Stéphanie Lehuger (E08) : « Face aux crises démocratique et climatique, il faut relire Václav Havel »
Stéphanie Lehuger (E08) a récemment publié Un président philosophe aux éditions L’Harmattan. Une réflexion sur Václav Havel, artiste dissident devenu président de la Tchécoslovaquie après la chute du communisme, dont elle tire des enseignements éclairant les enjeux démocratiques et climatiques contemporains.
ESSEC Alumni : Pouvez-vous présenter votre ouvrage ?
Stéphanie Lehuger : Un président philosophe présente la philosophie du « Nelson Mandela européen » Václav Havel. Cet artiste à la vie pleine de rebondissements a notamment passé 5 ans en prison pour avoir défendu l’avènement d’une société démocratique et libre. Puis il a pris la tête de la révolution de Velours et s’est retrouvé presque malgré lui président de son pays. Aujourd’hui, sa philosophie optimiste reste d’une actualité brûlante face aux défis contemporains comme la protection des démocraties, l’encadrement de l’intelligence artificielle et la transition écologique.
EA : Comment votre parcours vous a-t-il menée au champ de la philosophie ?
S. Lehuger : Si je suis grande lectrice de philosophie depuis mes 15 ans, j’ai longtemps cantonné cette pratique à la sphère de mes loisirs. Professionnellement, j’ai d’abord évolué dans le conseil, puis à l’ONU, dans des ONG et finalement au sein de startups tech, à San Francisco, Mexico, Rome ou encore New York. Avec cependant une motivation qu’on peut relier à la démarche philosophique : j’aime appréhender le monde selon des points de vue variés, passer d’un univers à un autre, et à chacune de ces expériences, fournir un nouvel effort de compréhension de la réalité qui m’entoure. C’est aussi ce qui m’a amenée à multiplier les diplômes : après le commerce à l’ESSEC, j’ai étudié les politiques publiques, l’informatique, et enfin la philosophie. Aujourd’hui, j’opère la synthèse de ces différentes composantes, d’une part en tant qu’experte en éthique de l’intelligence artificielle et en évaluation de projets technologiques pour la Commission européenne et la France, d’autre part en tant qu’autrice, conférencière et animatrice du podcast Le chemin de ma philosophie où je partage des idées à la fois exigeantes et accessibles.
EA : Pourquoi vous être intéressée à Václav Havel en particulier ?
S. Lehuger : L’écrivain Milan Kundera a déclaré que « la plus belle œuvre de Václav Havel, c’est sa vie ». Havel lui-même l’a décrite comme une histoire qui ressemble à un conte de fées. De fait, il a été successivement apprenti-technicien dans un laboratoire de chimie, éclairagiste au théâtre, dramaturge de l’absurde salué par Samuel Beckett, manœuvre dans une brasserie industrielle, porte-parole d’un mouvement dissident non-violent, auteur d’essais, prisonnier politique à trois reprises et finalement président de son pays !
EA : Comment expliquer une telle trajectoire ?
S. Lehuger : Pour Havel, ce ne sont pas ces différents rôles qui définissent son identité, mais plutôt ce qu’il appelle son intégrité, c’est-à-dire la cohérence dans le fil de ses actions et les valeurs qu’il s’est senti responsable d’honorer tout au long de sa vie. Il s’agit d’un homme qui a su rester fidèle à lui-même en toutes circonstances.
EA : Toutes ?
S. Lehuger : Autant qu’un humain le peut… Il lui est bien sûr arrivé de trébucher. Par exemple, quand le gouvernement totalitaire qui l’avait emprisonné parce qu’il était dissident lui a offert la possibilité de sortir de prison s’il se dédisait, il a accepté ce compromis. Ceci étant, ce moment de faiblesse l’a hanté toute sa vie. Parce qu’il était convaincu que sans valeur morale pour nous guider, on ne faisait qu’errer dans le monde sans boussole ; qu’en vivant « sans foi ni loi », on menait une existence absurde, qui n’avait pas de sens. Si bien que, quelques années plus tard, quand il a eu le choix entre quitter le pays pour éviter un retour en prison ou rester et assumer son destin, il a cette fois préféré sacrifier sa liberté.
