Reflets Mag #154 | Quel narratif pour la transformation durable ?
Dans Reflets #154, Cédric Baecher (E00), partner et coleader de la practice sustainability du cabinet Wavestone, et Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles du groupe Kering, s’interrogent en partant de l’exemple du luxe : quel narratif développer autour de la transformation durable ? Quel récit adopter pour embarquer en interne ? Et comment donner de la visibilité en externe aux efforts engagés ? Découvrez l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !
Secteur du luxe : une responsabilité singulière
Du fait de son empreinte socioéconomique1, de sa forte dynamique de croissance et de son influence globale, le luxe est un secteur singulier qui a une responsabilité particulière en matière de responsabilité sociétale des entreprises. Avec un réel devoir d’exemplarité dans la conduite de sa transformation durable. Sous l’impulsion de François-Henri Pinault, Kering s’est positionné dès 2005 comme un pionnier en matière de prise de parole sur les sujets clés de la RSE, identifiés comme décisifs pour la stratégie et la réussite du groupe. Avec la conviction que « luxe et développement durable ne font qu’un », et qu’il ne faut pas attendre d’être parfait pour prendre des positions, mobiliser largement les acteurs du secteur pour expérimenter et progresser ensemble.
La transformation durable repose sur un triptyque clé : 1) la gouvernance (au sens de l’organisation, à distinguer du leadership) ; 2) l’expertise (pour assurer la crédibilité de l’entreprise par sa connaissance des différents sujets) ; 3) la communication, qui requiert de bien identifier les enjeux clés et de les relier par un « fil rouge » compréhensible par tous.
Dès 2013, Kering a ainsi créé (au sein de la direction du développement durable) un poste spécifique dédié à la communication interne et externe, pour construire un socle de messages simples et transparents (en veillant à ne pas « sur-promettre »), assurer le suivi et les évolutions nécessaires du narratif, et conserver sa cohérence et sa lisibilité. On peut citer, parmi les messages du narratif de Kering, deux angles clés. Premièrement, la nécessité des partenariats et du travail collectif : aucun acteur, aussi puissant soit-il, ne peut changer à lui seul le paradigme économique d’un secteur entier ; chacun doit prendre sa part de responsabilité, apporter sa contribution, mettre en partage ses solutions pour faciliter les synergies et accélérer le passage à l’échelle. Exemples : The Fashion Pact, la Watch & Jewellery Initiative 2030… Deuxièmement, la compatibilité entre éthique et performance : dans un monde de plus en plus conscient de l’importance de « protéger » ses ressources, le rôle de l’entreprise consiste aussi à assurer un repartage pertinent de la valeur, en cohérence avec sa propre performance à long terme, tenant compte des limites naturelles planétaires et des attentes sociétales.
La transformation, au cœur du narratif
Communiquer sur la transformation durable impose de redonner toute son importance à la sémantique : il s’agit de transformer en profondeur le modèle d’affaire de l’entreprise, i.e. la manière dont elle génère et partage de la valeur. Cette notion de transformation doit être placée au cœur du narratif, avec ce qu’elle implique en termes d’ambition, de complexité de mise en œuvre et d’engagement de long terme pour l’ensemble des métiers et acteurs, tout au long de la chaîne de valeur. Pour Kering, il s’agit de « façonner le luxe de demain » : une aventure collective, reposant sur des efforts collectifs, déployés sur le temps long et engageant une grande diversité de parties prenantes.
Le narratif doit accompagner une ambition forte et mobilisatrice et, par conséquent, accorder une place importante à la notion d’amélioration continue, pour valoriser les progrès mais aussi expliquer en transparence ce qui ne fonctionne pas encore, et pourquoi. L’humilité n’est pas incompatible avec l’ambition, au contraire. La transformation fait appel à plusieurs formes d’innovation2 (technique, socioéconomique…) et comprend nécessairement plusieurs étapes progressives, à présenter pour expliquer et assumer que « tout ne peut pas être parfait du premier coup3 ».
