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Arnaud Gangloff (E92) & François-Régis de Guenyveau (E13) : « L’économie de marché doit passer d’un esprit de rivalité à un esprit de responsabilité »

Interviews

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02.14.2022

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Arnaud Gangloff (E92) et François-Régis de Guenyveau (E13), respectivement président-directeur général et responsable de la R&D chez Kéa, publient L’entreprise face à sa responsabilité (éd. Descartes & Cie), analyse critique du capitalisme et plaidoyer pour une refondation de l’action collective. Interview croisée.

ESSEC Alumni : Pouvez-vous nous résumer vos parcours respectifs ? 

Arnaud Gangloff : Après l’ESSEC et 10 ans chez Bossard, j’ai participé à la création de Kéa en 2001, avant d’en prendre la présidence en 2012. Je travaille sur des grands projets de transformation à l’international dans des environnements complexes, en particulier pour des acteurs industriels, du transport, de l'immobilier et du luxe. Je suis également membre du conseil d’administration de la Communauté des Entreprises à Mission.

François-Régis de Guenyveau : Dès ma sortie de l’ESSEC, j’ai rejoint Kéa en tant que consultant. Après un détour par le Vietnam chez Alibaba, j’ai réintégré le cabinet pour lancer l’activité R&D dont je dirige aujourd’hui les travaux liés à la responsabilité. En parallèle, après avoir publié un premier roman sur le transhumanisme (Un dissident, éd. Albin Michel), je travaille sur plusieurs projets d’écriture.

EA : Comment avez-vous été amenés à écrire un livre ensemble ? 

A. Gangloff : Depuis sa création, Kéa allie la pratique du conseil en stratégie avec la capacité d’observer et de décrypter les grandes mutations de la société. Nous comptons de nombreuses collaborations avec des personnalités du monde académique, comme Laurent Bibard (E85) ou François Jullien, et plus globalement avec des chaires de grandes écoles. Notre conviction est qu’un consultant n’est pas seulement un technicien d’entreprise. C’est aussi un conseiller capable de porter un regard critique sur l’évolution du monde et d’en tirer des leçons pour les organisations.

F.-R. de Guenyveau : Le conseil est avant tout un métier d’action. Mais personne n’ignore que les vrais hommes d’action sont des méditatifs, capables de se replier sur eux-mêmes pour mieux délibérer. Nous avons écrit ce livre à quatre avec nos collègues Marc Smia et Thibaut Cournarie parce que, dans la frénésie du monde des affaires et la diversité de nos expériences professionnelles, nous partagions la même envie de nous arrêter, le même sentiment d’urgence à « penser » le monde qui vient. 

EA : Pouvez-vous nous présenter votre ouvrage ? 

A. Gangloff : Il s’agit d’un essai sur les transformations stratégiques de l’entreprise à l’heure des grands défis de notre époque. Au-delà des discours et des bonnes intentions, nous proposons des clés de lecture pour transformer concrètement nos manières d’agir et de penser les affaires.

EA : Comment se décompose votre propos ? 

A. Gangloff : La première partie analyse l’ossature idéologique de l’entreprise moderne telle qu’elle s’est imposée ces dernières décennies, et les principales critiques qui lui sont faites actuellement. Il était essentiel pour nous d’inscrire les mutations actuelles dans une perspective plus vaste d’évolution du capitalisme pour en déceler les dynamiques de fond. La deuxième partie se concentre sur le temps de bascule que nous sommes en train de vivre : de « l’esprit de rivalité » qui domine depuis deux siècles, nous passons à un « esprit de responsabilité ». Il ne s’agit pas d’œuvre charitable, mais d’un impératif pour résoudre les problèmes systémiques auxquels nous sommes confrontés.

EA : Historiquement, comment a évolué la notion de responsabilité des entreprises ? 

F.-R. de Guenyveau : À l’origine, la « responsabilité » concernait essentiellement le domaine du droit. Elle avait quelque chose à voir avec la réparation et la sanction. Elle était liée au passé et à l’idée de « rendre compte ». Cette conception a énormément évolué ces dernières décennies. Paul Ricoeur en parlait déjà dans un article de la Revue Esprit de 1994. Désormais, on évoque la responsabilité dans le domaine de la morale, de l’écologie, de la politique, des mœurs… Parallèlement, son périmètre s’est considérablement élargi, à la fois dans le temps et dans l’espace. Extension qui s’est appliquée aussi à l’entreprise.

EA : Avec quelles conséquences ?

F.-R. de Guenyveau : L’entreprise n’est plus seulement comptable de ses actions passées, elle doit œuvrer à un meilleur avenir – d’où le concept de « générations futures ». En outre, elle n’est plus seulement comptable de la santé et la sécurité de ses salariés, elle a des obligations vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes, y compris la nature et les territoires. Cette extension soulève d’innombrables questions pour les entreprises, à commencer par celle de la limite : où s’arrête leur champ de responsabilités ? Elles vont devoir y répondre dans l’ère post-RSE où nous entrons.

