Tina Robiolle (E00) : « Nous avons aidé des femmes afghanes à prendre le leadership »
Pendant plus de 10 ans, Tina Robiolle (E00) a porté l’Afghan Women Leaders Initiative, visant à aider les femmes afghanes à accéder aux postes à responsabilité dans leur pays. 2 ans après le retour au pouvoir des Talibans, elle dresse le bilan.
ESSEC Alumni : Comment êtes-vous devenue experte en négociation et résolution de conflits ?
Tina Robiolle : Passionnée de géopolitique, j’ai eu l’opportunité durant mes études de contribuer au lancement d’ESSEC IRENE (Institut de Recherche et Enseignement sur la Négociation en Europe). J’ai ainsi découvert les enjeux du développement de capacités dans le domaine de la négociation et la gestion des conflits. À la sortie de l’école, j’ai acquis une connaissance plus pratique de ces problématiques en prenant la direction d’une équipe d’une quinzaine de personnes au sein d’une boutique France Télécom (aujourd’hui Orange) dans le cadre de Télécom Talents (un programme pour hauts potentiels lancé cette année-là). En parallèle, j’ai continué à travailler pour IRENE qui m’a envoyée donner des cours à l’ESSEC, l’ENA et la Sorbonne. Après quelques années, j’ai décidé de m’investir à plein temps sur des activités de conseil et formation auprès d’organisations internationales et non-gouvernementales.
EA : Comment avez-vous intégré ce milieu ?
T. Robiolle : En 2003, IRENE a été sollicité pour collaborer avec un think tank américain dans le cadre d’une initiative au Burundi, menée en partenariat avec l’ONU et financée par divers bailleurs dont la Banque Mondiale. On m’a alors proposé de participer à une première mission : la formation d’une centaine de membres de l’ancienne armée nationale, de militaires observateurs de l’ONU et d’ex-rebelles. Cette expérience a confirmé mon intérêt pour ce type d’action.
EA : À partir de là, quelles autres missions avez-vous réalisées ?
T. Robiolle : J’ai eu la chance d’être rappelée pour de nombreuses missions similaires à destination d’autres groupes au Burundi mais aussi en RDC. Nous avons notamment contribué à développer un programme pour les écoles secondaires en partenariat avec le Ministère de l’Education du Burundi. Ce projet m’a motivée à entreprendre des études doctorales sur le rôle de ce type d’enseignement dans les pays dits fragiles. L’UNESCO m’a alors confié des recherches visant à formuler des recommandations en termes de politiques scolaires pour contribuer à la prévention des violences dans ce type de contexte.
EA : Et vous avez continué à creuser ce sillon…
T. Robiolle : Effectivement, j’ai par la suite réalisé des évaluations d’impact des projets de médiation conduits par le Centre HD pour le Dialogue Humanitaire en Libye et en Syrie. Plus récemment, j’ai été envoyée par le Programme des Nations Unies pour le Développement au Nigeria afin de faciliter un séminaire réunissant 70 acteurs locaux et internationaux dans le but d’établir un plan de stabilisation de la région du Lac Tchad, impactée par la présence de Boko Haram.
EA : Vous avez en outre cofondé l’Afghan Women Leaders Initiative. Comment est né ce projet ?
T. Robiolle : Après une longue carrière au CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique), ma mère Fahimeh s’est intéressée aux activités d’IRENE. Dans ce contexte, nous avons décidé d’organiser ensemble deux grandes conférences avec Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix 2003, dont un Mardi de l’ESSEC à l’occasion des 10 ans d’IRENE en 2006. Nous avons ainsi pu échanger toutes les trois sur les missions que je conduisais au Burundi et nous sommes demandé dans quelle mesure une telle initiative pourrait être conduite en Iran. Shirin Ebadi nous a alors dit que le régime ne le permettrait pas mais que nous devrions diriger nos efforts vers l’Afghanistan.
