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Reflets Mag #151 | Transformation durable : quelle performance viser ?

Avis d'experts

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06/03/2024

Dans Reflets #151, Cédric Baecher (E00), partner et coleader de la practice sustainability du cabinet Wavestone, et Karine Hillaireau, vice-présidente RSE de Stellantis et présidente du groupe de travail du Medef sur la finance durable et la performance ESG, explorent comment réinterroger la notion même de performance dans un monde en transition. Découvrez l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !

Quelle représentation du développement durable ?

Les débats portant sur les liens entre les conséquences écologiques de la croissance économique, la limitation des ressources naturelles et l’évolution démographique alimentent la discussion publique depuis des décennies. Dès 1972, le Rapport Meadows1 ouvrait, sous un angle principalement théorique, un champ d’étude et d’investigation dont les retombées concrètes s’imposent aujourd’hui de manière radicale (perturbations des chaînes d’approvisionnement touchant un grand nombre de pays, difficultés à assurer des risques devenus systémiques, etc.).

En 1992, le Sommet de la Terre, organisé par les Nations unies à Rio de Janeiro, officialisait la notion de développement durable avec ses trois dimensions indissociables et désormais bien connues (économique, écologique et sociale). Pendant les 20 années qui ont suivi, la représentation graphique qui s’est naturellement imposée pour illustrer cette nouvelle notion reposait sur trois cercles interconnectés et de même taille, illustrant les trois dimensions fondatrices, avec, à leur intersection, une zone symbolisant le développement durable.

Or en vérité, à la lumière des expériences vécues et acquises depuis le Sommet de la Terre, une autre représentation pourrait peut-être se révéler plus adéquate, superposant trois cercles concentriques de tailles distinctes : du plus petit (la dimension économique, au centre) au plus grand (la dimension environnementale, englobant les deux autres cercles), avec, à leur interface, un cercle de taille intermédiaire, symbolisant la dimension sociale du développement durable.

Loin d’un simple exercice de style, une telle évolution de la représentation classique du développement durable aurait plusieurs vertus pédagogiques. Premièrement, elle rappellerait que la « limite » ultime qui s’impose à toutes nos activités humaines est bien la capacité de notre environnement à les absorber de manière pérenne. Deuxièmement, elle assumerait de positionner la contrainte économique au cœur du fonctionnement de nos sociétés. Troisièmement, elle reconnaîtrait l’importance cardinale de la dimension sociale, seule à même d’interconnecter et concilier les deux autres dimensions.

Nous disposons dorénavant de nombreuses illustrations prouvant avec force que les impacts environnementaux des activités humaines génèrent des situations de grande instabilité sociale et politique, qui s’accompagnent à leur tour d’impacts immédiats sur l’économie et les entreprises. Il nous appartient, dès lors, de mieux maîtriser les effets négatifs que nos activités peuvent avoir sur l’environnement, notamment en revisitant les modèles économiques et les schémas de développement linéaires qui ont majoritairement alimenté et accéléré la croissance économique depuis 50 ans.  

La performance est elle aussi en phase de transition

Dans ce contexte, alors que nous nous heurtons au « mur » des limites planétaires et qu’il n’apparaît plus possible de prolonger indéfiniment les courbes de croissance, comment imaginer et définir ce que devrait être la performance durable dans un monde fini ? Comment réinterroger la notion même de performance dans un monde en transition ?

Plusieurs pistes de réflexion peuvent être mises en lumière.

Tout d’abord, performance durable rime avec « ouverture ». L’entreprise ne peut plus se penser « seule au monde » mais doit prendre conscience du fait qu’elle fait partie d’un écosystème plus large, dans lequel elle ne pourra être performante qu’à condition de trouver sa place et d’y développer un maillage de nouveaux partenariats et de nouvelles coopérations. Cela implique notamment de s’affranchir des anciens schémas relationnels simplistes, opposant dominants et dominés. Dans un monde en transition, par nature plus complexe mais également plus riche et plus intéressant, la notion de partie prenante (ou partie « intéressée ») est une notion clé, indissociable de la notion de performance durable. Aujourd’hui, même un acteur au premier abord très éloigné du « cœur d’activité » d’une entreprise peut devenir un partenaire essentiel pour contribuer à sécuriser une partie de la performance durable de cette entreprise.

Ensuite, performance durable rime avec « adaptation ». Au cours du siècle écoulé, les agents économiques (individuels et collectifs) se sont plutôt habitués à résoudre les problèmes par des comportements de nature « addictive » (activer la « planche à billets » pour résoudre l’inflation, par exemple). Ce type de levier revient en réalité à s’attaquer à la conséquence plutôt qu’à la cause, et ne permet d’apporter que des solutions temporaires, générant le plus souvent par ricochet d’autres problèmes amenés à aggraver la situation initiale. Il nous appartient de remplacer ces démarches-ci par des démarches d’adaptation, reposant notamment sur des modèles circulaires permettant de tenir compte des limites planétaires, désormais mieux connues et appréhendées. Nous sommes entrés dans l’ère de l’entreprise « vivante », qui doit s’adapter et faire appel, plus que jamais, à l’intelligence collective, à l’imagination et à la coopération.

