Jean-Gabriel Pérès (E80), CEO du groupe Kerzner International Holdings : « Tout part de l’humain »
Fin 2016, Jean-Gabriel Pérès (E80) faisait la couverture de Reflets #116. Un an plus tard, ESSEC Alumni met en accès libre l’interview de celui qui préside aux destinées de Kerzner International Holdings (KIH), l'un des leaders mondiaux en développement d'hôtels et de résidences de luxe, après avoir occupé les plus hautes fonctions de management au sein du groupe Le Méridien ainsi que chez Mövenpick Hotels & Resorts, dont il a développé le réseau d'une centaine d'établissements dans le monde. C'est pourtant dans l'industrie aéronautique, chez Matra, qu’il a entamé sa carrière, ce qui ne le prédestinait pas à l'industrie du luxe. Cependant son parcours ne doit rien au hasard ; car ce quasi sexagénaire passionné de musique classique a toujours choisi de placer l'humain au centre de ses activités.
ESSEC Alumni : Comment vous êtes-vous retrouvé dans l'univers de l'hôtellerie ?
Jean-Gabriel Pérès : Cela s'est fait assez simplement. J'étais depuis cinq ans chez Matra (ndr : groupe EADS), groupe pour lequel je venais de signer un gros contrat sur une partie de la vente de Mirage 2000 pour Abu Dhabi, en consortium avec Dassault, Snecma et Thomson, lorsque j'ai été approché par Méridien pour aller faire du développement chez eux. Je n'y connaissais absolument rien à l'époque, et beaucoup de mes proches ont tenté de me dissuader, m'expliquant que mon avenir était dans l'aéronautique où je venais de me faire un nom. Seulement voilà, je viens d'une famille de musiciens, un milieu artistique qui m'a permis de développer fortement mon caractère intuitif. Je fonctionne beaucoup par aspiration avec des gens que j'apprécie et en qui je crois, cela a toujours été comme cela dans ma vie, j'ai ce besoin de suivre un leader, quelqu'un qui m'inspire et qui me permet de développer mes dons. C'est donc ainsi que j'ai rejoint le groupe Méridien à l'âge de 28 ans.
EA : La transition de l'industrie aéronautique vers le métier d'hôtelier s'est faite naturellement ?
J.-G. Pérès : On ne peut pas dire que les débuts ont été faciles. La première année a même été pour le moins compliquée : on m'avait chargé de développer des hôtels en Afrique. Je ne savais pas comment cela fonctionnait ; pendant un an, je n'ai quasiment rien fait, j'avais le sentiment de me perdre, allant jusqu'à douter de mes propres capacités. À tel point que je suis allé voir mon patron de l'époque, Rodolphe Frantz, pour lui expliquer que l'Afrique, ça ne marchait pas pour moi, et en essayant de le convaincre de me confier le marché asiatique. Il m'a d'abord demandé de réfléchir à la manière dont l'entreprise pourrait s'organiser pour pénétrer des marchés très stratégiques comme l'Afrique et l'Asie, ce que j'ai fait en lui remettant un rapport quelques semaines plus tard. L'idée était de décentraliser l'entreprise, trop franco-française et trop sous influence d'Air France dont elle était alors une filiale, et de créer des directions régionales fortes basées à Hong Kong, en Afrique et aux États-Unis. Le plan de décentralisation a été adopté et c'est ainsi qu'en 1987 je me suis vu propulsé managing director pour la zone Asie-Pacifique.
EA: Quel était le défi ?
J.-G. Pérès : Il s'agissait de développer notre implantation sur place et d'apporter un positionnement et une notoriété à la marque Méridien, au milieu des Marriott, Intercontinental, Sheraton et autres Sofitel. Il fallait créer le réseau et intéresser de grandes richesses asiatiques à ce que nous faisions. C'est là-bas que j'ai pris conscience de l'importance et de la force du relationship management, cette capacité à pouvoir tisser des liens amicaux, proches, parfois presque familiaux, avec de grands propriétaires en capacité de confier leurs actifs à toutes les sociétés hôtelières de la planète, et donc de les convaincre de le faire chez Méridien, plutôt que chez la concurrence. C'est en fait de la gestion d'actifs. Nos différents propriétaires, conseillés par des asset managers, sont devenus très exigeants en ce qui concerne notre niveau de performance. Nous nous devons aujourd'hui d'anticiper leurs questions, le plus souvent pertinentes, et d'apporter des réponses qui nous obligent parfois à des remises en question. C'est ainsi que Méridien a pu, en un temps assez court, passer de trois ou quatre établissements à une petite trentaine.
EA : Une approche que vous avez développée par la suite chez Mövenpick et que vous souhaitez instaurer aujourd'hui chez Kerzner ?
J.-G. Pérès : C'est absolument indispensable dans l'industrie de l'ultra-luxe. Il faut en plus savoir créer de l'exceptionnel et savoir le répéter quasiment au quotidien. Aujourd'hui, dans la plupart des établissements de Kerzner International Holdings, nous avons un taux de « repeat guest » supérieur à 45 % ; c'est le cas notamment du Reethi Rah aux Maldives, du Saint-Géran à Maurice ou encore du Royal Mirage à Dubaï. Si nous ne sommes pas capables de renouveler chaque fois cette part d'exceptionnel, nous perdons le fil.
EA : Comment faites-vous pour relever ce défi au quotidien ?
J.-G. Pérès : Tout part de l'homme, de l'humain. Je suis convaincu qu'on ne peut pas commander une qualité de service, mais qu'en revanche on peut l'inspirer. Le défi est donc de permettre une grande liberté de manœuvre à ceux qui travaillent dans nos établissements, quel que soit l'échelon. Bien entendu, il s'agit d'excellents professionnels qui maîtrisent les standards de service du luxe, mais je m'attache à leur laisser l'initiative. Chacun des acteurs doit avoir un niveau d'anticipation des attentes de notre clientèle, anticipation qui confine à l'art. Nous ne sommes pas là dans le standard, dans le fonctionnel, dans l'habituel, mais bien dans l'exceptionnel. On peut comparer cela à l'interprétation d'une pièce de piano en musique classique. La partition est la même pour tout le monde, pourtant il existe différentes interprétations selon le soliste. C'est la même chose dans l'hôtellerie, chacun doit mettre quelque chose de sa personnalité, de son âme dans le service qu'il offre. C'est ce sur quoi nous travaillons, sortir d'un système rigide, contraint, et permettre à chacun de nos employés, quel qu'il soit, qu'il vienne du Pakistan, des Philippines ou d'Irak, d'apporter son histoire, sa culture, son expérience. Le curseur est délicat à trouver entre pousser à l’autonomie pour ne pas empiéter sur le quotidien et préserver l’indépendance des directeurs régionaux. J'aime travailler avec un groupe de cadres proches que je considère comme des partenaires plutôt que comme des employés. Nous fonctionnons avec un reporting léger, mais qui va à l’essentiel, et un dialogue permanent.
EA : Votre formation à l'ESSEC est-elle pour quelque chose dans la manière dont vous parvenez à cette forme de management ?
J.-G. Pérès : Très certainement. Je pense que lorsque l'on sort de l'ESSEC, on a une fibre, une sensibilité particulière. J'ai ce sentiment que nous sommes plus à l'écoute. J'ai toujours considéré que nous étions des challengers, que tout restait toujours à faire. Je l'avais déjà exprimé il y a quelques années lorsque j'avais été invité à la Maison des ESSEC. J'estime que nous avons une approche humaniste particulière vis-à-vis de ceux qui travaillent avec nous. Quand je suis entré dans l'hôtellerie, c'est un peu comme si j'étais entré en religion, et mon passage à l'ESSEC n'y est probablement pas étranger. L'hôtellerie tient à la fois du théâtre et de la musique ; quand j'arrive dans un hôtel, je perçois les vibrations de l'établissement. Ce qui me fait dire que l'immatériel est au moins aussi important que le matériel. C'est la raison pour laquelle il m'apparaît indispensable que chacun des employés de l'établissement se sente valorisé dans la tâche qui lui est donné d'accomplir, qu'il se sente un véritable acteur de la vie de l'hôtel quelle que soit sa fonction. Il s'agit de donner de la dignité à tous ceux qui participent à la vie de l'établissement, quel que soit son niveau de responsabilité. Je suis d'ailleurs absolument intraitable sur cet aspect des choses.