EA : Pouvez-vous nous donner des exemples d’initiatives récentes prises pour responsabiliser davantage les entreprises ?

A. Gangloff : La MAIF, la Camif, et plus généralement les entreprises qui ont adopté le statut de société à mission au sens de la loi Pacte, s’inscrivent dans cette dynamique, avec un gros travail de définition de la raison d’être et des engagements auditables. Chez L’Oréal, la responsabilité passe notamment par les achats, avec une incitation à réaliser des contrats de long terme sur les territoires où le groupe est implanté. Dans l’industrie, un groupe comme Michelin reste une référence en matière de responsabilisation des équipes dans les usines. Plus récemment, Renault déploie une stratégie efficace sur l’électrique, avec beaucoup de pragmatisme sur son processus productif…

EA : En réalité, le marché fourmille d’initiatives ! 

A. Gangloff : Le point commun, c’est que l’impulsion des dirigeants est toujours clé pour amorcer et incarner la transformation. Et que les entreprises les plus avancées sont celles qui ne se satisfont pas d’un résultat particulier. La responsabilité est un processus, pas un état de fait. « Vingt fois sur le métier… »

EA : Quelles autres mesures recommandez-vous de prendre pour responsabiliser plus encore les entreprises à l’avenir ?

A. Gangloff : Il faut attaquer le sujet de manière systémique et stratégique pour lui donner une cohérence. Pour la gouvernance, les initiatives les plus prometteuses tournent autour de la raison d’être (MAIF), de la représentativité des parties prenantes (Biocoop) et des stratégies de coalition (Danone avec B4IG ou Thales avec Software République). Pour les modèles économiques et les opérations, l’innovation responsable porte essentiellement sur le performance globale et les nouveaux systèmes de comptabilité (LVMH et le modèle CARE, Kering et l’EP&L), la décarbonation du processus productif et l’économie circulaire (Décathlon) ou encore la création de nouveaux business models (Too Good To Go, Vinted), avec une question d’absorption des startups par les grands groupes pour se transformer progressivement.

EA : Quid des aspects managériaux de la responsabilisation des entreprises ? Pour qu’elle aboutisse, il faut aussi et d’abord embarquer les équipes…  

A. Gangloff : C’est probablement sur ce point que l’innovation manque encore le plus aujourd’hui. La responsabilité managériale passe essentiellement par le coaching des leaders, les dispositifs de responsabilisation des équipes dans un contexte de grande démission et de très forte évolution des conditions de travail, et enfin les méthodes de diffusion et d’appropriation d’une culture écologique et inclusive.

EA : Ce mouvement de responsabilisation va-t-il remettre totalement en cause le capitalisme, ou « seulement » le refondre, le faire évoluer ?

A. Gangloff : Impossible de savoir, même s’il est vrai que le capitalisme a jusqu’à présent fait preuve d’une résilience extraordinaire. En deux siècles, ni les guerres, ni les crises, ni l’alternance des régimes politiques ne l’ont affaibli. Et chaque fois qu’une critique a été formulée à son encontre, il a su s’y adapter et l’absorber.

F.-R. de Guenyveau : L’écologie est-elle une critique comme les autres ? Le capitalisme sera-t-il capable de la transformer en nouveau territoire de marché ? Ou bien y a-t-il une incompatibilité immuable, parce qu’originelle, entre capitalisme d’un côté et respect de l’environnement de l’autre ? Capitalisme ou pas, l’essentiel est de faire muter le système tout en préservant l’équilibre social, déjà bien fragilisé.

EA : Vous dénoncez le capitalisme libéral technologique américain comme le capitalisme étatique autoritaire chinois, et affirmez que l’Europe est en position d’ouvrir une voie médiane. Quelles sont ses caractéristiques ?

A. Gangloff : Nous avons des ressources européennes d’une extraordinaire richesse ! La qualité de nos industries, notre culture et notre patrimoine, nos systèmes éducatifs et d’élite, la beauté de nos villes, la vitalité de nos territoires, l’excellence de nos savoir-faire artisanaux, la force de nos filières et de nos pôles de compétitivité… Construire un capitalisme européen, c’est avant tout s’appuyer sur ces ressources en tant qu’actifs stratégiques. C’est aussi, pour reprendre l’expression de Robert Boyer, bâtir une société « anthropo-génétique », c’est-à-dire fondée sur la recherche de bien-être, de santé et de culture. C’est enfin assurer le juste équilibre des relations institutionnelles entre secteur public et secteur privé (ni laisser-faire, ni étatisme), ce qui permettrait de valoriser la recherche et la liberté d’entreprendre, tout en régulant le marché et en intégrant ses externalités négatives.

F.-R. de Guenyveau : Malheureusement, ce type de capitalisme reste encore loin de s’imposer. C’est vrai bien sûr à l’échelle mondiale : parmi les 4 scénarios envisagés par la CIA pour 2040, un seul décrit la – relative – victoire de ce type de capitalisme. C’est aussi vrai à l’échelle du continent : l’Europe n’est toujours pas au clair sur son identité et ne parvient pas encore à une unité politique et militaire. La bataille de Macron sur ce sujet au Conseil de l’UE en constitue un énième exemple.

EA : Les entreprises sont-elles les principales responsables de la crise du capitalisme que vous décrivez ?

F.-R. de Guenyveau : Les entreprises ne sont que le miroir de nos propres désirs. Le vrai responsable de l’anthropocène, ce n’est pas l’entreprise mais l’être humain – salarié, consommateur, dirigeant, actionnaire, citoyen…

A. Gangloff : Cela dit, avec le digital et les données numériques, de plus en plus de groupes deviennent des acteurs politiques, au sens où ils influencent la vie de la cité. Du coup, leur responsabilité change de nature et d’échelle. Le problème est que leurs dirigeants n’ont pas été élus selon des processus démocratiques.

EA : Dans ce contexte, les entreprises doivent-elles prendre seules leurs responsabilités ? Ou les puissances publiques doivent-elles les accompagner – voire les contraindre ? 

A. Gangloff : Je partage la vision de la ministre Agnès Pannier-Runacher, qui a préfacé notre ouvrage : l’État doit jouer un rôle de régulation du capitalisme et développer des outils pour encourager les entreprises. La Loi Pacte de 2019, la plateforme Impact pour partager les bonnes pratiques, les subventions, les réglementations : tout cela est fondamental pour faire pivoter l’économie.

EA : Cet ouvrage sort à quelques semaines de l’élection présidentielle française. Est-ce voulu ? Souhaitez-vous que les candidats s’emparent de vos propositions ?

A. Gangloff : L’entreprise est au cœur des enjeux économiques et socio-culturels de l’Occident. Il serait suicidaire pour un candidat à l’élection, quel qu’il soit, d’occulter le sujet de la transformation des entreprises. Il en va bien sûr de l’avenir de la France et de l’Europe dans le grand jeu du marché, mais aussi tout simplement de la dynamique sociale de notre pays. Ne pas voir les transformations à amorcer dans le secteur privé, c’est s’exposer à des tensions très fortes.

EA : Vous appelez cependant à ne pas confondre responsabilité et morale, à ne pas radicaliser les postures. Qu’entendez-vous par là ? 

F.-R. de Guenyveau : Nous vivons, comme le dit Fourquet, dans une société « archipelisée ». Les manifestants de la fin du mois, comme les gilets jaunes, réactualisent la lutte des classes. Les théoriciens de la fin du monde, comme les collapsologues, nous privent d’avenir désirable. Le bien commun n’a jamais été autant cité dans les médias, mais paradoxalement il n’a jamais paru si abstrait. Avec l’esprit de responsabilité qui s’empare du marché, nous avons des clés pour recréer du commun, mais nous voyons aussi émerger faux dévots, délateurs, légalistes, partisans de la décroissance, qui se réclament de la responsabilité mais se montrent incapables de changer la donne. Or être responsable, c’est d’abord être sur terre, composer avec les contraintes du réel. La récente tribune de Carlos Tavares sur l’utopie du tout électrique et les risques d’explosion sociale associés était salutaire de ce point de vue.

EA : Comment appliquez-vous dans vos propres activités professionnelles les valeurs que vous défendez dans votre ouvrage ?

A. Gangloff : D’abord, en évitant toute forme de prétention et d’esprit de système. La responsabilité a beau instiller la société, c’est une notion complexe et mouvante ; personne n’en est le gardien. Mais on ne peut évidemment pas s’en tenir là, ce serait justifier l’inaction. Pour nous, le « passage à l’action » se joue à deux niveaux. D’abord, dans notre métier du conseil. Si nous voulons faire évoluer le capitalisme, nous devons faire évoluer nos offres. Nouveaux modes de gouvernance, stratégies de coalition, création de nouveaux systèmes de reporting et de performance globale, nouveaux modèles économiques à impact positif, modules de formation au leadership du 21ème siècle… Deuxièmement, dans notre pratique interne, car il faut appliquer à nous-mêmes ce que nous préconisons chez nos clients. C’est pour cela que, après avoir obtenu notre labellisation B-Corp, nous sommes devenus le premier cabinet de conseil européen à adopter le statut de société à mission. C’est un engagement extrêmement exigeant, qui bouscule en profondeur notre manière de travailler.

EA : S’il ne fallait retenir qu’un seul conseil aux alumni souhaitant contribuer à la responsabilisation de leur entreprise, lequel serait-il ?

F.-R. de Guenyveau : Développer l’esprit critique. Pour s’assurer que « l’ère responsable » où nous entrons reste une source de vitalité – et qu’elle ne nous entraîne pas dans de nouveaux conformismes « kitsch », pour reprendre l’expression de Kundera qui écrit : « Au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont données à l’avance et excluent toute question nouvelle. Il en découle que le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge. » Une entreprise ne pourra prétendre à la responsabilité sans créer des espaces de débat.


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni

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