Audrey Paranque (BBA 07 & M08) : « Il faut protéger l’Amazonie et ses peuples autochtones »
Avec l’association Jiboiana, Audrey Paranque (BBA 07 & M08) lutte pour la protection des populations autochtones et de l’environnement en Amazonie. Entre le bilan des années Bolsonaro et les promesses électorales de Lula, elle dresse un constat alarmant de la réalité sur le terrain – tout en ouvrant des pistes pour une amélioration de la situation.
ESSEC Alumni : Comment en êtes-vous venue à vous engager auprès des populations autochtones d’Amazonie ?
Audrey Paranque : Je cultive un intérêt pour les populations autochtones et leurs cosmovisions depuis mon plus jeune âge. Mais c’est seulement à partir de mon échange universitaire au Mexique puis de mon installation au Brésil en 2010 que j’ai pu aller à leur rencontre. Dans les années qui ont suivi, j’ai multiplié les contacts avec diverses communautés locales, en marge des nombreux voyages que j’effectuais sur le continent en tant que responsable développement chez AccorHotels. Ces expériences m’ont profondément transformée, au point que j’ai décidé en 2017 d’abandonner la ville et la vie d’expatriée pour m’immerger avec des peuples d’Argentine, de Bolivie puis d’Amazonie – région où j’ai fini par poser définitivement mes valises.
EA : Pourquoi ces rencontres avec les populations autochtones vous ont-elles autant marquée ?
A. Paranque : Les peuples autochtones m’ont montré la beauté de la biodiversité du vivant mais aussi les innombrables menaces qui pèsent sur ce paradis et leur impuissance face à ce cataclysme. J’ai ressenti la nécessité d’agir avec et pour eux, de préserver non seulement la nature mais aussi la connaissance qu’ils en ont, leur culture et leurs savoirs.
EA : Quelle est la situation des populations autochtones aujourd’hui ?
A. Paranque : Il est très difficile de généraliser car il existe environ 305 peuples autochtones au Brésil, certains vivant à proximité de grandes capitales et d’autres n’ayant jamais eu de contact avec notre société. Cependant, ils doivent dans leur grande majorité se battre pour le respect de leurs droits fondamentaux, de leurs territoires et de leurs modes de vie, aujourd’hui menacés par des activités économiques prédatrices (exploration minière, élevage intensif, plantations de soja, exportation de bois…) ainsi que par le prosélytisme d’églises évangéliques extrémistes.
EA : Comment ces pressions se traduisent-elles concrètement ?
A. Paranque : D’abord par des violences physiques, sexuelles et psychologiques d’une fréquence et d’une intensité alarmantes. Ensuite par des conditions de survie difficiles : l’accès au soin, à l’éducation et parfois même à l’eau potable constitue un défi quotidien. La situation s’est particulièrement aggravée ces dernières années.
EA : Pourquoi cette aggravation récente ?
A. Paranque : Le gouvernement Bolsonaro a démantelé les principales institutions protectrices de l’environnement et des peuples premiers comme la FUNAI, ICMBio et IBAMA, a refusé de pénaliser nombre de pratiques illégales et a au contraire promu différents projets de loi aux effets délétères, incitant les industriels à s’approprier les terres autochtones ou encore autorisant l’utilisation de pesticides très toxiques… Ici, certains n’hésitent pas à utiliser le terme de « génocide ».
EA : L’élection de Lula peut-elle changer la donne ?
A. Paranque : Le retour de Lula aux commandes suscite beaucoup d’espoir car il se positionne clairement en faveur de la résolution des problématiques sociales et environnementales qui affectent directement les populations autochtones. Il a notamment promis la création d’un ministère des Peuples autochtones, réaffirmé lors de la COP « l'obligation morale et éthique de réparer ce qui a été causé aux peuples autochtones », promis de lutter pour une « déforestation zéro » et proposé d'organiser en Amazonie la Conférence mondiale sur le climat en 2025.
EA : Au-delà des aléas politiques, comment les populations autochtones peuvent-elles se défendre ?
A. Paranque : Les jeunes générations tentent de pousser les portes des universités pour devenir avocats, médecins… tout métier susceptible de leur donner la capacité et la légitimité nécessaires pour défendre et protéger les leurs. En 2022, deux femmes indigènes ont ainsi été élues députées ! Les peuples autochtones se connectent en outre via les réseaux sociaux et forment des alliances, parfois même entre factions historiquement ennemies.
EA : Vous contribuez à la lutte avec votre association Jiboiana. Quelles actions menez-vous ?