De manière générale, Kering a fait le choix de déployer en premier lieu une communication factuelle, pour asseoir la crédibilité du groupe dans le champ de la transformation durable. Par exemple, Kering a ainsi développé dès 2015 un outil pionnier de reporting et d’aide à la décision, l’EP&L (Environmental Profit & Loss, ou compte de résultat environnemental), dont la méthodologie est disponible en source ouverte et qui vise à mesurer et quantifier les impacts environnementaux4 des activités tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
Décliner les contenus, parler à tous les publics
Le narratif de la transformation durable doit être décliné à différents niveaux, pour répondre à une diversité de profils et d’attentes selon les publics, internes (collaborateurs de l’entreprise, sensibilisés ou non) et externes : contenus « techniques » pour les experts (actionnaires, experts académiques, presse spécialisée…), contenus « informatifs » voire ludiques5 pour le grand public, etc. La communication en transformation durable peut s’avérer protéiforme, requérant une connaissance fine des règles et codes de chaque communauté (ONG, investisseurs…).
Pour faciliter une bonne compréhension du narratif et renforcer son impact, il apparaît essentiel de mettre en lumière : 1) les liens explicites entre les activités de l’entreprise et les différents enjeux identifiés (par exemple, continuité des opérations vs disponibilité durable des ressources naturelles : eau, matières premières, biodiversité…) ; 2) les réalités tangibles et actions concrètes mises en œuvre pour apporter des solutions. Sur ce second point, on peut par exemple citer les engagements de Kering6 consistant à régénérer d’ici 2025 un million d’hectares de fermes et pâturages servant à la chaîne d’approvisionnement (avec le Fonds régénératif pour la nature créé en partenariat avec l’ONG Conservation International).
La pédagogie est essentielle, même pour les publics les plus avertis, en raison de l’évolution et de l’interconnexion croissante des cadres de référence en vigueur. On peut citer, à titre d’exemple, la publication récente de la nouvelle méthodologie « FLAG » du SBTi7), ainsi que l’élargissement progressif du champ d’application des objectifs fondés sur la science, qui ne se limitent plus à la lutte contre le changement climatique et intègrent aussi désormais l’érosion de la biodiversité, pour favoriser les synergies.
Pour relayer son narratif de la transformation durable, Kering mobilise par ailleurs un réseau interne d’experts et participe à plusieurs conférences8, initiatives internationales9, partenariats académiques10, projets conjoints avec des ONG et acteurs de la société civile…
Incarner, inspirer, donner envie d’explorer
Le narratif de transformation durable doit naturellement comporter un « récit inspirationnel », notamment à destination des jeunes générations et des talents les plus créatifs, pour leur donner envie de se projeter dans les réalités concrètes, vécues par l’entreprise et ses parties prenantes. Les outils audiovisuels et les réseaux sociaux jouent à ce titre un rôle décisif, pour donner une vue d’ensemble « vivante » de la stratégie conduite par l’entreprise, encourager l’émulation et la reconnaissance du travail accompli.
Depuis plus de dix ans, Kering a ainsi investi dans la production de plusieurs films et supports destinés à partager, relayer, illustrer et incarner11 le narratif de sa transformation durable et sa vision. Les témoignages, prises de parole, conversations (y compris avec des non-experts) sont essentiels pour compléter les arguments d’autorité et la communication factuelle, en tenant compte des spécificités culturelles propres à chaque zone géographique. La série In Conversation With permet d’inviter des experts et personnalités12 à échanger sur les thématiques reliant luxe, mode et développement du rable. Depuis 2023, le podcast Fashion Our Future invite le grand public à interroger les actes de consommation et à repenser les relations entre la mode et la planète, autour de thèmes clés (traçabilité, circularité, nouveaux matériaux, éthique…).