EA : Une décision qu’on peut relier à son concept de « vie dans la vérité »…
S. Lehuger : La « vie dans la vérité » recouvre une existence où les individus s’efforcent de vivre authentiquement malgré l’idéologie du régime communiste totalitaire, c’est-à-dire prennent leurs responsabilités, défendent la dignité humaine et rejettent l’oppression dans un système qui impose un masque sur la vérité et qui fonctionne comme une religion sécularisée, offrant des réponses toutes faites en échange de la soumission de la volonté individuelle.
EA : Quel rôle la spiritualité jouait-elle dans la pensée de Václav Havel ?
S. Lehuger : Havel considère que l’homme ne peut pas vivre une vie sans spiritualité. Ce qui ne signifie pas adhérer à une religion en particulier. Pour Havel, la spiritualité traditionnelle de l’Europe, c’est sa croyance en l’universalisme. Pas celui qui essentialise et dissout les singularités, mais celui qui reconnaît ce qu’il y a de commun à tous les humains. Un universalisme humaniste qui reconnaît que nous formons une seule communauté et amène à assumer notre responsabilité envers tout et envers autrui. Autrement dit : Havel affirme que l’être humain ne peut pas être réduit à une raison dénuée de valeurs moralement supérieures. Selon lui, « la liberté n'est concevable que si elle repose sur la responsabilité devant une autorité placée au-dessus de nous ». Il estime ainsi que « la valeur de nos actes sera jugée ailleurs que dans le cercle des mortels qui nous entourent » et qu’il nous faut « pencher, en cas de dilemme, du côté de la voix qui monte des tréfonds de notre conscience ».
EA : Cette idée est-elle à mettre en rapport avec un autre de ses concepts, la « Mémoire de l’Être » ?
S. Lehuger : Le concept de « Mémoire de l’Être » désigne justement une instance qui sait tout, se souvient de tout et mesure tout. Il n’y a pas seulement un jugement dernier mais un jugement à tout instant. Rien de ce qui s'est passé ne peut plus être annulé, tout reste dans la Mémoire de l'Être. Ainsi, nous sommes condamnés à être nous-mêmes à jamais, nous sommes ce que nous décidons de faire à chaque instant.
EA : Vous avancez que la pensée de Václav Havel faisait de lui un « leader éthique ». Pourquoi ?
S. Lehuger : Havel est ovationné dix-sept fois lors de son discours au Congrès des États-Unis en 1990. Il y explique que notre conscience doit rejoindre notre raison, sans quoi nous sommes perdus. Nous devons découvrir un nouveau respect qui nous transcende. Et nous ne devons pas attendre l’impulsion d’un changement de l’extérieur : « Chacun d’entre nous doit commencer par lui-même. Si nous devions tous attendre que l’autre commence, l’attente n’en finirait pas. » L’exemplarité de quelques-uns démontre qu’il reste toujours possible de vivre dignement. La responsabilité est une attitude que l’on choisit ou non d’endosser.
EA : Une fois président, comment Václav Havel a-t-il navigué entre ses idéaux philosophiques et les réalités politiques ?
S. Lehuger : Dans le contexte de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’URSS, Havel aurait pu mener une purge radicale. Mais il a préféré soutenir une « loi de l'Illumination » qui empêchait les anciens communistes de haut rang d'occuper des postes publics tout en veillant à une application équitable du texte, conciliant justice et stabilité pour la jeune démocratie tchèque. Comme Mandela, il a choisi la réconciliation plutôt que la revanche, cherché à guérir les divisions de son pays tout en établissant des bases solides pour une société démocratique et inclusive.
EA : Quid de l’exercice du pouvoir ? Comment Václav Havel l’a-t-il mené ?
S. Lehuger : Il s’est efforcé de rester fidèle à ses engagements en encourageant une gouvernance transparente ainsi que des initiatives comme l’organisation de forums publics pour réduire le fossé entre les gouvernants et les électeurs, où les citoyens pouvaient s’informer directement des actions de leurs dirigeants et questionner leurs politiques. À un niveau plus personnel, Havel a souvent refusé les privilèges habituellement accordés aux chefs d’État. Par exemple, il a préféré vivre dans sa modeste maison plutôt que de s’installer dans le palais présidentiel, de même qu’il utilisait sa voiture pour les déplacements officiels plutôt que les véhicules luxueux de la présidence.
EA : Vous comparez Václav Havel au « philosophe-roi » de Platon. Pourquoi ?
