Stéphane André (E70) : « Il faut enseigner l’art oratoire pour améliorer le débat public »
Stéphane André (E70) a fondé L’École de l’Art Oratoire à Paris. À l’occasion de l’anniversaire de cette institution, il explique pourquoi la maîtrise de cette discipline constitue un enjeu public et sociétal de premier plan – et pourquoi la France reste mauvaise élève en la matière.
ESSEC Alumni : Comment êtes vous passé de l’ESSEC à l’enseignement de l’art oratoire ?
Stéphane André : Jeune, je faisais du théâtre. À l’ESSEC notamment, j’étais membre d’une troupe qui jouait à Paris et en tournée pendant l’été. La direction de l’école le savait et m’a proposé de remplacer Yves Furet, sociétaire de la Comédie Française qui donnait des cours d’expression orale en troisième année. C’est là qu’a commencé ma recherche en art oratoire. Je parle de recherche, car dans les années 1970, il n’y avait pas de formation dédiée en France. L’ESSEC a été pionnière en la matière, probablement grâce à la vision de son président de l’époque, Maître Gilbert Olivier, ancien avocat. Ensuite, Claude Corbin, professeur de gestion du personnel à l’ESSEC, m’a engagé dans son cabinet de conseil pour enseigner l’art oratoire dans le monde de l’entreprise et, parfois, de la politique.
EA : Concrètement, qu’entend-on par « art oratoire » ?
S. André : L’art oratoire comprend la rhétorique et l’éloquence. Mais contrairement à une idée très répandue, c’est l’éloquence qui précède la rhétorique, et non l’inverse. Cicéron écrit dans De Oratore : « Ce que faisaient d’instinct les hommes éloquents, d’autres après eux [les rhéteurs] l’ont observé, étudié avec soin. Ainsi ce n’est pas l’éloquence qui est née de la rhétorique, mais la rhétorique qui est née de l’éloquence. » Les rhéteurs de l’Antiquité consignaient la rhétorique de grands orateurs parlant sur le forum et l’enseignaient ensuite indistinctement à tous leurs élèves. Ils éteignaient par là leur génie rhétorique personnel. Et les professeurs de rhétorique de nos universités enseignent encore cette rhétorique figée héritée des rhéteurs. Je défends une approche opposée : selon moi, c’est dans l’action, en cherchant à être éloquent face à des auditeurs, qu’on crée sa rhétorique pour convaincre.
EA : Vous mettez aussi l’accent sur l’engagement du corps…
S. André : En effet, l’éloquence met en jeu le corps. Si l’orateur s’en sert mal pendant son discours, sa rhétorique se dégrade, devient contre-productive et engendre le conflit. Mens non sana in corpore non sano. C’est pourtant le grand oublié de notre culture de l’oral.
EA : En définitive, à quoi sert l’art oratoire ?
S. André : L’orateur se met au service, non pas de lui-même, mais des idées qu’il porte dans la vie publique et des publics auxquels il s’adresse. Il doit savoir transmettre les premières, sans les abîmer, aux seconds, sans les abîmer non plus, fussent-ils des adversaires en débat. J’en suis convaincu : bien pratiqué par tous et toutes, l’art oratoire ferait circuler sans heurts les idées dans les entreprises, associations, nations et instances internationales. Les conflits qui secouent ces organisations ne sont pas tant dus aux désaccords, bien naturels entre êtres humains, qu’à l’expression de ces désaccords. Ce qui fait de l’éloquence, partie active de l’art oratoire, une condition essentielle de la santé des relations humaines. À ce titre, on peut dire que l’oral fait l’histoire, l’écrit ne fait que l’entériner.
EA : En 2008, vous avez fondé L’École de L’Art Oratoire à partir de votre propre cabinet de formation. Quelles sont ses missions ?
S. André : Implantée au cœur de Paris, L’École de l’Art Oratoire compte onze professeurs, soutenus par une équipe administrative et une équipe chargée de la communication, sous la présidence de Jean-François Guillot et la direction générale de Jean-Marie Thumerelle. Notre mission : d’une part, enseigner l’art oratoire dans toutes les organisations relevant de la vie publique, avec une focale historique sur les entreprises ; d’autre part, dispenser aussi nos cours à des particuliers pour un tarif horaire accessible.
EA : Pouvez-vous détailler votre offre ?
S. André : Nous proposons des séminaires inter ou intra entreprise de deux à quatre jours, des cours longue durée de trente-cinq séances de deux heures, et des cours particuliers. L’enseignement comporte une partie théorique, dite contractuelle, et une partie pratique, très physique, qui transmet notre technique. La première nous semble obligatoire, car nos élèves ne sont pas des robots, et la seconde l’est aussi, car il n’y a pas d’art sans technique.
