Fanny Picard (E92) : « La finance à impact ne se développe pas assez vite »
Il y a 15 ans, Fanny Picard (E92) lançait Alter Equity, fonds d'investissement pionnier de la finance à impact. Si elle se satisfait de voir le secteur en plein essor aujourd’hui, elle alerte : la marge de progression reste considérable avant d’aboutir à un changement systémique.
ESSEC Alumni : Qu’est-ce qui vous a poussée à fonder Alter Equity il y a 15 ans ?
Fanny Picard : Pendant 15 ans, j’ai travaillé dans la finance traditionnelle. Mais à l’approche de la quarantaine, j’ai ressenti un trop grand décalage entre mes fonctions et mes valeurs. Dans un premier temps, je me suis engagée auprès de l’association Mozaïk RH, spécialisée dans l’accès à l’emploi des jeunes des quartiers. J’y ai aidé à construire une filière stage destinée notamment aux jeunes de couleur. Ensemble, nous avons placé près de cent jeunes dans des entreprises de premier plan. Cela m’a donné envie d’aller beaucoup plus loin. En 2007, j’ai commencé à travailler à ce qui est devenu Alter Equity.
EA : À l’époque, où en était la finance à impact en France ?
F. Picard : J’ai été à ma connaissance la première à utiliser le terme de « finance à impact » en France et en Europe. À l’époque, aucun fonds ne s’intéressait au non-coté ni aux enjeux sociaux et environnementaux. Seuls certains ciblaient le développement d’entreprises dans les banlieues ou cherchaient des dirigeants issus de minorités visibles. Et l’économie sociale et solidaire contribuait déjà de façon remarquable aux enjeux d’insertion par le travail. Il existait en outre des fonds alors dits « cleantech », spécialisés dans les technologies environnementales. Mais personne ne s’inscrivait dans une démarche globale d’intérêt général, de transition vers une société à la fois inclusive, humaniste et responsable.
EA : Et dans le monde ?
F. Picard : Hors de France, je n’ai pas non plus connaissance de fonds ayant adopté avant 2007 un modèle d’impact systémique. Tout au plus peut-on citer Bridges Venture en Angleterre, qui apportait des fonds ainsi que les méthodes du private equity à des startups se développant dans des zones sinistrées par l’ère Thatcher ; ainsi que certains fonds engagés dans l’inclusion des minorités visibles aux États-Unis.
EA : Quel nouveau modèle avez-vous proposé avec Alter Equity ?
F. Picard : Notre philosophie consiste à investir dans des entreprises dont l’activité est utile aux personnes ou à la nature. Nous exigeons en outre qu’elles s’engagent à progresser vers plus de responsabilité dans leurs pratiques de gestion, en adoptant un plan d’action dédié que nous avons appelé Business Plan Extra Financier. Enfin, nous recherchons un rendement financier de marché, rémunérant le risque pris par nos souscripteurs.
EA : Comment a été reçue la création d’Alter Equity ?
F. Picard : Ce modèle était profondément disruptif à l’époque. Les investisseurs demeuraient ancrés dans une lecture libérale de la finalité de l’entreprise, inspirée par Milton Friedman et l'École de Chicago, selon laquelle l'unique responsabilité d'une entreprise est de maximiser son profit pour servir l’intérêt de ses actionnaires, souvent d’ailleurs à court terme. Notre vision selon laquelle l’entreprise vertueuse est utile à plusieurs voire l’ensemble de ses parties prenantes – salariés, environnement, clients, fournisseurs, territoires d’implantation – était inaudible. Les investisseurs ne croyaient pas non plus à la possibilité qu’une entreprise puisse être à la fois responsable et rentable. Dans ces conditions, nous n’avons réussi le closing du premier fonds d'Alter Equity qu’en juillet 2015, soit après neuf ans de levée de fonds !
EA : Quelles ont été les principales étapes de développement d’Alter Equity ?
F. Picard : Notre premier fonds, alter equity3P, d’un montant de 41,5 M €, a été entièrement investi dans 12 participations, dont 4 ont été cédées, avec des multiples sur les montants investis entre 1,9x et 3,4x. Nous avons ensuite levé un second fonds de 110 M €, alter equity3PII, dont le closing final date de février 2020, investi dans 13 sociétés, que nous continuons à déployer. Mais chaque investissement et chaque recrutement constitue un moment fort. Sans oublier, aussi, l’association d’un représentant en Allemagne.
EA : Parallèlement à vos activités, quelles ont été les grandes étapes de développement de la finance à impact ?
F. Picard : Le monde a immensément changé depuis 2007 ! 15 ans après le lancement d’Alter Equity, nous sommes désormais une centaine de fonds à impact investissant dans des entreprises non cotées en France. Selon la Commission Impact de France Invest, 4,5 Mds € ont été mobilisés fin 2021 dans la finance à impact par 52 sociétés de gestion dans 1 250 entreprises. L’écosystème s’est en outre élargi et structuré autour d’accélérateurs, de sociétés de conseils et de nombreux autres acteurs, comme l’a montré l’Université d’Été de l’Économie de Demain organisée par le Mouvement Impact France l’été dernier, qui a rassemblé plus de 2 000 personnes. Et les pouvoirs publics s’emparent aussi du sujet.
EA : Quid des évolutions réglementaires ?
F. Picard : Avec la loi sur la transition énergétique en 2015, la France a été la première à instaurer l’obligation pour un certain nombre d'acteurs financiers de publier la manière dont ils prenaient en compte les sujets ESG, notamment en matière climatique. Puis en 2019, la loi PACTE a marqué un tournant historique en inscrivant dans le code civil que la finalité de l’entreprise ne se limite pas à servir l’intérêt de ses actionnaires et que l’entreprise doit aussi tenir compte des conséquences de ses activités sur ses parties prenantes. Cependant les conséquences juridiques de ce texte demeurent limitées.
EA : La législation progresse aussi au niveau européen…
F. Picard : En effet, la Commission européenne a engagé un chantier considérable en direction d’un capitalisme et d’une finance plus durables. On retient principalement les Règlements Taxonomie et SFDR mais il y existe plusieurs autres, aux effets tout aussi structurants. La directive CSRD va ainsi modifier le cadre de l'information extra-financière à laquelle sont tenues les entreprises dépassant une certaine taille – information qui est de plus en plus prise en compte par les investisseurs dans leurs choix. Objectif : classer les entreprises émettrices et les fonds d’investissement dans des entreprises cotées ou non en fonction de leurs impacts sociaux et environnementaux. Cela permettra dans un deuxième temps d’orienter les flux financiers vers des actifs plus responsables.
EA : Ces mesures vous paraissent-elles suffisantes ?
F. Picard : La prise de conscience est largement partagée chez les dirigeants économiques. Tous savent qu’ils doivent engager leur entreprise à la fois pour atténuer le réchauffement climatique, voire déjà aussi pour s’y adapter. Mais le rythme d’action reste totalement insuffisant, de même que les moyens dédiés. À l’échelle mondiale, on estime le plus souvent évoqué que la finance à impact représente seulement 1 % des actifs. L’émergence de Tesla, qui vaut maintenant en bourse plus que tous les autres constructeurs automobiles mondiaux, n’est pourtant pas nouvelle – et la conclusion à en tirer me paraît évident : quasiment tous les secteurs économiques sont ou seront touchés de façon plus ou moins violente et rapide, et seuls les acteurs qui auront anticipé survivront.
EA : La définition de la finance à impact a certainement évolué au fil de ces évolutions. Aujourd’hui, que recouvre ce terme ?
F. Picard : La définition de l’investissement à impact qui prévaut aujourd’hui à l’échelle mondiale est celle donnée par le réseau nord-américain GIIN (Global Impact Investing Network). « Investissement conduit avec l’intention de générer un impact positif et mesurable d’un point de vue social ou environnemental, tout en recherchant un rendement financier. Il apporte des solutions aux enjeux les plus considérables dans des secteurs tels que l’agriculture durable, l’énergie renouvelable, la préservation des ressources, la microfinance et l’accès de tous à des besoins fondamentaux tels que le logement, la santé et l’éducation. » En France, les groupes travaillant à cette définition ont ajouté le concept d’« additionnalité » qui, pour simplifier, désigne ce que le fonds apporte en matière d’impact aux entreprises auprès desquelles il prend des participations. Cette prise en compte permet de rendre l’investissement à impact difficilement accessible aux fonds intervenant au capital d’entreprises cotées.
EA : Aujourd’hui, quels sont la stratégie et le positionnement d’Alter Equity ?
F. Picard : Nos interlocuteurs nous indiquent souvent que nous sommes le référent en matière d’investissement à impact en France. C’est nous faire beaucoup d’honneur. D’autres acteurs délivrent un travail remarquable. Et il nous faut être nombreux pour que la finance à impact devienne une véritable classe d’actifs et aboutisse à un capitalisme plus responsable.
EA : Alter Equity n’en occupe pas moins une place à part. Vous êtes à l’origine de nombreuses innovations…
F. Picard : Il est vrai est que nous avons été le premier fonds à rendre obligatoire pour toutes nos participations d’adopter un plan d’action RSE, de procéder à un bilan carbone, d’ouvrir leur capital à l’ensemble de leurs salariés, de conditionner l’accès à la partie variable de la rémunération des dirigeants à des résultats RSE, d’organiser un entretien annuel de progrès pour tous les salariés… Par ailleurs, la profondeur de notre compréhension des enjeux du développement durable nous aide à particulièrement bien maîtriser les externalités négatives de nos participations.
EA : On a beaucoup dit que la finance à impact avait mieux résisté que la finance traditionnelle à la crise du COVID-19. Confirmez-vous ?
F. Picard : Les indices de sociétés cotées ont tous fait ressortir que les groupes les plus responsables avaient mieux performé pendant la crise sanitaire d’une part, et que les prix de leurs actions avaient moins chuté lors de la correction des marchés. Autrement dit : les groupes les plus responsables ont bel et bien démontré qu’ils étaient à la fois moins risqués et plus rentables.
EA : Comment l’expliquez-vous ?
F. Picard : Fondamentalement, les entreprises plus responsables sont porteuses de valeur financière plus élevée. Premièrement, leur chiffre d’affaires augmente avec l’accélération de la prise de conscience des enjeux sociaux et environnementaux : ainsi, la croissance moyenne du chiffre d'affaires des participations de notre deuxième fonds, pondérée par le montant investi, a atteint 103 % en 2021, après 94 % en 2020 malgré la crise sanitaire. Deuxièmement, les entreprises plus responsables, en proposant un travail qui a du sens, arrivent mieux à attirer et retenir les talents, à un moment où cet enjeu devient hautement stratégique. Troisièmement, les entreprises plus responsables sont attentives à limiter leurs consommations, ce qui leur permet non seulement de réduire leurs charges d’exploitation, mais aussi, parfois, de générer des produits annexes avec la valorisation de leurs déchets ou encore l’éviction d’émission de CO2. Quatrièmement, les entreprises plus responsables sont plus préparées et donc plus résilientes face aux changements climatiques et à leurs conséquences, de même qu’à de nombreux autres risques.
EA : Quelles sont les perspectives de la finance à impact pour les années à venir ?
F. Picard : Aujourd’hui, ce sont surtout des plateformes diversifiées de gestion d’actif qui créent des fonds à impact. On va peut-être traverser une période intermédiaire au cours de laquelle les nouveaux venus se formeront aux différentes dimensions de la matière, qui est complexe. Auquel cas, le secteur devrait atteindre une forme de maturité d’ici 5 à 10 ans.
EA : Les actuels bouleversements géopolitiques auront-ils des conséquences sur la finance à impact ?
F. Picard : Sur ce plan, la guerre en Ukraine me paraît à double tranchant. En accélérant le renchérissement de l’énergie et d’autres matières premières et en entraînant des risques de pénurie, elle préfigure à une micro-échelle l’étendue de ce qui nous attend du fait des dérèglements de la nature. D’un côté, cela accélère la prise de conscience et donc l’action. De l’autre, cela grève les finances publiques, limitant les moyens pour engager la transition environnementale, et cela pèse sur le pouvoir d’achat et génère des tensions sociales, rendant plus difficilement acceptables les appels à moins consommer.
EA : À terme, considérez-vous que la finance à impact devrait tout bonnement remplacer la finance traditionnelle ?
F. Picard : Pour sauver l’humanité face au réchauffement climatique, il faut que les entreprises et la finance évoluent fondamentalement et rapidement, en parallèle bien sûr de la demande des consommateurs et des réglementations. Nous devons diminuer nos émissions de CO2 de 6 % par an pour maintenir le dérèglement climatique à 2°C par rapport à l’ère pre-industrielle, et de 15 % par an pour rester à 1,5°C à l’horizon 2100. En 2020, avec la crise sanitaire, alors que les activités ont été ralenties voire arrêtées dans le monde entier, les émissions n’ont baissé que de 6 % par rapport à l’année précédente. En d’autres termes, il est pratiquement impossible de rester dans l’épure des Accords de Paris et nous nous orientons vers des crises d’une immense magnitude. Alors oui, évidemment, j’aspire à une responsabilisation de la finance, qui peut faire levier, démultiplier les transitions.
EA : Quelles conditions faudrait-il rassembler pour parvenir à ce résultat ?
F. Picard : La finance ne peut évoluer que sous la pression des consommateurs. Elle est seulement l’expression de nos comportements d’achat en tant que clients, et de nos attentes en tant que collaborateurs. Si nous réclamons des produits plus responsables, et si nous exigeons de travailler pour des employeurs plus vertueux, la machine basculera. D’autant que l’opinion publique constitue aussi le vecteur le plus puissant pour pousser les décideurs politiques et économiques au changement, et donc espérer initier un mouvement à l’échelle mondiale. Il faut que nous comprenions tous rapidement que nous partageons une communauté de destin et que le temps nous est compté, que nous devons abandonner nos égoïsmes et nos habitudes pour préserver notre humanité. Il faut nous concentrer sur les principaux enjeux tout en acceptant que chaque geste compte. Il faut devenir à l’échelle individuelle et collective des héros car nous devons renoncer à beaucoup de confort, sans bénéficier à court terme ni individuellement des efforts consentis. Il faut réintroduire une transcendance dans notre quotidien, une spiritualité, un sens qui dépassent le matérialisme du XXème siècle. Quand on sait que la moitié de la population mondiale est déjà très vulnérable au dérèglement climatique, comment peut-on continuer de s’inscrire dans l’hyper consumérisme et dans une finance exclusivement tournée vers le rendement ?
EA : Quels sont vos conseils aux ESSEC souhaitant s’orienter vers la finance à impact ?
F. Picard : Dépêchez-vous si vous souhaitez préserver des conditions agréables d’existence sur terre ! Donnez plus de sens à votre vie professionnelle et poursuivez le changement dans votre vie personnelle comme dans vos exigences politiques. Le seul moyen de supporter le chaos vers lequel nous nous orientons est de savoir que nous aurons fait le maximum, chacun à notre mesure. L’action collective est à la fois la plus efficace et, pour beaucoup, la plus satisfaisante. Engagez-vous !
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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