Adrien Cascarino (E10) : « Environ 1 adolescent sur 6 se scarifie »
Adrien Cascarino (E10) publie Scarifications : l’adolescent, les parents et les soignants face à l'insupportable aux Éditions Érès. Un ouvrage tiré de son expérience sur le terrain comme psychologue clinicien, qui vise non seulement à améliorer la prise en charge des personnes concernées mais aussi à soutenir celles et ceux qui les accompagnent.
ESSEC Alumni : Comment votre parcours vous a-t-il mené à étudier le sujet des scarifications ?
Adrien Cascarino : Durant mon adolescence, je rencontre et me lie parfois d'amitié avec de nombreuses personnes qui s’entaillent la peau régulièrement et de façon superficielle. Je suis à la fois très inquiet, perturbé mais aussi parfois fasciné devant leurs marques, leurs récits et une partie des écrits où elles décrivent ces incisions. Après l’ESSEC, je poursuis mes études pour devenir psychologue clinicien – choix en partie lié à ces rencontres de jeunesse. En tant que clinicien, je suis des adolescents et me rends compte que nombre d’entre eux se scarifient aussi mais n’osent pas en parler de peur de la réaction de leur entourage. Pour mieux comprendre ce qui se joue autour de ces pratiques et changer encore de point de vue, je prends une casquette de sociologue et passe une année d’observation dans le service de psychiatrie adolescent de l’Institut Mutualiste Montsouris. Je mène des entretiens avec les soignants, les adolescents et leurs parents, qui débouchent sur une thèse, soutenue fin 2020, puis sur ce livre.
EA : Les scarifications constituent-elle un phénomène répandu ?
A. Cascarino : D’après les statistiques récentes, environ 1 adolescent sur 6 s’est déjà scarifié dans le monde1 et le nombre d’adolescents hospitalisés en France pour scarifications a augmenté de 60 % depuis la crise du COVID2.
EA : Quels sont les principaux profils concernés ?
A. Cascarino : Contrairement à certaines idées reçues, la scarification n’est pas une pratique exclusivement féminine. Dans les faits, seuls deux tiers des personnes concernées sont des femmes, contre un tiers d’hommes.
EA : Quels mécanismes mènent-ils aux scarifications ?
A. Cascarino : Vaste question ! Les raisons pour lesquelles les adolescents se scarifient sont extrêmement variées et évoluent avec le temps. Au début, on peut se scarifier « pour voir » ou pour reproduire une pratique qu’on a vue ou dont on a entendu parler ailleurs, ou encore pour se faire du mal et se punir d’avoir raté quelque chose. Puis on peut continuer pour les sensations physiques provoquées par la montée d’endorphine, ou encore par défiance envers les parents qui ont « absolument interdit » de recommencer. Les enjeux de contrôle du corps, d’appel à l’aide, de « preuve » de la souffrance, de punition, de plaisir, d’expérimentation et d’apaisement des angoisses reviennent souvent, mais pas chez tout le monde et pas tout le temps. À noter en outre, de nombreuses personnes qui se scarifient modifient leur discours en fonction de ce qu’elles perçoivent de leur interlocuteur. Plusieurs adolescents ont pu ainsi me dire qu’ils aimaient beaucoup voir couler leur sang, ou même faire des dessins avec, mais qu’ils évitaient d’en parler car d’autres auxquels ils s’étaient confiés auparavant les avaient traités de « cinglés » ou leur avait intimé l’ordre de se taire.
EA : Pour avoir choisi d’approfondir ce sujet ?
A. Cascarino : Je suis parti d’un triple constat. Premièrement, les discours psychiatriques et psychologiques sur les scarifications ne correspondent pas à ce qu’en disent les adolescents eux-mêmes. Deuxièmement, il existe une littérature sociologique très critique envers les théories psychologiques sur les scarifications. Troisièmement, les personnes confrontées aux adolescents qui se scarifient (principalement les parents et les soignants) rapportent souvent se sentir mises en difficulté face à ces situations et font état de réactions et de ressentis disproportionnés par rapport au risque morbide de ces pratiques. J’ai donc décidé d’étudier ce qui se joue sur le plan psychique entre un adolescent qui se scarifie et un adulte censé prendre soin de lui, en espérant que cette réflexion permette une meilleure prise en charge.
EA : Dans votre ouvrage, vous commencez par reprendre l’histoire des études sur les scarifications…
A. Cascarino : Et cette entrée en matière s’avère riche en enseignements ! Par exemple, la première étude en France qui évoque le sujet porte sur les militaires qui se coupent la peau et a pour but de déterminer lesquels doivent être considérés comme « aliénés » et lesquels plutôt comme des « simulateurs » cherchant seulement à se soustraire au service… Or cette représentation dichotomique se retrouve encore aujourd’hui : souvent, les parents et les soignants séparent les scarifications entre acte « pensé », témoignant d’une tentative de manipulation, et donc répréhensible, ou acte « impensé », témoignant d’une souffrance et d’un déficit psychique, et nécessitant des soins. Autre trace historique de ce type : la représentation très genrée des personnes qui se scarifient, comme je l’évoquais précédemment. On peut faire remonter ce cliché aux années 1960, quand plusieurs psychiatres anglais et américains publient 9 articles où ils décrivent les personnes qui se scarifient comme des jeunes femmes séduisantes, intelligentes, mais parfois débordée par leurs émotions – ce qui n’est pas sans évoquer une autre figure caricaturale, celle de « l’hystérique ». Évidemment, tous ces psychiatres sont des hommes qui se font fort d’expliquer à ces jeunes femmes comment mieux gérer leurs affects et « respecter leur corps ». Ces études, qui ont souvent été écrites en excluant sciemment tous les cas masculins, trouvent encore des échos aujourd’hui ; ainsi j’entends souvent des soignants se désoler qu’une patiente se scarifie car elle a « un beau corps » et sera gênée en allant à la plage !
