Retour aux actualités
Article suivant
Article précédent

Mickaël Berrebi (E13) : « Il faut sortir du flou qui entoure la finance responsable »

Interviews

-

30/11/2022

Dans son récent ouvrage Investir pour nos valeurs ?, Mickaël Berrebi (E13) expose ce qu’il appelle les cinq failles de la finance responsable, et propose ses solutions pour que les épargnants puissent réellement investir en cohérence avec leurs valeurs. Explications. 

ESSEC Alumni : Comment votre parcours vous a-t-il mené à vous intéresser à la finance responsable ? 

Mickaël Berrebi : Dans le cadre de mes activités professionnelles, je conseille des entreprises et des investisseurs institutionnels en matière de placements, et depuis plusieurs années, la finance responsable est devenue une préoccupation incontournable pour la majorité de mes interlocuteurs. Mais le flou persiste le plus souvent dans cette industrie… D’où ma décision de rédiger un ouvrage proposant une prise de hauteur tout en suggérant des pistes de réflexion pour l’avenir.

EA : Quel constat faites-vous dans votre ouvrage ? 

M. Berrebi : En l’espace de quelques années, la finance responsable est devenue un phénomène mondial. Il est désormais usuel de proposer aux épargnants qui cherchent à investir d’ajouter à leurs critères financiers un socle de critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance – le fameux triptyque ESG. Si la démarche est évidemment louable, la notion de « valeurs responsables » reste subjective et varie d’un fonds à l’autre. Il peut donc y avoir un décalage entre la promesse formulée et ce qui est réellement attendu ou compris par l’épargnant, par exemple en termes d’impacts sur le climat ou la biodiversité.

EA : Quelles sont les différentes définitions existantes de la finance responsable ? 

M. Berrebi : Les organismes financiers s’accordent tous plus ou moins pour considérer l’investissement responsable comme un investissement prenant en considération des critères extra-financiers. Le flou intervient surtout sur le plan de la mise en œuvre. Par exemple au niveau des méthodologies retenues : certaines consistent à exclure des secteurs d’activité entiers, comme les armes ou le charbon, alors que d’autres autorisent au contraire tous les secteurs. Quelle approche est la plus pertinente ? Tout dépend du degré d’exigence des épargnants.

EA : Quelle serait votre définition de la finance responsable ?

M. Berrebi : La définition telle qu’elle existe me convient à peu près. En revanche, je pense qu’on ne devrait pas parler de « la » finance responsable, mais plutôt « des » finances responsables. Tous les épargnants sont différents. C’est pourquoi il est illusoire d’imaginer une vision unique en la matière. Au contraire, il faut troquer notre vision binaire « responsable / non-responsable » par une approche plus granulaire et déclinable en plusieurs piliers. J’appelle de mes vœux un système où les épargnants pourraient sélectionner les fonds avec la « carte d’identité extra-financière » qui leur ressemble le plus en fonction des valeurs qu’ils souhaitent défendre en priorité. En définitive, ce sont la communication et la lisibilité extra-financière qui se trouvent au cœur du sujet !

EA : Selon vous, le flou actuel tient-il plutôt à une réflexion théorique et juridique qui n’a pas encore abouti – ou à une tentative de manipulation des marchés par des acteurs peu scrupuleux ?

M. Berrebi : Un peu des deux, mais pas uniquement. La difficulté tient aussi au fait que derrière les convictions environnementales ou sociétales se cachent souvent des visions politiques différentes. Par exemple, le nucléaire ou le gaz sont-ils des énergies vertes ? La question agite particulièrement les pays membres de l’Europe et les États-Unis, qui se livrent à une véritable course réglementaire pour imposer leurs normes, avec les enjeux de captation des flux de capitaux que cela induit, et cette dimension ne manque pas de complexifier les débats autour de la finance responsable.

EA : Comment aboutir à une définition claire et universelle ?

M. Berrebi : Il faudrait a minima réunir deux conditions. La première serait d’élaborer et d’adopter des normes extra-financières communes et internationales. La seconde serait d’accepter l’idée d’une finance responsable plurielle, comme évoqué précédemment.

EA : Aujourd’hui, que recouvrent les données extra-financières ? 

M. Berrebi : Sur le volet environnemental, il peut s’agir d’indicateurs tels que l’empreinte carbone, la gestion de l’eau ou le traitement des déchets ; ou sur le volet social, du nombre d’accidents du travail et du taux d’absentéisme. Ces différentes informations permettent ensuite aux fonds responsables de calculer une notation extra-financière qui, selon la méthode appliquée, rendra l’entreprise éligible ou non à leur portefeuille. Par exemple, la méthode best-in-universe préconise d’exclure toute entreprise obtenant une note inférieure à un certain seuil ; si aucune entreprise d’un même secteur d’activité n’obtient de note suffisante, alors le fonds ne pourra contenir aucun actif provenant du dit secteur. En revanche, la méthode best-in-class préconise de conserver les entreprises ayant les meilleures notes par rapport à leurs pairs du même secteur ; dans ce cas, on pourra retrouver tous les secteurs dans le fonds, dont l’industrie pétrolière ou gazière… 

EA : Comment aider les épargnants à s’y retrouver ? 

M. Berrebi : Plusieurs labels ont été lancés partout en Europe à cet effet. Mais cela ne suffit pas forcément à éviter la confusion, voire au contraire, car de fortes disparités existent aussi entre les labels. En témoignent les deux labels d’État lancés par la France, : si le label ISR tolère l’ensemble des secteurs d’activité, le label Greenfin applique quant à lui un filtre d’exclusions, notamment en interdisant les investissements dans la filière nucléaire.