EA : Quelles ont été les principales étapes de développement de L’École de l’Art Oratoire depuis son lancement ?
S. André : Elles se sont succédées en fonction des demandes des entreprises, qui nous ont emmenés dans des domaines d’application de l’art oratoire de plus en plus sophistiqués : d’abord l’exposé en public, puis le débat contradictoire et sa grande sœur plus raisonnable la négociation, puis encore la négociation intuitive, l’art oratoire du manager en entretien comme en réunion d’équipe, le leadership par la parole, la pratique de l’art oratoire par tous et toutes dans une organisation, la production de groupe en réseau construit (PGRC), enfin l’art du pitch et l’art oratoire en distanciel – chaque discipline étant amenée par la précédente. Nous avons ainsi progressivement approfondi notre technique pour qu’elle constitue le tarmac unique de toutes ces applications et déduit les schémas tactiques pertinents propres à chacune d’elles lorsque l’orateur est éloquent.
EA : Plus largement, comment la place de l’art oratoire a-t-elle évolué en France ces dernières années ?
S. André : Je considère malheureusement que la parole publique s’est globalement dégradée – les foires d’empoigne récentes à l’Assemblée Nationale en témoignent – malgré une certaine mode de l’éloquence avec la multiplication des ouvrages, films et concours dédiés ainsi que l’instauration de l’oral du bac. Si cette mode traduit une prise de conscience, les résultats tardent à se montrer. Pour l’heure, l’écrit reste le maître du discours. J’en veux pour preuve que la plupart des candidats aux concours d’éloquence rédigent leurs interventions et se présentent face au jury avec leurs notes dont ils peinent à se détacher, de sorte qu’ils adoptent souvent le ton des récitations à l’école… On constate le même phénomène dans le « stand up », où le texte est écrit et su au cordeau.
EA : Comment se défaire de ces réflexes ?
S. André : Nous enseignons dans notre école à préparer l’oral par l’oral, en impliquant correctement le corps dans l’action pour en tirer toutes les ressources. Nous entraînons ainsi nos élèves à chercher l’équilibre et la puissance, plutôt que le brio. Quand l’orateur réussit son corps à corps avec le public, il réussit son cerveau à cerveau. La première ressource d’un orateur est son public. C’est avec le public qu’il doit construire la forme finie de son discours, pour en faire finalement le co-auteur et par conséquent le cosignataire. Et cela s’applique autant dans le débat que dans la négociation, en réunion et en entretien, ou encore lors de prises de parole face aux médias.
EA : Comment faire essaimer cette approche en dehors de votre école ?
S. André : Il faut commencer par former nos enseignants. On ne peut pas les envoyer sur le terrain, quasiment au casse-pipe, sans initiation à la parole publique. C’est une sacrée performance, de tenir une classe de trente élèves toute une année et de les faire progresser tous ensemble malgré leur diversité ! Voilà des années que j’attends une réforme de l’Éducation Nationale pour les aider à devenir des orateurs passionnants. Je suis persuadé qu’ainsi, on n’aurait plus à s’inquiéter de « réinstaurer l’autorité à l’école »…
EA : L’art oratoire est-il impacté par le développement du distanciel ?
S. André : Bien sûr, le public est plus difficile à atteindre pour l’orateur en distanciel. L’auditeur est littéralement ailleurs et peut faire tout autre chose que vous écouter, sans même que vous vous en rendiez compte ! Nous avons mis au point une formation où nous répondons à toutes les questions soulevées par cette configuration. Comment se servir de la caméra et positionner l’ordinateur ? Comment adapter les techniques de l’art oratoire que nous avons construites à la communication en distanciel ? Et ainsi de suite.
EA : Quelles sont les perspectives de l’art oratoire dans les années à venir ?
S. André : Comme je le disais, une révolution est nécessaire, à l’Éducation Nationale mais aussi dans les politiques de formation des entreprises, pour réinstaurer l’art oratoire comme une pratique indispensable chez toutes celles et tous ceux qui ont la charge d’enseigner, de diriger et de façon générale d’entraîner dans l’action. Maîtriser la pensée dans l’action et pour l’action : les marges de progrès sur ce plan sont considérables dans notre société.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
Vous avez aimé cet article ? Pour que nous puissions continuer à vous proposer des contenus sur les ESSEC et leurs actualités, cotisez à ESSEC Alumni !
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés