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Julien Gobin (E13) : « Avec la technologie, notre civilisation individualiste arrive à un point de bascule »

Interviews

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02.08.2024

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Le philosophe Julien Gobin (E13) publie L’individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle chez Gallimard. Un ouvrage qui interroge la lame de fond déterministe amenée par l’ADN, les neurosciences et les algorithmes : aura-t-elle raison des valeurs de l’individualisme, de l’autonomie et de l’émancipation dans nos sociétés contemporaines ? Va-t-on être tenté de laisser la technologie guider plus efficacement nos vies au risque d'en perdre le contrôle ?

ESSEC Alumni : Pouvez-vous introduire brièvement votre livre ?

Julien Gobin : Mon essai se penche sur l’évolution de la civilisation occidentale depuis le siècle des Lumières, une période marquée par l’émergence des droits de l’homme et de l’idée d’individu autonome doté de libre arbitre. Alors que certains voient dans la post-modernité et l'individualisme les signes d'un déclin inévitable de l'Occident, je propose une autre perspective : nous vivons une transformation profonde, non pas un déclin, mais un tournant crucial. Pour l’expliquer, je montre que nous sommes en réalité face à une métamorphose civilisationnelle arrivée aujourd’hui à un point de bascule. Notre époque se caractérise en effet par la tension entre un individualisme triomphant qui valorise la volonté, l’émancipation et l'autonomie personnelle, et des forces déterministes émergentes qui défèrlent silencieusement dans notre société à travers les algorithmes, les progrès en génétique, en neurosciences ou encore les intelligences artificielles, autant d’avancées qui remettent en question notre libre arbitre. Tel est le grand paradoxe de notre époque : pour servir sa volonté de puissance et son autonomie, l’individu se place progressivement sous perfusion technologique, au risque de perdre le contrôle de sa vie, de son identité et de ses choix.

EA : Vous utilisez une métaphore entomologique pour décrire ce changement. Pouvez-vous nous l'expliquer ?

J. Gobin : Je compare notre civilisation à une chenille en pleine métamorphose. Tout comme une chenille se transforme en papillon, notre civilisation est en phase de transformation profonde. Cette phase est chaotique et destructrice, comme la dissolution du corps de la chenille dans la chrysalide, mais elle est nécessaire pour l'émergence d'une nouvelle forme de civilisation.

EA : Pourquoi commencez-vous votre analyse au siècle des Lumières ?

J. Gobin : Le siècle des Lumières est fondamental car il a posé les bases de la démocratie libérale, valorisant l'autonomie et l'auto-détermination de l'individu par opposition aux grandes tutelles et autorités traditionnelles. Citoyen idéal et rêvé de la démocratie, l’individu est celui qui pense par lui-même et qui s’exprime en son propre nom. Mais pour cela, l’individu doit, autant que possible, repousser les influences et contraintes sociales qui l’empêcheraient d’être lui-même et donc d’exprimer sa voix. Car la démocratie et le libéralisme dans son ensemble n’ont de sens que si celui qui vote ou signe un contrat n’est pas aliéné ou contraint : le consentement doit être « libre et éclairé ». Nos sociétés sont les héritières de cette vision de l’homme libre qui porte le nom d’individu.

EA : Quelles sont les conséquences de ces idéaux aujourd’hui ? 

J. Gobin : Ils ont engendré d'énormes progrès, mais aussi une quête d'autonomie qui, une fois les grands combats remportés, peut mener à la confusion identitaire et à diverses formes de malaise social. Car où commence et où s’arrête la contrainte ? Quid de l’éducation ? Quid des normes sociales ? Quid de la biologie ? Le réel, contrainte par excellence, devient alors nécessairement l’ennemi de l’individu. 

EA : Dans votre essai, vous illustrez ce raisonnement par des phénomènes sociaux très contemporains…

J. Gobin : Tout à fait. La quête de soi, la polarisation du débat actuel sur les identités ou le genre, la chute de la natalité ou encore la mode des tatouages, tous ces phénomènes hétéroclites me semblent être des conséquences parfaitement logiques de cette exigence libérale. Car pour que ce système ait un sens, il faut que les citoyens soient affranchis des déterminismes non choisis, sociaux ou biologiques, qui les conditionnent et les empêchent d’agir selon leur nature authentique supposée. Or, ce mécanisme éminemment démocratique crée des individus et non des citoyens. Il remet dès lors en question la pérennité du cadre collectif nécessaire à la vie démocratique que nous avons connu jusqu’à présent. En un sens, on peut dire que la démocratie arrivée à terme conduit à sa propre négation.

EA : Que nous révèle cette bascule ?

J. Gobin : Que la nouvelle réalité anthropologique qu’est l’individu n’a pas encore trouvé sa traduction politique et civilisationnelle ! Nous ne sommes qu’à mi-chemin d’un processus qui prend du temps. Pour le comprendre, j’identifie trois formes de liberté chez l’individu contemporain : s’émanciper, être soi-même et faire société. J’y relève que l’individu est, derrière les apparences, en proie à de nombreux paradoxes, tiraillé entre le désir d’autonomie absolue et la tentation de se désindividualiser. Car être un individu ne va pas de soi ! C’est existentiellement pénible et collectivement périlleux dans le monde qu’est le nôtre. 

