuel Grand : J’ai publié mon premier roman, Terminus Belz en 2014, à 48 ans. Rien ne me prédestinait à une carrière littéraire. Comme beaucoup, j’écrivais des petites choses qui n’avaient pas vocation à être éditées et je ne me sentais absolument pas légitime pour aller plus loin. Puis un accident de parcours m’a donné du temps. C’était l’occasion. Je n’avais rien à perdre. Je m’y suis mis avec beaucoup de travail et d’humilité. Et ça a marché – au-delà même de mes espérances puisque mon livre a remporté plusieurs prix. J’ai enchaîné avec Les salauds devront payer et Kisanga aux Éditions Liana Levi, puis Sur l’autre rive aux éditions Albin Michel, qui vient de sortir en poche.

EA : Que raconte Sur l’autre rive

E. Grand : Comme mes précédents, Sur l’autre rive est un polar. Il se déroule en Loire Atlantique dans la région de Saint Nazaire. Le corps d’un jeune homme, Franck Rivière, espoir de l’équipe de foot locale, est retrouvé dans l’estuaire de la Loire. Tout semble accréditer la thèse du suicide mais Marc Ferré, le flic qui mène l’enquête, n’y croit pas car Franck, issu d’un milieu modeste, menait la grande vie. Alors on va suivre Marc, et la sœur de Franck, Julia, qui revient au pays pour l’occasion. De la Baule à Pornic, entre marais sauvages et bord de mer, entre anciennes cités ouvrières et demeures opulentes, on plonge dans un marigot où se côtoient des personnages hétéroclites qui ont tous sans doute une raison d’avoir commis un crime. Bien sûr, on n’aura le fin mot de l’histoire qu’à la toute fin du livre…

EA : Vous mettez en scène les tiraillements de votre personnage Julia entre son milieu d’origine et sa carrière dans les hautes sphères parisiennes. Avez-vous connu une expérience similaire en intégrant l’ESSEC ? 

E. Grand : Julia n’est pas mon double. Pour autant, le thème du retour au pays qui est à l’origine de ce livre rencontre mon expérience personnelle. Je suis « monté à Paris » pour faire ma prépa, entrer à l’ESSEC et vivre à Paris, puis des années plus tard, je suis revenu dans ma ville d’enfance où j’ai éprouvé, comme Julia, ce sentiment ambigu pour un lieu familier devenu étranger. Les personnages sont toujours des sortes de kaléidoscopes dans le sens où ils empruntent à plusieurs personnages réels ou imaginaires. Julia, Marc et les autres sont le fruit d’inspirations multiples mais la maxime est respectée : toute ressemblance avec un personnage réel serait fortuite… 

EA : Chantiers navals de Saint Nazaire, bassin industriel du Nord, village de pêcheurs en Bretagne, région minière du Katanga… Vous dites vous-même : « Les lieux sont, chez moi, les points de départ de l’écriture. » Pourquoi ce besoin d’un ancrage géographique pour vos récits ? 

E. Grand : Parce que je crois qu’on écrit les livres qu’on aurait aimé lire. Moi, j’aime les polars pour leur capacité à vous faire voyager. Pour cela, le lieu est capital et plus il est fort, plus il contient d’intensité dramatique, plus il est à même d’embarquer le lecteur. Pour l’auteur, c’est la même chose. Écrire un livre, c’est deux ans de travail, un voyage au long cours, alors autant choisir une destination qui vaut le coup. Pas nécessairement exotique. Ce peut être la Bretagne, le Nord ou l’estuaire de la Loire. L’important, c’est cette invitation au voyage. 

EA : La critique qualifie souvent votre travail de « peinture sociale ». Quelle(s) réalité(s) cherchez-vous à refléter dans vos œuvres ? 

E. Grand : Le polar est un genre qui permet de parler du réel et à l’évidence, si on est un tant soit peu critique à l’égard du monde, on n’a que l’embarras du choix. Corruption, violence, convoitise, exploitation… La liste est longue. Je prends le parti de plonger mes personnages dans des contextes de notre temps pour observer la façon dont ils se comportent et ainsi en apprendre plus sur eux et sur nous. Bien entendu, il y a une vision du monde embusquée derrière l’histoire de Franck et Julia qui transparaît, par capillarité. Mais je laisse la liberté au lecteur de faire le chemin lui-même… Je pose des questions, plus que je n’apporte de réponses.

