Paul Marty (E00) : « La crise énergétique est derrière nous, la transition devant »
Après un début de carrière en fusions et acquisitions chez BNP Paribas à Londres, Paul Marty (E00) évolue depuis 17 ans chez Moody’s, où il dirige aujourd’hui une équipe en charge de la notation de crédit des utilities basées en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Il dresse un panorama du secteur et de ses perspectives face à la guerre en Ukraine et aux impératifs environnementaux.
ESSEC Alumni : Quel est l’état des lieux du secteur et du marché des utilities en Europe ?
Paul Marty : Depuis la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz initiée en Europe dans les années 1990, les utilities présentes dans les activités de production et de fourniture opèrent majoritairement dans un environnement concurrentiel. Seuls les réseaux de transport et de distribution restent des monopoles régulés. On distingue aujourd’hui trois principaux types de business model : les utilities intégrées présentes sur plusieurs parties de la chaîne de valeur comme EDF, les utilities régulées qui gèrent des réseaux comme RTE, et enfin les pure players opérant dans un seul domaine, souvent celui des énergies renouvelables. Le secteur bénéficie généralement d’une qualité de crédit solide qui reflète l’essentialité des services qu’il fournit et les barrières à l’entrée générées par des activités fortement capitalistiques.
EA : Où en est la crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine ?
P. Marty : La crise énergétique est en grande partie derrière nous, ce qui se traduit par des niveaux de stockage de gaz à des plus hauts historiques et des prix de gros en recul. Cela dit, le marché de l’Europe est devenu structurellement plus tendu dans la mesure où il a perdu sa principale source historique d’approvisionnement, à savoir le gaz russe importé par pipeline. Cette contrainte se traduit par des prix de gros qui restent durablement plus élevés et volatiles, malgré l’augmentation des importations de gaz naturel liquéfié (GNL).
EA : Quid de la transition énergétique ?
P. Marty : Les objectifs de décarbonation poussent les utilities d’une part à abandonner les activités les plus émettrices de carbone comme les centrales à charbon, d’autre part à investir dans des énergies renouvelables comme le solaire, l’éolien terrestre et en mer, et dans une moindre mesure dans des technologies émergentes comme l'hydrogène vert. Le nucléaire est également perçu comme un outil de décarbonation par certains pays. Ces technologies ont pour point commun de nécessiter des investissements importants, financés à la fois par les flux de trésorerie que génèrent les utilities, par de la dette et, de plus en plus au vu des montants requis, par des fonds propres. D’autant que le développement de capacités supplémentaires de production passe également par l’adaptation des réseaux de transport et distribution d’électricité : la Commission européenne estime ce chantier à 584 milliards d’euros pour la seule décennie actuelle.
EA : Quelles sont les principales spécificités des utilities en Europe par rapport au reste du monde ?
P. Marty : Les utilities européennes opèrent dans une région où le prix du carbone est l’un des plus élevés au monde – mais aussi où le coût nivelé de l'énergie (LCOE) pour les énergies renouvelables est modéré. Cette combinaison les incite à fermer leurs centrales au charbon et à adopter les énergies renouvelables à un rythme relativement rapide. Aux États-Unis, les utilities peuvent bénéficier grâce a l’Inflation Reduction Act (IRA) de subventions significatives pour l'énergie renouvelable et nucléaire, le stockage en batteries, l'hydrogène et les technologies de capture du carbone. En Asie en revanche, l’environnement règlementaire est en général plus favorable aux combustibles fossiles dans un contexte de forte croissance de la demande énergétique.
EA : Quelles sont les perspectives des utilities en Europe dans les années à venir ?
P. Marty : Selon nous, les perspectives crédit sont stables pour les utilities intégrées, grâce aux prix actuels de l'électricité et du gaz qui restent relativement élevés et soutiennent en conséquence les marges (même si les risques sociaux et d’intervention politique liés au niveau des factures d’énergie restent présents), comme pour les utilities régulées, grâce à des réglementations bien établies et transparentes ainsi qu’à nos anticipations de rendements autorisés en hausse. Un défi majeur n’en attend pas moins les entreprises du secteur : l’exécution de programmes d’investissements massifs destinés a connecter de nouvelles sources d’énergies renouvelables et soutenir l’électrification des usages à long terme.
EA : L’élection européenne récente peut-elle changer la donne ?
P. Marty : Un renversement pur et simple de la législation existante sur le climat paraît peu probable mais des gains de sièges pour des partis qui se sont opposés à cette législation par le passé pourrait ralentir le rythme et réduire l'ambition de nouvelles législations. Ce scénario ne manquerait pas d’impacter les objectifs et les plans de l’Union européenne en matière de réduction des émissions carbones et de développement des véhicules électriques, des énergies renouvelables et des infrastructures de réseau, qui nécessitent une coordination entre les États membres. Par effet rebond, les utilities en Europe verraient alors un ralentissement du rythme d’exécution de leurs programmes d’investissements.
EA : Les notations des agences comme Moody’s peuvent-elles influer sur ces trajectoires d’investissement ?
P. Marty : Nous évaluons de manière objective et indépendante le risque de crédit. Nos notations aident les participants sur le marché à prendre des décisions éclairées et facilitent l’allocation efficace du capital en fournissant aux investisseurs des perspectives indépendantes et un langage commun du risque de crédit.
EA : Comment garantissez-vous l’indépendance de vos notations ?
P. Marty : Nous avons mis en place des procédures et des politiques solides pour protéger l’indépendance et la qualité de nos notations, y compris une séparation stricte entre les activités analytiques et commerciales. Nous publions sur notre site toutes les méthodologies qui soutiennent nos décisions et nous expliquons toujours notre raisonnement, y compris les facteurs susceptibles de rehausser ou abaisser une notation.
EA : Et quelles ressources utilisez-vous pour conduire vos analyses ?
P. Marty : Nos principales sources d’information sont les rapports d’activité et états financiers des utilities, qui fournissent des données essentielles sur les performances des entreprises individuelles, ainsi que nos réunions avec leurs équipes dirigeantes. Par ailleurs, nous avons accès à diverses bases de données comme Bloomberg ou FactSet qui nous permettent de suivre les tendances de marché. Les rapports publiés par des organismes tels que l’Agence Internationale de l’Énergie ainsi que par les régulateurs nationaux (par exemple la Commission de Régulation de l’Énergie en France) ou européens sont également particulièrement utiles. Enfin, nos discussions avec nos collègues responsables des notations de crédit souveraines nous aident à mettre en perspective les dynamiques sectorielles avec les enjeux énergétiques nationaux.
EA : Quels supports recommandez-vous de consulter pour celles et ceux qui s’intéressent aux utilities en Europe ?
P. Marty : Je recommande notamment la lecture de notre perspective (outlook) annuelle sur le secteur, qui explique nos attentes d’un point de vue crédit sur les 12 mois à venir, et de notre rapport couvrant les principaux marchés de l’électricité en Europe. Nous produisons également des rapports sur les entreprises individuelles ainsi que sur des thématiques d’intérêt particulier pour les investisseurs, comme par exemple le nucléaire ou l’hydrogène vert.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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