A. Paranque : Nous intervenons sur deux plans. D’une part, nous agissons sur le terrain, notamment dans les États du Acre et du Pará en Amazonie Brésilienne, pour aider les communautés locales à se maintenir sur leur territoire : forage de puits, programmes de reforestation et de préservation culturelle, intermédiation de dialogue avec les autorités locales… D’autre part, nous portons la voix des populations autochtones sur la scène internationale pour donner de la visibilité et du poids à leurs revendications.
EA : Vous avez notamment invité en Europe des leaders et activistes autochtones…
A. Paranque : En effet. En octobre dernier, entre les deux tours des élections brésiliennes, nous avons invité en Europe 6 leaders et activistes des peuples Munduruku, Huni Kuin, Iny-Karaja, Pataxó et Sateré-Mawé. À Paris d’abord, nous avons réalisé la première Marche pour l’Amazonie, organisé plusieurs événements (débats à la Fondation GoodPlanet et à l’Académie du Climat, conférence de presse, rencontres culturelles…) et échangé avec différents responsables de l’UNESCO. En Belgique ensuite, nous avons effectué des interventions au Parlement européen et au Parlement belge, échangé avec la ministre belge de l’Écologie et des représentants d’Amnesty International ainsi que des entrepreneurs, des étudiants et des artistes, répondu à plusieurs interviews pour la télévision et la presse, pris la tête d’un cortège de 30 000 personnes manifestant pour le climat sous la bannière « Walk for your Future », ou encore orchestré l’enregistrement en studio de chants autochtones.
EA : Quels étaient les objectifs de cette initiative ?
A. Paranque : Il s’agissait d’ouvrir aux leaders autochtones des espaces d’expression auxquels ils n’ont pas accès habituellement : institutions européennes, universités, rues, salles de spectacle, médias… De là, l’espoir était à la fois de sensibiliser les Européens sur les menaces identitaires, territoriales et environnementales auxquelles les peuples autochtones font face, d’alerter sur la responsabilité du monde occidental dans cette situation, de faciliter les échanges et favoriser l’émergence de solutions et d’alliances face à ces enjeux, et de lever des fonds pour les projets des populations autochtones et de l’association Jiboiana.
EA : Quels résultats avez-vous obtenus jusqu’ici ?
A. Paranque : C’est la deuxième fois que nous organisons une opération de ce type. En 2021, en plus de nous rendre à Paris et Bruxelles, nous avions participé à la COY16 et à la COP21 à Glasgow. Sur le plan humain, les résultats sont très positifs, avec beaucoup d’émotion et de connexion. Les jeunes en particulier manifestent un intérêt sensible, et les leaders se sentent valorisés et entendus, en plus d’acquérir une meilleure compréhension de nos modes de vies et de nos fonctionnements. Les retombées médiatiques sont en outre significatives, que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux grâce notamment aux relais d’artistes et d’activistes comme Camille Etienne, Adelaïde Charlier, Vinz Kanté, Inès Rau, Lucie Lucas, Alexia Giordano et Carole Brana. Enfin, des alliances prometteuses se sont nouées à ces occasions avec de nombreuses organisations : GreenPeace, Rise for Climate, l’UNESCO, Amnesty International, Envol Vert, Planète Amazone, StopEcovide, Sea Shepherd…
EA : Parallèlement à vos activités avec l'association Jiboiana, vous avez aussi fait venir une délégation du Parlement européen en Amazonie…
A. Paranque : J'échange régulièrement avec l'eurodéputée Michèle Rivasi et son équipe sur des dossiers comme la déforestation illégale ou les accords commerciaux du Mercosur et leurs conséquences pour les peuples autochtones du Brésil, et j'ai fini par lui proposer de venir constater la situation sur le terrain. Elle est venue pendant 10 jours avec une délégation de 12 personnes du parlement Européens dont les Eurodéputés Anna Cavazzini et Claude Gruffat, deux conseillers parlementaires spécialisés : transition écologique et commerce international et un reporter. Nous sommes d’abord restées à São Paulo pour des rencontres avec des scientifiques, académiques, politiques, leaders autochtones (Guajajara et Xakriaba) et représentants de la société civile et d'ONG, dont Sônia Guajajara, actuelle ministre des Peuples autochtones, et Marina Silva, actuelle ministre de l’Environnement. Puis nous nous sommes rendus dans l’État du Pará pour discuter avec les communautés Munduruku, Borari, Arapiun, Tembé, Jaraqui, Guajajara et Xakriaba qui souffrent de pressions et menaces sur leurs territoires. Nous avons survolé des zones d’orpaillages illégales, constaté avec horreur l’avancée de la culture du soja, mais aussi découvert des initiatives de bioéconomie de la forêt, marché dans la forêt primaire, pris des bains de rivière, écouté des chants sacrés… Enfin, nous avons terminé le voyage à Brasilia pour d'autres rencontres. J'ai organisé l'ensemble de cette mission avec l’aide d’une collègue brésilienne, Cristina Saraiva, via mon entreprise Amazonia Land.
EA : Quelles actions prévoyez-vous dans un avenir proche ?
A. Paranque : L’association Jiboiana coordonne actuellement un vaste programme de reforestation participatif sur le territoire Huni Kuin Igarapé do Caucho, qui se situe dans l’État du Acre en Amazonie brésilienne. L’objectif est à la fois environnemental et social : l’agroforesterie doit permettre aux communautés locales d’atteindre l’autonomie alimentaire et de générer des revenus via des initiatives de bioéconomie. Initiée en 2021 avec la création d’une grande pépinière communautaire, l’initiative est désormais pilotée au quotidien par une équipe d’agents Huni Kuin qui accompagnent les familles des 8 villages participants. En 2022, nous avons ainsi pu construire 10 nouvelles pépinières, produire plus de 15 000 plants, et organiser plus d’une trentaine d’ateliers de formation théorique et pratique.
EA : Vous portez aussi un nouveau projet, AWA…
A. Paranque : Je me suis associée à Laetitia Jeanpierre pour cette nouvelle initiative qui vise à organiser des voyages d’immersion en Amazonie pour des francophones souhaitant étudier avec la population autochtone les plantes de la forêt et leur utilisation pour la santé. Nous avons déjà fait un premier test concluant et nous envisageons également des formats de rencontres virtuelles pour rendre ces savoirs accessibles à tous.
EA : De fait, vous nous appelez aussi à nous inspirer des populations autochtones d’Amazonie – notamment face aux changements climatiques. Que peuvent-elles nous apprendre sur le sujet ?
A. Paranque : Les peuples autochtones coexistent de façon harmonieuse avec la nature depuis des siècles. Ils représentent moins de 6 % de la population mondiale mais protègent plus de 80 % de la biodiversité de la planète. Ce savoir-vivre et ce savoir-être regorgent d’enseignements pour nous, les Occidentaux. Au-delà des pratiques, c’est un autre regard qu’ils nous apportent. À leurs yeux, la « Nature » est réellement la « Mère », qui subvient à tous leurs besoins, offre l’eau, les plantes alimentaires et médicinales, les animaux pour la chasse et la pêche, les matériaux pour les habitats, les outils et l’art. Les peuples autochtones respectent profondément la nature et nourrissent avec elle un lien que l’on pourrait qualifier de sacré. Nombre d’entre eux pratiquent encore aujourd’hui des rituels et cérémonies pour se connecter aux mondes visible et invisible de la forêt. Cette relation me paraît propre à nous inspirer, à éveiller nos consciences, en nous rappelant que nous sommes aussi « Nature » et que de sa protection dépend notre survie.
EA : Comment les ESSEC peuvent-ils soutenir vos actions ?
A. Paranque : Pour nos actions en Amazonie, nous manquons encore cruellement de ressources financières pour payer les équipes locales, le matériel, l’essence, les équipements de communication et de surveillance des territoires (téléphones, ordinateurs, drones, GPS, talkies- walkies). Pour nos actions en Europe, nous avons besoin de support logistique pour nos tournées annuelles : hébergement sur Paris et Bruxelles, mise à disposition de salles de conférence et de spectacle, alimentation, transport… Nous réalisons régulièrement des campagnes de crowdfunding, auxquelles vous pouvez participer via nos réseaux sociaux : Instagram, Facebook, Hello Asso. Mais n’hésitez pas à me contacter directement pour tout contact ou conseil susceptible de nous aider à lever des fonds !
EA : Plus largement, comment les ESSEC peuvent-ils contribuer à la défense des communautés autochtones ?
A. Paranque : Pour les soutenir, consultez et partagez toutes les informations disponibles sur la situation, mais aussi évitez de consommer les produits qui peuvent provenir de territoires autochtones en conflit (viande de bœuf, soja, bois, or et autres minerais), et saisissez toute occasion de valoriser leur culture et leurs arts. Car la biodiversité en Amazonie n’est pas que naturelle, elle est aussi humaine et culturelle.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
Vous avez aimé cet article ? Pour que nous puissions continuer à vous proposer des contenus sur les ESSEC et leurs actualités, cotisez à ESSEC Alumni !
Image 1 : © Zé Vicente
Image 2 : © Nicolas Cortes
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés