Le modèle de comptabilité configure la compétition économique verte (green race)
08.25.2023
Arnaud Berger a à coeur de mettre ses compétences techniques et financières, ses capacités d'analyse et son réseau au service de l'intérêt général et de l'évolution des politiques publiques françaises. Il nous partage son analyse sur les transformations sous jacente aux nouvelles régulations de part et d'autre de l'Atlantique.
"Il existe deux modèles de comptabilité, qui expriment deux visions de l’entreprise :
- La comptabilité anglo-saxonne est tournée vers l'investisseur en donnant une projection d'avenir à partir du présent. Elle est utilisée par les marchés financiers : c’est le modèle de l’entreprise cotée)
- La comptabilité générale ou rhénane est tournée vers l'outil de production et donne une image du présent à partir du passé. Elle est utilisée dans les relations avec la banque de proximité : c’est le modèle de l’entreprise non cotée.
Ainsi, la comptabilité, sous un unique vocable, est en fait utilisée de deux manières opposées. Dans le modèle anglo-saxon des entreprises cotées ou dans les fonds d’investissements, antichambre des bourses, la comptabilité est calquée sur les intérêts des investisseurs :elle doit informer sur le potentiel économique futur d’une firme.
Dans le modèle rhénan, la comptabilité évalue un patrimoine avec, en point d’orgue, la préparation d’un bilan qui rassemble en un seul document les droits et les obligations d’une entité dotée de la personnalité morale.
Dans le modèle rhénan, la dépense environnementale est traduite comptablement comme une charge : plus une PME augmente ses dépenses vertes, plus elle allonge la durée d’amortissement de son investissement et par conséquent baisse facialement la rentabilité des capitaux investis. C’est de ce traitement comptable que vient le sentiment qu’investir dans l’environnement n’est « pas rentable ».
Dans ce modèle, les critères ESG sont traduits en dehors de la comptabilité sous un format appelé comptabilité « extra-financière » ;
Dans la comptabilité américaine, la dépense verte est aussi appréciée comme une charge, mais elle peut ensuite être intégrée dans la formule de l'EVA (indicateur de création de valeur intrinsèque) destiné aux actionnaires, afin qu'ils puissent constater que l'entreprise « crée de la richesse ». Et c’est toujours le cas.
Dès 1996 en France, les entreprises cotées pouvaient ainsi remonter les charges environnementales, mais aussi sociales (sécurité) des usines auprès des holding cotées (comme ce fut le cas dans la société Strafor- Facom alors au CAC 40) pour améliorer l’EVA : par exemple les charges de conversion des cabines de peintures solvant à peinture poudre en respect de la directive COV de l’époque, ou les dépenses liées à la première vague de formation à l’ISO14001 dont la mise en place permettait de répondre aux premiers appels d’offre publics pour les équipements verts.... Ces dépenses étaient bien accueillies par les investisseurs, alors même qu’il fallait les sur-justifier pour les faire accepter dans les usines organisées autour de la comptabilité générale. Dans les sociétés cotées, il existe un effet statistiquement significatif de la comptabilité verte sur l'EVA3 ou la survaleur4 , appelé goodwill (c’est à dire l'écart entre le prix payé pour acquérir une société et sa valeur comptable), lors des acquisitions.
Cette différence de traitement crée une distorsion de concurrence sur l’appréciation de la valeur des entreprises cotées ou non cotées. L'intégration des dépenses en RSE dans les outils de création de valeur à l'actionnaire avantage la valorisation financière des firmes cotées par rapport aux sociétés non cotées pour qui une même dépense verte (ou sociale) reste une charge et non un investissement profitant au capital.
En l'état, on a une distorsion de concurrence entre sociétés cotées avec survaleur de la RSE et sociétés non cotées vues comme moins performantes sur la RSE, alors que ce sont les structures économiques qui créent le plus d'emplois et de valeur ajoutée non financière dans le monde comme en France.
Les efforts de l’Europe pour internaliser les dépenses vertes dans la comptabilité
Par deux fois, la commission européenne a tenté de traduire les dépenses environnementales en tant qu’investissements pour être amortissables.
Le 7 janvier 1998, la Commission a adopté une communication interprétative des dépenses vertes au regard de certains articles de la quatrième directive et de la septième directive5 du Conseil relatives aux comptes des sociétés. Puis, le 30 mai 20016, la Commission européenne a adopté une nouvelle recommandation sur la prise en considération des aspects environnementaux dans les comptes et rapports annuels des sociétés du point de vue à la fois de l’inscription comptable, de l’évaluation et de la publication d’informations
De façon synthétique, l’esprit de ces recommandations était de pouvoir traduire la dépense verte comme un investissement si cette dépense participait au succès commercial de l’entreprise. Malheureusement, elles n’ont jamais pu être mises en œuvre, faute d’assurance pour les CAC de ne pas voir leur avis remis en cause.
Ce mouvement d’internalisation de la valeur comptable verte fut stoppé à partir de 2001-2002 avec la Loi NRE en France et le mouvement du GERES en Europe (qui donnera naissance à la GRI) : en effet, la montée des indicateurs RSE a débouché sur le reporting extra-financier puis la comptabilité extra-financière.