EA : Pourquoi ces difficultés ?

J. Gobin : À l’échelle individuelle, s’autodéterminer et être l’unique créateur de ses valeurs est un combat qui fait peser sur l’individu un lourd fardeau cognitif et existentiel : libre certes, mais seul responsable des conséquences de ses choix, croulant sous le poids des possibles. Tout le monde ne souhaite pas ou n’est pas fait pour être un individu. Perte de repères, quête de sens, angoisse, solitude, burn-out, dépression et addictions, telles sont les nombreuses pathologies propres à l’individu contemporain qui lui font souvent regretter cette liberté à double tranchant. La fatigue d’être soi est un des grands fléaux de notre société. 

EA : Et à l’échelle collective ? 

J. Gobin : Être authentiquement soi-même se heurte aux exigences du monde commun dans lequel la singularité et le ressenti doivent s’effacer pour s’intégrer à l’espace politique collectif fait de conventions. Comment faire société quand chaque individu pose lui-même ses propres valeurs et refuse de concéder les compromis de soi nécessaires à la vie en société ? 

EA : Ce qui nous amène à la crise démocratique…

J. Gobin : Crise de sens et crise démocratique sont en effet les deux faces d’une même pièce. Côté pile, le décalage manifeste entre l’idéal de l’individu auto-construit et la réalité de la nature humaine ; côté face, l’antinomie entre la société des singularités et le fonctionnement de nos institutions collectives. C’est pourquoi j’estime que l’individu n’a pas encore trouvé sa traduction civilisationnelle – autrement dit : il cherche une nouvelle manière de se réaliser collectivement sans pour autant renoncer à ce qui fait de lui un individu. 

EA : Vous évoquez le transhumanisme comme voie possible. Pourquoi ?

J. Gobin : Le transhumanisme est une idéologie venue de la Silicon Valley souhaitant tirer parti des nouvelles découvertes scientifiques pour améliorer l’homme en intervenant, entre autres, sur sa structure biologique. S’inscrivant dans le prolongement direct de la philosophie des Lumières, le transhumanisme prend acte des dernières innovations techniques et reprend l’idéal de progrès de la civilisation là où les Lumières avaient échoué en raison d’une méconnaissance de ce qu’est réellement la nature humaine. 

EA : Cette nouvelle révolution technologique peut-elle répondre aux aspirations de l’individu contemporain ? 

J. Gobin : S’affranchir des hasards de la nature pour contrôler sa biologie et celle de sa descendance, augmenter ses capacités physiques et cognitives pour gagner en autosuffisance et mieux supporter le poids de sa liberté, utiliser la technologie pour s’abstraire du monde commun et vivre dans des mondes sur mesure en adéquation avec son individualité… De fait, le transhumanisme se dessine, à première vue, comme un arsenal technique venant renforcer l’individu libéral en lui offrant les moyens d’être encore plus lui-même, renforcer son autonomie et supporter le poids de la liberté. Mais dans cet horizon, aussi nouveau soit-il, nous ne sommes toujours pas face à un changement de civilisation à proprement parler. Il ne s’agit de rien d’autre, en fait, que de couler la nature humaine dans l’idéologie libérale pour laquelle l’individu et la liberté restent des notions centrales.

EA : Qu’est-ce qui marquerait alors l’entrée dans une nouvelle civilisation ? 

J. Gobin : La fin du libre arbitre et la disparition du concept d’individu ! Le libéralisme repose en effet sur l’idée selon laquelle chaque individu est un pôle autonome et raisonnable prenant librement ses décisions. Or, le libre arbitre est aujourd’hui attaqué sur tous les fronts. La science montre chaque jour un peu plus qu’homo œconomicus est une fiction. L’homme y est réduit à un réseau de circuits déterminés de toutes parts et le libre arbitre apparaît comme une pure illusion. 

EA : En théorie peut-être…  Mais qu’en est-il dans les faits ?

J. Gobin : Dans les faits, le libre arbitre devient sous-optimal. Il l’est d’une part pour nous orienter et résoudre nos problèmes dans le nouvel environnement qui commence à être le nôtre, complexe, changeant et interconnecté : crise écologique, biais cognitifs, complotisme, retour de l’irrationalité, etc. Mais le libre arbitre est aussi, d’autre part, vulnérable à la manipulation par les algorithmes et intelligences artificielles. Je pense notamment aux boucles de recommandations, bulles cognitives, deepfakes, saturation d’informations ou encore fake news. C’est pourquoi il est peut-être désormais temps d’abandonner le recours au for intérieur de chacun pour externaliser auprès d’intelligences artificielles notre compétence de décision et d’introspection, seules à même de nous orienter efficacement dans l’existence. En d’autres termes, le libre arbitre arrivera bientôt à date de péremption !

EA : N’est-ce pas exagérer notre dépendance à la technologie et ses pouvoirs ?

J. Gobin : Bien au contraire, notre dépendance à la technologie ne cesse de s’accroître et cela façonne en retour un nouveau monde, rendant l’appareillage technologique toujours plus indispensable. Qui peut aujourd’hui se permettre de vivre sans smartphone ou sans adresse e-mail ? Tout le défi est de naviguer dans ce nouveau monde sans perdre notre essence. 

EA : Pouvez-vous donner un exemple de cette dépendance que vous annoncez ?

J. Gobin : Prenons le cas de l’intelligence artificielle. La dépendance dans le monde du travail n’est rien à côté de celle qui s’annonce pour notre vie personnelle. Dans un environnement devenu trop complexe et marqué par l’anomie, qui mieux qu’une intelligence artificielle synchronisée à toutes les données de notre vie, nos écrits, déplacements, rencontres, biologie et code génétique, pour nous conseiller dans les grands dilemmes de l’existence, à la manière d’un super coach rationnel et bienveillant ? Quelles études faire ? Où partir en vacances ? Qui épouser ? Applications de rencontre, algorithmes de recommandations, génération de texte automatique, si cela est encore imparfait, les prémices sont là et on voit mal ce qui pourrait inverser la tendance. À quand un ChatGPT connecté à toutes nos données personnelles pour guider les individus que nous sommes dans un monde qui nous dépasse ?

EA : À quoi ressemblerait cette nouvelle civilisation, si elle advenait ?

J. Gobin : L’individu autonome, devenu sous-optimal, n’aurait plus sa place, que ce soit dans le monde du travail ou dans la sphère privée. Ce qui faisait son « unicité » aura été démystifié et contredit, pour n’être plus considéré que comme le résultat d’influences extérieures et d’interrelations quantifiables qui le manipulent autant qu’elles lui échappent. Cette civilisation, ainsi débarrassée de la liberté de choix individuel, se structurera autour du bien-être, valeur ultime dont le libre arbitre de chacun n’est, si on y réfléchit, qu’une voie d’accès parmi d’autres. 

EA : Cela signerait-il pour autant la fin de la démocratie ? 

J. Gobin : Bien au contraire, ce nouveau paradigme serait le terme du long processus enclenché au temps des Lumières, permettant enfin l’avènement du citoyen idéal authentiquement lui-même. Sa voix, traduite sans déformation par les intelligences artificielles, exprimerait véritablement sa propre nature. À partir du moment où ces dernières seraient capables de savoir mieux que nous-même qui nous sommes et ce que voulons, alors le moi authentique de chaque citoyen, affranchi des biais conscients et inconscients, pourrait être capté directement à la source et intégré sans intermédiaires au processus de décision collectif dont le but serait d’optimiser le bien-être de chacun et l’équilibre de la société. La démocratie libérale se changerait alors en démocratie déterministe. 

EA : À condition que l’homme ne soit que matière… N’est-ce pas aller un peu vite ?

J. Gobin : Effectivement, ce scénario part du présupposé selon lequel tous les comportements et désirs humains obéiraient entièrement aux lois physiques de la causalité. Si tel était le cas, plus nous fournirions de données, plus les intelligences artificielles seraient performantes dans cette tâche. Mais l’être humain n’est-il que matière ? Et l’âme dans tout cela ? Ce débat reste ouvert et si la science est loin d’avoir tranché, elle tend néanmoins à réduire chaque jour davantage la part de libre arbitre et de mystère métaphysique dont nous aimons à penser qu’ils sont les propres de notre espèce. 

EA : Le scénario du futur que vous proposez est-il réaliste ?

J. Gobin : Le monde que je décris reste un modèle analysant l’Occident indépendamment des multiples aléas du réel, comme dans une boîte de Pétri. Pour dépasser cette limite inhérente à toute prospective, mon essai franchit une dernière étape et s’intéresse au point commun qui sous-tend tous les scénarios que l’on pourrait imaginer sur notre futur technologisé. Je montre alors que nous faisons face à une révolution langagière profonde et silencieuse qui bouleverse radicalement notre rapport à l’existence. 

EA : C’est-à-dire ? 

J. Gobin : Le langage de la formalisation logique supplante aujourd’hui silencieusement et progressivement le langage symbolique sur lequel l’homme s’est toujours construit. Le nombre contre le verbe, le chiffre contre le symbole, le silicium contre la chair. On ne saurait trop le souligner : le grand remplacement aujourd’hui à l’œuvre n’est pas génétique ou culturel mais langagier. 

EA : Avec quelles conséquences ?

J. Gobin : Cette nouvelle manière de nous définir et nous rapporter au monde aura des conséquences anthropologiques majeures. Que deviendra l’être humain, être irrationnel de récits et de symboles, dans ce nouveau monde fait uniquement de data, régi par l’exactitude, la prédictibilité et l’optimisation de toute chose ? Un monde sans hasards, épuré de ses derniers îlots d’irrationalité, nous permettra-t-il encore de donner un sens à notre existence ? Et si ce n’était pas précisément l’erreur, l’inconnu et le mystère qui faisaient tout l’intérêt de notre existence ? La Logique contre la Vie : tel est le grand combat à venir, le défi majeur qui décidera de l’avenir de l’humanité. 


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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Images : © Francesca Mantovani - Éditions Gallimard

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