EA : C'est dans cette perspective que vous avez lancé le programme Shine (Support hospitality in nurturing education) lorsque vous étiez encore chez Mövenpick ?
J.-G. Pérès : C'est en effet l'esprit de ce programme. Il a d'abord débuté au Népal, puis au Vietnam, avec l'idée de proposer à des jeunes de 16 à 18 ans, sans la moindre perspective d'avenir pour la plupart, une formation dans nos métiers qui leur garantira un emploi par la suite. Un programme d’éducation qui les propulsera dans un monde qui leur était a priori inaccessible. L'initiative a été lancée il y a maintenant six ans, avec deux amis anglais, l'un avocat, l'autre ancien trader qui a épousé une Népalaise, à destination d'une trentaine de jeunes gens chaque année et auxquels nous sommes en mesure de garantir un emploi à l'issue d'une formation de six à douze mois. C'est un programme que j'entends poursuivre à l'avenir, en mobilisant tous mes amis CEO ou présidents d'établissements hôteliers. Je viens d'ailleurs de proposer à mon premier conseil d'administration chez Kerzner – les actionnaires sont le fonds d'investissement de Dubaï, Goldman Sachs et Colony Capital – la création de la Kerzner Academy qui comprendra trois volets. Le premier concerne notre engagement auprès d'enfants défavorisés, le deuxième comprend une formation au mid management pour détecter les gens à haut potentiel, et le troisième s'adresse à nos directeurs d'établissements afin de leur offrir une approche asset management beaucoup plus financière et moins traditionnellement hôtelière. Ce dernier volet nous permettra à l'avenir de nourrir le succession planning de notre groupe. Avec cette académie, je souhaite créer un terreau d'attachement, de volonté de travailler ensemble et de fierté d'appartenance à une entreprise qui ne compte aujourd'hui pas moins de 64 nationalités et de cultures différentes. Cela a toujours été mon engagement tout au long de ma carrière dans ce métier – une volonté affichée d'être entouré de gens concernés par l'histoire de la société, de personnes authentiquement passionnées et impliquées.
EA : L'environnement de l'hôtellerie de luxe a-t-il beaucoup changé au cours des dernières années ?
J.-G. Pérès : C'est un environnement devenu à la fois plus transparent, plus lisible et beaucoup plus complexe qu'il y a 20 ou 25 ans. Les notions fondamentales d’accueil, de qualité de service, de management des équipes s’accompagnent maintenant d’une nécessaire compréhension de l’économie digitale, d’une réactivité à tous les commentaires et aux comportements des clients. Nous sommes plus exposés sur les réseaux sociaux et plus fragilisés en termes d’indifférenciation induite par la distribution en ligne. Dans le segment où nous sommes, la qualité du service proposé n'est même plus une question. Nous nous devons d'être dans l'exceptionnel en permanence, en personnalisant au maximum le contact client, que la relation humaine s'affirme dans la relation avec celui-ci, autour des notions de bonheur, de plaisir et de chaleur accompagnées d'une certaine retenue qui sied à l'univers du haut de gamme. Il nous faut à chaque instant proposer des expériences supplémentaires, accompagner notre clientèle avant et après son séjour dans nos établissements, faire preuve de créativité à chaque instant. Nous sommes là dans ce que je qualifie de vanity management, en créant de l'addiction à nos marques. C'est un challenge absolument passionnant, qui fait appel à un ensemble, incroyablement divers, de leviers, qu'il s'agisse de l'humain, des couleurs, du design, du landscaping et de la poésie que nous apportons.
EA : C'est un levier décisif sur ce segment ?