L’orientation vers la comptabilité extra-financière au détriment de l’internalisation de la valeur verte a donc peu à peu coulé dans le bronze une distorsion de concurrence sévère pour les PMI patrimoniales et indépendantes par rapport aux entreprises cotées qui peuvent intégrer la RSE dans leur goodwill.
Pour preuve la nouvelle directive européenne dite CSRD7 le 22 novembre 2022, renforce les règles existantes en matière de publication d'informations non financières introduites dans la directive comptable pour les grandes entreprises et les PME cotées , et ne propose plus aucun traitement spécifique pour les PME non cotées.
Lutte d’influence pour imposer le modèle comptable américain dans le financement vert
Depuis 2015 et l’officialisation de la finance climat comme outil pivot pour atteindre les objectifs d’investissements verts colossaux pour lutter contre le réchauffement climatique, les intérêts s'affrontent sur le modèle comptable. En effet, le modèle d’investissement et le modèle comptable sont les deux faces d'une même pièce. L’investissement ne valorise que les éléments qu'il sait chiffrer en termes de résultats financiers, comme les titres boursiers, les emprunts, les créances, le matériel, les ressources humaines. En fonction du modèle, cette lecture favorisera le modèle financier de marché ou le modèle bancaire et de bancassurance.
La Commission européenne, qui a dû imposer aux entreprises, il y a vingt ans, la Comptabilité IFRS (IASB) anglo- saxonne en l'absence d'instruments comptables qui lui sont propres, ne veut pas reproduire cette erreur d'origine, que beaucoup ont dénoncée comme un abandon de souveraineté.
Aussi, la construction de normes extra-financières suit actuellement deux chemins opposés : celui du Groupe consultatif européen sur l’information financière (l’Efrag) dont le référentiel de reporting ESRS alimente la directive CSRD pour la Commission européenne, et l’IFRS Foundation, pour le modèle financier américain et anglo-saxon avec ses deux entités :
- International Accounting Standards Board (IASB) : normes comptables
- International Sustainability Standards Boards (ISSB) pour les nouvelles normes de soutenabilité. Cet
ISSB est né d’un puissant lobbying qui a vu fusionner en juin 2021, l’IIRC et SASB9 dans Value Reporting Foundation (VRF) qui a ensuite fusionné avec CDSB10 le 3 novembre 2021, lors de la COP 26 pour créer l’ISSB sous la fondation IFRS.
La concurrence entre ces normes s’exprime dans la mesure de la matérialité qui désigne l’ensemble des éléments significatifs environnementaux et sociaux qu’il faut voir apparaître dans les comptes. La matérialité simple vise à se placer du point de vue de l’investisseur en analysant la contribution de ces facteurs à la performance financière.
Par rapport à la matérialité simple, développée dans les structures cotées depuis plus de 20 ans, l’Efrag se distingue en proposant une double matérialité. La seconde matérialité vise à se placer du point de vue de la société, en analysant l’impact des performances sur les écosystèmes naturels, la stabilité économique et sociale.
Cette analyse ouvre la possibilité d’intervenir pour définir des limites aux impacts des activités des entreprises dans ces champs, et développer des outils pour ce faire (taxes, régulations, interdictions).
Même si l’approche européenne est plus ouverte, son approche reste néanmoins purement celle des marchés de capitaux, et oublie totalement le modèle comptable général des PME familiales et indépendantes, qui reste dominant dans l’économie réelle. Pour celles-ci, il n’y a toujours aucune possibilité d’internalisation comptable des dépenses vertes. Pourtant une fenêtre d’opportunité s’ouvre.
Comment réinternaliser la RSE dans la comptabilité et revaloriser les PMI vertes
Il est possible de soutenir le mouvement comptable général permettant de caractériser les dépenses vertes, comptables sous forme de sous-comptes pour la transition écologique.
Les commissaires aux comptes pour les PMI vont avoir un visa de durabilité, Une certification de compétence technique délivré par le Haut- conseil du Commissariat aux comptes et vont être à même de pouvoir certifier les données des sous-comptes verts. Ce Visa doit donner la capacité aux CAC de pouvoir interpréter et qualifier les dépenses environnementales en investissement et donc les rendre amortissables.
A l’instar de la qualification des industries vertes par la taxonomie verte européenne, il est impératif de travailler à la qualification les dépenses comptables vertes pouvant donner lieu à un amortissement comptable. D’après l’expérience des interprétations environnementales passées des directives comptables, il peut s’agir des dépenses dédiées aux Analyses de cycle de vie des produits, aux indices de réparabilité, aux investissements et études de remanufacturation pour l’allongement de durée de vie des produits verts et encore de l’amortissement comptable des composants verts des équipements vendus .
Il conviendrait donc d’inscrire dans la future loi « industrie verte » le principe d’une qualification des dépenses comptables vertes pouvant donner lieu à un amortissement comptable dans la comptabilité générale des PMI indépendantes et familiales et PME vertes selon la définition européenne.Conséquemment il serait opportun d’adosser à cet amortissement vert la mesure du suramortissement fiscal vert à 140% liés à ces investissements, à l’instar de ce qui s’est fait pour l’investissement numérique et robotique en 2019".
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