Enfin, il est essentiel d’adapter le narratif et ses contenus aux nouvelles plateformes de communication et aux évolutions des attentes des récepteurs, en donnant de manière pragmatique la priorité aux contenus concrets, courts, visuels et parlants, pour maximiser l’impact global (Kering mobilise par exemple le réseau social WeChat en Chine). Le grand public s’intéresse notamment aux actions concrètes et directement connectées aux produits et marchés de l’entreprise.
Les écueils demeurent bien sûr multiples : saturation des espaces de communication, priorisation des sujets pour rester audibles et se démarquer, défi permanent de lutte contre le greenwashing (attirer l’attention, sans concession sur la crédibilité des contenus), gestion du zapping (conserver l’attention des audiences, sans gommer la complexité des enjeux), montée globale en expertise sur les sujets de sustainability (expliquer clairement les résultats et impacts face à des exigences croissantes)… C’est aussi sur le front de la communication qu’il nous appartient de relever l’immense défi de la transformation durable !
1 1 500 milliards d’euros en 2023, selon la Fondazione Altagamma et Bain & Company.
2 Kering opère plusieurs hubs et laboratoires d’innovation durable (matériaux, textiles, joaillerie…).
3 Sur certains objectifs, les « pas de temps » sont à horizon de plusieurs années. Par exemple, Kering n’a pas encore pleinement atteint son objectif de transformation des process pour parvenir à 100 % de tannage sans métaux lourds. En raison de complexités techniques, de défis liés à l’accessibilité des nouvelles technologies requises et à la nécessaire définition d’un nouveau modèle économique réaliste et robuste sur la durée.
4 Émissions de CO2, consommations d’eau, pollution de l’air, utilisation des sols, production de déchets…
5 Kering a par exemple développé un jeu de Memory sur les matières durables pour les réseaux sociaux.
6 Autres exemples : restaurer les habitats occupés par des activités d’extraction minière, ou encore (avec l’appui du Materials Innovation Lab) élargir la bibliothèque de matériaux utilisés par le groupe pour dépasser les monocultures et améliorer la résilience agricole globale.
7 L’initiative collective SBTi (Science Based Targets) a été lancée en 2015 par le CDP (Carbon Disclosure Project), le Pacte mondial des Nations unies, le WRI (World Resources Institute) et le WWF (Fonds mondial pour la nature). Objectif : accompagner les entreprises dans leurs efforts de décarbonation, notamment en proposant des méthodologies alignées avec les engagements internationaux de l’Accord de Paris sur le climat. En 2023, le SBTi a dévoilé un nouveau cadre de référence, FLAG (Forest Land and Agriculture), pour renforcer la précision et les exigences de comptabilité carbone des activités liées à l’exploitation des forêts, des sols et des terres agricoles, en tenant compte des émissions mais aussi de la séquestration de carbone (émissions nettes). L’ambition étant d’inciter les entreprises à s’engager publiquement pour des objectifs de zéro-déforestation sur l’ensemble de leur chaîne de valeur d’ici à 2025.
8 Par exemple : ChangeNow, Biofabricate summit…
9 Par exemple : les Kering Generation Awards, dont la dernière édition s’est déroulée le 16 octobre 2023 au musée d’Art de Pudong, pendant la Shanghai Fashion Week, autour de trois dimensions : les matériaux circulaires, la conception de produits circulaires et les modèles économiques circulaires.
10 Par exemple : Institut français de la mode, université de Singapour, université Tsinghua…
11 On peut citer par exemple un film produit en 2012 mettant notamment en scène, dans les bureaux de Kering, un groupe d’adolescents manipulant des matières utilisées par les différentes maisons du groupe, ou celui tourné en 2019 en Guyane française, pour raconter le programme d’approvisionnement en or responsable et de revégétalisation des sites, bâti avec des acteurs locaux.
12 Par exemple Hiraki Mori (top model et influenceuse franco-japonaise).
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Image : © AdobeStock
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