EA : Quel rôle jouent les agences de notation dans cette dynamique ? 

M. Berrebi : Un rôle considérable, car si certaines des données extra-financières sont objectives, d’autres sont élaborées par les agences elles-mêmes, avec une part de subjectivité. Au point qu’on aboutit parfois à de fortes divergences de notation pour une même entreprise selon l’agence : ainsi en 2020, l’agence MSCI saluait la durabilité des voitures Tesla tandis que l’agence FTSE classait le constructeur automobile parmi les pires acteurs du secteur sur le plan environnemental… 

EA : À quoi tient cette subjectivité ? 

M. Berrebi : Par définition, il s'agit d'une matière subjective car les notations extra-financière reflètent des visions environnementales ou sociales. Or, ces dernières peuvent parfaitement être différentes d'une agence à l'autre. A cela s'ajoute les biais induits par la méthode de notation que les agences élaborent. D'ailleurs, même si les agences de notation extra-financière sont plus indépendantes que les agences traditionnelles, étant rémunérées par les investisseurs plutôt que par les émetteurs souhaitant se faire évaluer, leur modèle économique les rend aussi plus fragiles financièrement. Résultat : alors que la grande majorité des agences extra-financières étaient européennes jusqu’à 2015, on assiste depuis à une vague de rachat massif par des groupes anglo-saxons. Si la nationalité de l’actionnariat ne remet pas en cause la rigueur et le professionnalisme de l’agence, cela pourrait à terme conduire à privilégier une vision anglo-saxonne pour les notations extra-financières.

EA : En définitive, comment distinguer les gérants véritablement responsables des autres ?

M. Berrebi : Il ne s’agit pas de laisser penser que certains gérants seraient moins responsables que d’autres. Encore une fois, pour moi, il faut d’une part offrir une plus forte granularité dans la communication des approches responsables, afin d’adapter l’offre proposée à celle du profil véritable de l’épargnant, et d’autre part, mettre l’accent sur une plus grande transparence et une meilleure lisibilité quant à la méthode appliquée pour construire le portefeuille. Autrement dit, pour éviter toutes formes de confusion en tant que client, il faut repenser les normes de communication extra-financière.

EA : Au-delà des approximations, il y a tout de même aussi de véritables abus… 

M. Berrebi : Bien sûr, la finance responsable n’est pas étanche aux scandales. Il n’y a qu’à constater le nombre de fonds responsables qui étaient exposés aux titres Orpéa avant que l’affaire de maltraitance n’éclate au grand jour ! Autre incohérence : 70 % des fonds responsables dans le monde détenaient des actions Google (Alphabet) ou Amazon en 2021. Or dans mes deux précédents ouvrages La nouvelle résistance et L'avenir de notre liberté, mes co-auteurs et moi-même avons largement mis en évidence le double discours des GAFA, qui d’un côté nous promettent un monde meilleur grâce aux solutions numériques, et de l’autre multiplient les actions controversées : exploitation massive des données personnelle, tentatives transhumanistes, optimisation fiscale à outrance… Cependant face au greenwashing, n’oublions pas que le régulateur a aussi pour rôle et responsabilité de lutter contre la fraude et les communications trompeuses.

EA : Dans votre ouvrage, vous allez jusqu’à vous demander si l’investisseur responsable existe vraiment… Qu’entendez-vous par là ? 

M. Berrebi : Lorsque l’on s’intéresse au comportement des épargnants, il est toujours très intrigant de constater à quel point ils peuvent se montrer irrationnels. Ce qui est une bonne nouvelle pour la finance responsable… Car si la littérature tend à estimer qu’adopter une politique d’investissement responsable ne détruit pas la performance financière, il n’empêche qu’aujourd’hui, faire ce choix réduit inévitablement le champ des titres éligibles et contraint ainsi à construire un portefeuille structurellement plus concentré, donc plus risqué. Sur la décennie 2012-2021, cet écueil a pu être contourné car la politique monétaire expansionniste des grandes banques centrales et la baisse continue des taux a créé un environnement particulièrement favorable pour le marché des actions. Mais la remontée récente des taux d’intérêt et les tensions inflationnistes très fortes sur l’énergie constituent un premier test d’envergure pour évaluer à quel point les investisseurs responsables sont réellement attachés à leurs valeurs. Selon moi, un épargnant responsable devrait être tout aussi exigeant sur la performance financière que sur la performance extra-financière. Or sur ce point, les outils disponibles aujourd’hui restent largement insuffisants.


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni

Vous avez aimé cet article ? Pour que nous puissions continuer à vous proposer des contenus sur les ESSEC et leurs actualités, cotisez à ESSEC Alumni !

1 J'aime
2025 vues Visites
Partager sur

Commentaires0

Veuillez vous connecter pour lire ou ajouter un commentaire

Articles suggérés

Interviews

Oriane Sarrouy (E23) : « L’élection américaine n’empêchera pas la croissance de la cleantech »

photo de profil d'un membre

Louis ARMENGAUD WURMSER

17 juillet

Interviews

Christophe Sanchez (E11) : « En France, il faut six générations pour sortir de la pauvreté »

photo de profil d'un membre

Louis ARMENGAUD WURMSER

08 juillet

Interviews

Paul Marty (E00) : « La crise énergétique est derrière nous, la transition devant »

photo de profil d'un membre

Louis ARMENGAUD WURMSER

02 juillet