S. Lehuger : Platon rêve d’un philosophe-roi dont le désintéressement pour le pouvoir garantirait précisément qu’il saurait en faire un bon usage. Ce positionnement me paraît correspondre à celui de Havel, que rien ne prédestinait à la politique et qui n’a d’ailleurs pas cherché à prendre le pouvoir mais a plutôt répondu aux exhortations de ses concitoyens. Autre convergence : de même que le philosophe-roi de Platon veille à placer l’intérêt général au-dessus de ses intérêts particuliers, Havel se montre toujours attentif à interroger ses motivations. Lucide et honnête, il se méfie de lui-même : s’engage-t-il pour le bien de sa patrie ou pour les avantages liés à sa fonction ? Saura-t-il résister à la tentation des privilèges ? C’est pour cette raison qu’à ses yeux la politique demande davantage de sens moral que la plupart des activités humaines et devrait, à ce titre, constituer le domaine réservé des esprits éveillés.
EA : Comment la pensée de Václav Havel peut-elle nous aider à réfléchir les grands défis contemporains ?
S. Lehuger : Je trouve sa philosophie inspirante pour transformer l’inquiétude face à l’avenir en une force pour changer le monde. Havel nous invite à réfléchir profondément sur notre propre engagement : devons-nous nous sentir responsables de ces défis qui nous dépassent ? Et jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour défendre nos convictions ? Après 5 ans de prison en tant que dissident, Havel continuait de dire : « Essayons d’être fous et de demander le plus sérieusement du monde que change ce qui est en apparence immuable ! » Était-il vraiment fou ? Il faut croire que non puisque, au moment de la chute du mur de Berlin, poètes, philosophes et même chanteurs se sont retrouvés dans les parlements et au sein des gouvernements ; ceux qui avaient refusé de « faire preuve de raison » et avaient continué à imaginer un monde meilleur ont fini par réellement réécrire l’Histoire. Havel lui-même est devenu président et a alors rappelé à ses concitoyens : « On m’a dit que ce n’était pas possible et que c’était une folie. Et pourtant : c’est possible et nous voici ici tous ensemble. L’espoir n’est finalement pas déraisonnable mais au contraire une victoire de notre raison commune sur les mécanismes politiques dans lesquels la force d’inertie a failli nous emprisonner. »
EA : Avez-vous des exemples concrets d’enjeux contemporains auxquels la pensée de Václav Havel peut aider à répondre ?
S. Lehuger : Face par exemple aux menaces que font peser le populisme, le nationalisme et la désinformation sur nos démocraties, Havel souligne l’importance cruciale de la vérité et invite les citoyens à se tenir à distance des simplifications fallacieuses et des rhétoriques réductrices. Ou encore, face aux problématiques telles que les migrations, les inégalités internationales et les pandémies, il envisage une solidarité globale en défendant l’idée que l’humanité partage une communauté de destin et que nous appartenons tous et toutes au même ensemble mondial.
EA : Évoquait-il aussi les enjeux écologiques ?
S. Lehuger : Dans une lettre écrite depuis la prison dans les années 1980, Havel parle à sa femme d’un reportage sur les vaches qu’il a regardé à la télévision. Il décrit comment ces dernières sont traitées comme des machines, avec une entrée pour leur alimentation et une sortie pour le lait qu'elles produisent. Il note que les animaux ainsi traités sont certes utiles mais que ce processus leur coûte leur véritable nature, les empêchant d'être réellement des animaux. Il ajoute que cette façon d’aborder le monde conduit en définitive à une perte de celui-ci : en soumettant la nature, l'homme la détruit.
EA : Václav Havel peut-il aussi nourrir la réflexion des ESSEC sur l’économie et le management ?
S. Lehuger : Sa vision de l’absurde en particulier peut offrir des éclairages précieux face à la perte de sens au travail. Havel constatait déjà à son époque une dissonance entre la quête humaine de sens et un univers indifférent, se traduisant dans le contexte du travail par des tâches dépourvues de signification intrinsèque ou par des objectifs d’entreprises en décalage avec les valeurs personnelles des employés. Pour répondre à cette dissonance, Havel invite d’une part à rechercher l’authenticité, l’alignement entre nos activités quotidiennes et nos valeurs, d’autre part à contribuer à des objectifs plus vastes et plus nobles que les seuls profits, en visant des bénéfices pour la société dans son ensemble.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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