Enfin, performance durable rime avec « équilibre ». La transition est parfois présentée et perçue comme une simple « étape » entre deux états, deux périodes de stabilité relative. Or nous avons déjà changé de monde, et pour longtemps ! La prise de conscience des limites planétaires, ainsi que les bouleversements climatiques et géopolitiques qui l’accompagnent, invitent plutôt à considérer que nous fonctionnons désormais dans un monde durablement incertain. L’atteinte d’une « performance durable » dépendra largement dans ce contexte de la capacité à trouver et à maintenir un équilibre dynamique entre plusieurs forces en apparence contradictoires, et cela avant même de savoir si nous saurons retrouver (ou pas) un « régime de croisière » semblable à celui que nous avons connu depuis les Trente Glorieuses.

Face aux événements climatiques extrêmes, aux « passions » politiques, aux ruptures voire aux renoncements technologiques (par manque de ressources naturelles par exemple), la transformation durable va requérir un effort considérable de créativité et une décentralisation accrue des modes de gouvernance et de décision, pour s’adapter au mieux aux réalités et aux besoins de chaque territoire.

Si les profils techniques les plus spécialisés risquent, à plus ou moins long terme, de se voir progressivement remplacés par l’IA, les compétences humaines en matière d’interactivité, d’empathie, de créativité, de vision holistique, ou encore de capacité à s’adapter à des environnements en évolution constante et radicale, demeureront des qualités fondamentales (et difficilement remplaçables) pour délivrer la performance durable des organisations.

Mesurer la performance… mais sans oublier l’impact

Face à ces évolutions, la mesure actuelle de la performance durable est-elle à la hauteur des enjeux ?

Avec l’entrée en vigueur de la CSRD2 en Europe et les travaux menés en parallèle par l’ISSB3 outre-Atlantique, la dynamique de standardisation du reporting ESG est bel et bien lancée à l’échelle internationale. Le monde économique, du moins dans sa sphère occidentale, a initié un processus de longue haleine visant à poser les fondements et jalons d’une « nouvelle grammaire des affaires », en s’inspirant largement des méthodes et des « recettes » rassurantes, car déjà bien connues (cf. la monétarisation des indicateurs extra-financiers, par exemple).

Au cours des prochaines années, les entreprises vont par conséquent mobiliser une énergie et des moyens considérables pour se mettre progressivement en conformité et déployer les dispositifs (lourds, coûteux, rigides) requis par les nouvelles règles du jeu. En conservant à l’esprit que, selon la formule consacrée, « tout ce qu’elles diront pourra être retenu contre elles ». La mesure de la performance durable ne sera plus, n’est déjà plus la seule affaire des directions RSE, mobilisant d’autres directions (Finances, Risques, Ressources humaines…) collectivement engagées dans l’application de trajectoires théoriques de progrès, « figées » dans le temps et dans l’espace.

Toutefois, si cette dynamique de standardisation est nécessaire pour insuffler progressivement un changement à grande échelle, elle ne pourra répondre à elle seule aux attentes sociétales plus larges, qui s’expriment nettement face aux enjeux considérables de la transformation en cours. Les entreprises devront donc préserver des marges de manœuvre pour rester créatives et poursuivre leur adaptation permanente, au-delà de leurs efforts massifs sur le front d’un reporting strictement réglementaire, que beaucoup verront comme « sans âme » et déconnecté de leurs valeurs.

En plus d’être mesurée pour répondre aux besoins des investisseurs, la performance durable devra continuer à être inspirée, traduite et incarnée dans des actions et initiatives concrètes, pour que son utilité puisse être constamment rappelée et démontrée. D’autant que les parties prenantes (internes et externes) poursuivront toujours plus leur recherche de sens et d’effets réels, observables sur le terrain.

Pour continuer à inventer collectivement de nouveaux outils visant à encourager, à stimuler la créativité des entreprises en matière de responsabilité sociétale et environnementale, il apparaît donc essentiel de « doubler » sans tarder la mesure de la performance par la mesure de l’impact, notion fondamentale dans notre monde en transition. Pour être légitimement reconnue comme durable, une entreprise devra en permanence faire la démonstration de sa capacité effective à apporter des solutions concrètes à ses parties prenantes, au premier rang desquelles ses clients.

En conclusion, la « mise à l’échelle » du reporting ESG est utile mais ne changera pas la donne à elle seule. Au-delà des mots et des chiffres, ce sont les actions et les initiatives concrètes des entreprises, fondées sur des valeurs claires, solides et partagées, qui auront demain le plus de poids pour apporter des réponses crédibles et à la hauteur des attentes des jeunes générations, avides d’impacts réels, observables et mesurables.

La performance durable sera intimement liée à la capacité de chaque entreprise à se reconfigurer en permanence (adaptant ses périmètres et ses trajectoires, pour intégrer les nouvelles contraintes et opportunités de la transformation durable) et à attirer les talents et les énergies les plus positives pour se donner les moyens de « bâtir dans un monde en transition ».

 

1.  « Les Limites à la croissance (dans un monde fini) » (The Limits to Growth) a été commandé en 1970 à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le club de Rome, un think tank basé à Zurich en Suisse. Également connu sous le nom de « Rapport du club de Rome », ses principaux auteurs sont les écologues Donella et Dennis Meadows. La version initiale a été publiée en 1972, et des mises à jour ont été à leur tour publiées en 1992, 2004 et 2012.

2. Corporate Sustainability Reporting Directive.

3. International Sustainability Standards board.

 

Paru dans Reflets Mag #151 . Lire le numéro (exceptionnellement en accès libre). Recevoir les prochains numéros

 

Image : © AdobeStock

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