EA : À quel point vous souciez-vous de réalisme ? Comment vous documentez-vous sur les lieux et milieux que vous évoquez ? Et quelles libertés prenez-vous à partir des résultats de vos recherches ?

E. Grand : J’essaie d’être assez proche de la réalité. Mais c’est plus par goût que par devoir. La réalité est un formidable réservoir d’inspiration dans lequel je puise à foison. Et Internet est un outil fantastique pour l’écrivain. Que ce soit les livres, les films, les articles de presse, les photos, les cartes, la musique… J’utilise pleinement toutes ces sources, ce qui représente parfois un travail titanesque. Mais je me réserve aussi le droit de m’en écarter. Un écrivain de polar célèbre à qui un lecteur faisait une remarque sur un modèle de revolver qu’il avait décrit de façon imparfaite répliquait : « Je n’écris pas pour les armuriers ». Je suis assez d’accord. Le réel est une base, il ne doit pas être un carcan. 

EA : À travers ce travail, cherchez-vous à faire passer des messages ?

E. Grand : Mes romans ne sont ni des exposés ni des thèses mais des histoires qui arrivent à des personnages fictifs. Chacun est libre d’y lire une histoire qui lui est propre. D’ailleurs, chaque lecteur met un peu de lui-même dans tel personnage ou telle intrigue et en lisant le même livre, nous lisons tous une histoire différente. Je suis très attaché à cette liberté du lecteur. C’est pourquoi je donne quelques ingrédients, on peut les appeler messages si l’on veut. Je dirais plutôt une proposition qui dérange, qui invite à réfléchir… En aucun cas du prêt-à-penser. Le bien, le mal sont des concepts archétypaux. La réalité est plus floue, plus grise, plus complexe et j’essaie d’approcher cette complexité dans mes romans. 

EA : Vous dites également : « Je suis un observateur du monde. » Pourquoi avoir choisi la forme spécifique du roman policier pour livrer votre regard ?

E. Grand : J’ai avant tout choisi la forme du roman, car c’est celle qui offre le plus de liberté. Il n’y a pas plus libre qu’un romancier. Rien à voir avec un scénariste de cinéma ou de série qui se trouve corseté par les exigences parfois délirantes de son industrie. Le romancier est libre. Libre de ses personnages, de ses lieux, de ses époques et même de son calendrier de production. Quant au roman policier, il permet de parler du réel, nous en avons parlé, tout en s’appuyant sur une structure et une exigence narrative forte. Il faut prendre le lecteur par la main et le passionner pendant 350 pages. J’aime ce défi formel. J’aime construire cette mécanique, comme les jeux de meccano que j’affectionnais quand j’étais enfant. 

EA : Concrètement, comment élabore-t-on une intrigue de roman policier ? 

E. Grand : Il existe autant de méthodes que d’écrivains. Je me souviens d’une conversation avec Marie Darrieussecq qui disait qu’elle écrivait sans plan et que la contrepartie, c’est qu’il lui arrivait de mettre quarante pages à la poubelle. Mon ami Ian Manook jette des personnages dans l’histoire et regarde comment ils se débrouillent. C’est Darwin appliqué à l’écriture romanesque. Moi, c’est différent. Je construis un plan très serré, très détaillé où l’on retrouve tous les personnages, les intrigues, les nœuds, les dénouements, les mystères et les résolutions. Ce maillage très fin me permet de me libérer des contraintes scénaristiques de l’histoire pour me laisser mener, au moment de l’écriture, par mon inspiration et ma fantaisie. Car il faut aussi de la spontanéité et de la liberté dans l’écriture. Le souffle littéraire du texte est à ce prix. 

EA : Plus largement, quelle est votre routine d’écrivain ? Et comment la conciliez-vous avec votre carrière chez Orange ?

E. Grand : Je n’ai pas réellement de routine. J’écris quand je peux, le matin, le soir, le week-end, pendant les vacances. Et j’écris des histoires aussi dans ma vie professionnelle. Car en entreprise aussi, nous sommes tous avides d’histoires ; dans la communication, le marketing, la prise de parole en public… Chez Orange, je suis en charge d’une école de formation continue et je distille souvent des conseils de storytelling à mes équipes. La boucle se boucle ainsi. 

EA : Savez-vous déjà où vous mènera votre prochain roman ?

E. Grand : Pas encore. Mais ce sera un polar, assurément. 


En savoir plus :
emmanuelgrand.fr

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni

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