EA : Pourquoi cette suggestion ?
T. Robiolle : Les femmes afghanes avaient commencé à occuper une plus grande place au niveau politique grâce au changement de constitution et au système de quotas qui avaient notamment permis d’élire 69 d’entre elles au parlement. Cependant ces dernières n’avaient pas forcément tous les outils pour atteindre les objectifs de leur mandat. Il nous est apparu que nos formations pourraient leur être très bénéfiques, d’autant plus qu’elles seraient conduites en persan alors que l’essentiel de l’offre existante était proposé en anglais.
EA : Comment avez-vous concrétisé votre idée ?
T. Robiolle : Avec une députée française, vice-présidente du groupe d’amitié France-Afghanistan à l’Assemblée Nationale, nous nous sommes rendues à Kabul en 2009 pour déterminer si notre projet correspondait bien à un besoin. Après avoir rencontré un certain nombre de députées et obtenu leur validation ainsi que le soutien officiel du président du parlement afghan, nous avons entamé la recherche de fonds. Nous avons fini par obtenir le soutien financier du département d’Etat américain, du Ministère des Affaires Etrangères français et de l’Assemblée Nationale française pour conduire une formation à destination d’une première délégation de femmes députées afghanes. J’ai alors tout naturellement proposé à l’ESSEC d’accueillir celle-ci sur le campus de Cergy et d’y organiser une conférence avec les Mardis de l’ESSEC. Grâce au soutien de la direction de l’école et de ses équipes, cette expérience fut un succès.
EA : Quelles actions avez-vous menées ensuite ?
T. Robiolle : Ce premier opus en 2011 a permis de démontrer la validité de notre modèle et de convaincre d’autres bailleurs de financer d’autres formations par la suite. Ces dernières offraient aux femmes afghanes l’opportunité non seulement de renforcer leurs compétences en négociation mais aussi de développer des solutions face à des problématiques qui leur étaient propres. Au fur et à mesure, notre travail a dépassé le cadre du parlement. Lorsqu’en 2019, nous avons accueilli une nouvelle délégation à l’ESSEC, grâce à Vincenzo Vinzi et toujours avec les Mardis, les femmes reçues exerçaient des fonctions de haut niveau dans différents secteurs. L’une d’entre elles était la première femme candidate à la vice-présidence de l’Afghanistan ! Ce séminaire-là visait à définir des stratégies pour permettre à certaines de renforcer leurs chances de participer aux négociations engagées à l’époque par les États-Unis avec les Talibans. Trois d’entre elles ont été intégrées au processus un mois plus tard.
EA : Avez-vous continué vos actions depuis le retour au pouvoir des talibans ?
T. Robiolle : Nous sommes restées en contact avec les femmes afghanes de ces délégations. Quand les Talibans se rapprochaient de Kabul au début de l’été 2021, nous savions qu’elles figuraient toutes sur leur « kill list »… Au moment de la prise de la ville en août, notre objectif est devenu purement humanitaire : mettre ces femmes à l’abri. Depuis Paris, nous avons fait fonctionner notre réseau pour les évacuer. Grâce à nos contacts à l’ambassade de France à Kabul et au Ministère des Affaires Etrangères, nous sommes parvenues à faire venir certaines d’entre elles sur notre territoire – où elles se trouvent encore. Nous avons aussi aidé d’autres personnalités, notamment Zakia Khudadadi, athlète para-taekwondoïste de haut niveau qui devait se rendre aux Jeux Paralympiques de Tokyo. L’ESSEC est à nouveau entrée en jeu mais cette fois de manière indirecte. C’est Jean-Michel Blanquer, alors Ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, et ancien directeur général de l’école, qui a facilité l’évacuation de Zakia et son accueil en France où elle a pu reprendre ses entraînements. Joli symbole : elle a remporté la médaille d’or au championnat d’Europe de para taekwondo à la mi-août 2023, deux ans après la reprise de Kabul par les Talibans.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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