J.-G. Pérès : Absolument décisif pour nous. Nous devons faire des choses normales de manière exceptionnelle. Mon rôle est celui de facilitateur, de donner les moyens et les ressources qui permettent à nos équipes d'aller chercher au plus profond d'elles-mêmes leurs capacités à étonner. C'est une complète redéfinition du métier de directeur d'hôtel parce que l'expérience client s'est totalement transformée. Les écoles hôtelières sont d'ailleurs en train de changer. Je suis au conseil d'administration de l'école hôtelière de Lausanne et c'est ce à quoi nous réfléchissons depuis quelque temps. Aujourd'hui, les directeurs d'hôtels s'occupent d'actifs dont la valorisation peut atteindre jusqu'à 500 millions d'euros. Ils s'assurent bien entendu que tous les fondamentaux sont bien présents, mais nous attendons d'eux qu'ils aient aussi une capacité de motiver, une capacité de créativité qui permettent d'atteindre l'excellence et qui soit à la hauteur de l'investissement que nous mettons en eux. Mon fil rouge, depuis plus de trente ans que je fais ce métier, est de systématiquement révéler des talents et de permettre aux gens de s'exprimer avec dignité.
EA : Votre arrivée chez Kerzner est la suite logique de l'expérience acquise chez Méridien puis Mövenpick ?
J.-G. Pérès : C'est le début d'une nouvelle histoire pour moi et c'est en même temps l'achèvement de tout ce que j'ai entrepris pendant trois décennies. Avec tous mes collaborateurs, nous sommes en train de mettre en place un plan qui doit nous permettre d'atteindre l'objectif d'une trentaine d'établissements d'ici à 2020, ce qui constituerait une première étape. J'ai cette ambition de faire de Kerzner l'une des trois meilleures sociétés hôtelières de service dans le luxe au monde. Et de faire que Kerzner soit un exemple en termes de culture d'entreprise, que les gens qui travaillent pour notre groupe soient heureux de le faire, tout simplement parce qu'on travaille mieux lorsqu'on est content et fier. J'ai adoré mon histoire avec Mövenpick et Méridien, ce fut un bel apprentissage, mais aujourd'hui, avec Kerzner, j'ai ce sentiment fort de disposer des moyens pour aboutir à quelque chose d'absolument exceptionnel, et qui soit à terme cité en exemple dans l'hôtellerie du très très haut de gamme.
EA : Avec l'humain toujours au centre de votre propos ?
J.-G. Pérès : L'essentiel repose en effet sur la confiance dans la qualité des collaborateurs que l'on a recrutés, savoir conserver un rapport direct et très ouvert avec eux. Cela réclame une forte expérience et une capacité à garder les pieds sur terre tant les sommes en jeu sont colossales. Cela demande un équilibre et une connaissance des gens importante, une capacité d'écoute qui permet d'accorder la confiance et de laisser se développer les initiatives.
EA : C'est pour vous une forme d'aboutissement ?
J.-G. Pérès : Je me sens porté par quelque chose d'un peu magique. Il est en effet pour moi extrêmement gratifiant de pouvoir atteindre un tel niveau d'excellence en étant accueilli chez Kerzner, cette offre est arrivée au bon moment. Terminer sa carrière dans le très grand luxe avec ce que cela exprime en termes d'immatérialité est absolument passionnant. D'autant que depuis mon arrivée, j'ai souhaité développer deux grands axes de corporate social responsibility : la protection des océans, un sujet considérable, et ce que j'ai évoqué concernant la protection de l'enfance non privilégiée, en allant au-delà de ce que réalise déjà notre industrie. Avec toujours cette volonté de servir et d'avoir un regard attentif vis-à-vis de ceux qui ont eu moins de chance que nous – toutes choses apprises lors de mon passage à l'ESSEC. Je n'oublie d'ailleurs jamais que si j'en suis là, je le dois également à la formation dispensée par l'école. Elle m'a permis de me réaliser. Tout ce que l'on fait doit être mesurable, c'est-à-dire qu'il faut que chaque personne soit en capacité de pouvoir se dire qu'entre le moment où elle est arrivée et le moment de son départ, il y a eu de la création. Ce peut être de la création de valeur, de bien-être, de raffinement pour une marque et sa perception ; je pense que nous sommes tous là pour réaliser ce quelque chose. Sans que cela devienne une obsession, pouvoir se dire : voilà, le boulot a été fait.
Propos recueillis par Michel Zerr
Extrait de Reflets #116. Pour plus d’infos, cliquer ici.
Illustration : © Arnaud Calais
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