François-Régis de Guenyveau (E13) : « J'écris pour explorer ce qui n'est pas calculable »
François-Régis de Guenyveau (E13) publie son deuxième roman, Simulacre, aux éditions Fayard. Un récit d’apprentissage qui interroge les faux-semblants, la censure et l’obsession des chiffres dans nos sociétés et s’articule autour d’une inquiétude éminemment contemporaine : le triomphe de l’intelligence artificielle sur nos vies.
ESSEC Alumni : Que raconte votre nouveau roman ?
François-Régis de Guenyveau : Simulacre met en scène Maxence Belka, jeune stagiaire plein d’idéaux projeté malgré lui dans une grande entreprise technologique en plein cœur de Paris. Lorsqu’on lui soumet un sondage prétendument anonyme pour prendre le pouls de sa santé mentale, Maxence en profite pour tourner en dérision son management, qui aime se draper dans la vertu de la responsabilité écologique. Mais son humour ne passe pas et l’esprit de sérieux qui étouffe les bureaux le contraint à démissionner. Maxence décide alors de se reconvertir et s’inscrit dans une école d’art, près des quais de Seine. Il croit renouer ainsi avec le cœur battant de l’humanité – la liberté d’expression, l’âme du monde – loin de la logique de calcul et de censure qu’il a connue dans le milieu professionnel. Mais la réalité, évidemment, va se révéler plus complexe.
EA : Votre personnage principal dénonce la suprématie des chiffres, du calcul, des algorithmes dans la société. Est-ce un constat que vous partagez ?
F.-R. de Guenyveau : La gouvernance par les nombres, pour reprendre le beau titre d’Alain Supiot, n’a pas attendu le XXIe siècle pour instiller notre culture et influencer notre perception du réel. Elle est le résultat d’un projet moderne séculaire qui s’est tourné trop unilatéralement vers les sciences comme seule perspective de progrès. Les sciences nous ont évidemment apporté de nombreux avantages, à commencer par une meilleure santé. Mais leur prépondérance dans la société actuelle, les investissements qu’elles impliquent, l’esprit de système dont elles relèvent nous poussent à croire que le réel se réduit à quelque chose d’assignable, de modélisable, de réplicable. Ce qui me saisit, c’est donc moins les chiffres et les algorithmes en tant que telle que notre obsession pour ces derniers et ce qu’elle dit de notre approche simplificatrice du monde.
EA : L’art vous paraît-il le seul endroit qui échappe à cette suprématie ?
F.-R. de Guenyveau : L’algorithme appartient au domaine du calcul, l’art à celui de l’incalculable. Il faut sans doute un peu de pensée binaire pour créer une œuvre, comme il faut un peu de fantaisie artistique pour concevoir un bon programme. Mais il y a dans l’art quelque chose qui échappe, qui se dérobe, qui ne se laisse pas enfermer dans une catégorie. L’art « décoïncide » avec le réel, dirait le philosophe François Jullien. Tout comme l’humour, l’âme, Dieu. Il laisse ouvert les possibles. Il s’accomplit dans les paradoxes. Il ne tente pas de maîtriser l’existence pour nous en rendre « maîtres et possesseurs ». Il se contente d’en explorer la complexité pour nous dire, à travers une palette de situations et de sentiments contradictoires : voilà ce que c’est que vivre.
EA : Quel regard portez-vous sur l’usage de l’intelligence artificielle dans l’art ?
F.-R. de Guenyveau : Un regard ambivalent. ChatGPT me fascine et m’effraie à la fois. J’admire l’ingéniosité des développeurs. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que l’émoi suscité par leurs produits révèle davantage de choses sur nous-mêmes que sur le progrès technique. Notre narcissisme en prend un coup. Notre intelligence se voit contrainte de rebrousser chemin ou d’explorer d’autres voies que l’IA ne peut suivre. La sagesse a de l’avenir. La créativité aussi. Cela a du bon. Et en même temps, rien de nouveau sous le soleil… Qui suis-je ? Qu’est-ce qu’être humain ? Que suis-je en droit de connaître et d’espérer ? Dans le fond, je me sens toujours aussi perdu que la bande de ligotés dans la caverne de Platon.
EA : Vous-même, avez-vous expérimenté des outils d’intelligence artificielle dans le cadre de votre travail d’écriture ?
F.-R. de Guenyveau : Dans la deuxième moitié du livre, un personnage se suicide en se jetant du haut d’une tour. Pour m’assurer de la vraisemblance de la scène, j’ai demandé à ChatGPT à partir de quelle hauteur la chute devenait mortelle. L’échange s’est arrêté là : soumis aux filtres de bienséance, il m’a conseillé d’engager une psychothérapie.
EA : Les technologies que vous décrivez dans votre texte existent-elles vraiment ? Ou le texte s’inscrit-il plutôt dans le genre de la science fiction ?
F.-R. de Guenyveau : Il ne s’agit ni de science-fiction ni d’anticipation puisque toutes les technologies décrites dans le livre existent déjà. Notre réalité contemporaine est faite de ce sentiment étrange, paradoxal, de vivre déjà dans le futur. Un concept est en train d’émerger dans les milieux universitaires à ce sujet : la « littérature post-humaniste ». Ce concept désigne les œuvres qui élaborent un nouvel espace romanesque autour du sujet de la technique et de ses possibilités dans notre présent actuel. Je crois que Simulacre, tout comme mon premier roman Un dissident, s’inscrit dans ce courant.
EA : Dans ce précédent roman, vous vous intéressiez en effet déjà aux nouvelles technologies, cette fois en interrogeant le transhumanisme. Quels liens faites-vous entre les deux histoires ?
F.-R. de Guenyveau : Justement celui du projet technique vu comme un facteur structurel de notre manière de vivre et de penser aujourd’hui. L’intelligence artificielle comme le transhumanisme jouent avec nos rêves et nos cauchemars. Ce faisant, ils raniment nos désirs, nos angoisses, nos joies, nos peines. Bref, ils renouvellent le matériau romanesque.
EA : Souhaitez-vous continuer à creuser ce sillon dans vos futurs ouvrages ?
F.-R. de Guenyveau : Le progrès technique ne constitue qu’un angle d’attaque, un prétexte pour traiter du seul sujet romanesque qui m’intéresse, à savoir l’existence. Si je trouve demain d’autres sujets contemporains qui me semblent aussi déterminants que la technologie dans nos vies, alors je pourrai m’en emparer. Mais ces sujets ne resteront toujours qu’une clé d’entrée pour sonder l’être.
EA : Votre personnage principal rejoint une école d’art en s’inscrivant en rupture avec son école de commerce. Y a-t-il une part d’autofiction dans cette dimension du personnage ? Considérez-vous que les deux environnements sont en opposition l’un avec l’autre ?
F.-R. de Guenyveau : Simulacre s’ouvre certes sur les désillusions de Maxence Belka dans le cadre de son stage et sur sa bifurcation vers une école d’art. Mais il s’agit un roman d’apprentissage. De même que Maxence va finir par débusquer les simulacres du milieu culturel, de même il va s’assouplir vis-à-vis du monde de l’entreprise. Tout sera matière à formation, son ressentiment à l’égard du commerce comme ses idéaux artistiques. « Les choses sont plus complexes que tu ne le crois » finit-il par se dire à lui-même. C’est cette maturité, cette acceptation de l’incertitude, qui fait à mon sens le propre d’un bon apprentissage, et accessoirement d’un vrai roman.
EA : Vous-même, comment êtes-vous passé de l’économie à la littérature ?
F.-R. de Guenyveau : Je continue d’avoir un pied en entreprise et un autre en littérature. Les deux mondes se nourrissent mutuellement pour qui veut peindre le réel contemporain.
EA : Et comment jonglez-vous entre ces deux univers aujourd’hui ?
F.-R. de Guenyveau : Avec difficulté. Je sanctuarise des moments. Je m’impose une discipline. Je sors peu.
EA : Selon vous, que peut apporter la pratique artistique à un manager ?
F.-R. de Guenyveau : La sagesse au-delà de l’intelligence. L’idée que les systèmes et les tableaux de bord peuvent se retourner contre eux-mêmes. Que la raison poussée à son paroxysme s’inverse en folie. Ce qu’Edgar Morin appelle « le délire de la cohérence absolue ». Mais peut-être faut-il croire en cette « sagesse de l’incertitude » avant de faire le grand saut.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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Image : © Lisa Lesourd
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