EA : Au-delà de cette contextualisation historique, votre propos s’articule à partir de votre expérience du terrain aujourd’hui. Quel constat dressez-vous ?
A. Cascarino : Les entretiens et les observations que j’ai pu faire sur le terrain tendent à montrer que la crispation du lien entre les soignants ou les parents et les adolescents se joue fréquemment autour de l’enjeu du contrôle du corps. Car la prise en charge des scarifications soulève deux questions très sensibles sur ce plan. Primo, à qui appartient le corps de l’adolescent – et donc qu’a-t-il le droit d’en faire ? Deuxio, comment prend-on soin d’une personne qui affirme trouver une forme d’apaisement dans le fait de s’entailler la peau ?
EA : Comment répondez-vous à ces questions ?
A. Cascarino : Ce que je montre dans mon livre, c’est que les scarifications, souvent, persistent précisément lorsqu’on cherche à répondre trop rapidement à ces deux questions. Par exemple, lorsque les soignants affirment à l’adolescent qu’ils savent mieux ce qui est bon pour lui et qu’il doit les écouter et arrêter de se scarifier. Mais aussi, à l’inverse, lorsque des parents déclarent que leur enfant peut faire ce qu’il veut et que ça ne les regarde pas. Aider quelqu’un qui se scarifie, c’est d’abord accepter qu’il n’existe pas de réponse évidente et aussi supporter d’écouter ce que cette personne a à raconter sur le sujet.
EA : Comment expliquer qu’aucune étude n’avait adopté cet angle auparavant ?
A. Cascarino : La majorité des études sur le sujet se concentrent sur les personnes qui se scarifient et occultent totalement la place de l’observateur. Le fait d’avoir écouté des adolescents qui se scarifiaient d’abord en tant que jeune moi-même et souvent ami, puis en tant que psychologue et enfin en tant que chercheur m’a probablement aidé à prendre du recul.
EA : Quelles conclusions tirez-vous de vos observations ?
A. Cascarino : Les soignants et les parents ont besoin de parler ! Pendant les entretiens, des soignants m’ont raconté en détail des scarifications qu’ils avaient vues 10 ans plus tôt et dont ils se souvenaient encore, et des parents m’ont déclaré avoir été « anéantis » par les entailles de leur enfant. Accompagner des adolescents qui se scarifient impose de se confronter à la vue du sang et de soigner des plaies, et génère un sentiment d’impuissance face à l’impossibilité d’empêcher toute blessure. Certains ne supportent pas. J’ai vu des soignants se désengager de la relation ou, pire, essayer de dissuader l’adolescent de continuer à n’importe quel prix, quitte à recoudre des plaies sans anesthésie.
EA : Fort de votre expérience, quelles solutions proposez-vous ?
A. Cascarino : Au niveau organisationnel, il est nécessaire de mettre en place des espaces de parole pour les soignants et parents confrontés à des adolescents qui se scarifient. Au niveau relationnel, travailler avec ces adolescents exige de s’interroger continuellement sur ce que signifie « prendre soin », de renoncer à l’idéal de toute puissance et de maîtrise du corps de l’autre qui irrigue souvent la représentation du rôle du soignant ou du parent, et d’accepter non seulement que l’arrêt des scarifications passe par un processus long, mais aussi que la décision revient, in fine, à la personne concernée. Enfin, au niveau sociétal, nous gagnerions à mieux informer la population sur les motivations derrière les scarifications, notamment en diffusant plus de récits issus de la sociologie. Par ailleurs, il faut aussi garder en tête qu’une bonne part des personnes qui se scarifient ne vont pas voir de psychologues et arrêtent par elles-mêmes au bout de quelques mois ou quelques années.
EA : Votre propos concerne-t-il exclusivement la France, votre terrain d’étude ? Ou s’applique-t-il de manière universelle ?
A. Cascarino : Mon propos s’appuie sur de nombreuses études européennes et américaines mais n’a probablement pas la même pertinence dans d’autres contextes, notamment dans les pays où les marques corporelles peuvent avoir une composante socioculturelle – par exemple il existe encore des scarifications rituelles en Afrique de l’Ouest, bien que la pratique perde en fréquence.
EA : Quelles ressources conseillez-vous aux ESSEC souhaitant approfondir ce sujet ?
A. Cascarino : Je recommande cette fiche résumé établie par un médecin généraliste, cet article que j’ai écrit sur le suivi d’une adolescente qui se scarifie, cet article (en anglais) d’une chercheuse en sociologie qui s’est elle-même scarifiée plus jeune, cet article d’un autre sociologue qui a interrogé de nombreuses personnes concernées en France, et enfin La Peau et la trace (Éditions Métailié) de David Le Breton, ouvrage qui date certes de 2003 mais qui contient de nombreux témoignages d’adolescents et qui le double intérêt d’être court et accessible.
1 F. Moloney et al. « Sex Differences in the Global Prevalence of Nonsuicidal Self-Injury in Adolescents: A Meta-Analysis », JAMA network open, 2024, 7, 6.
2 J-B. Hazo et al. « Hospitalisations pour geste auto-infligé : une progression inédite chez les adolescentes et les jeunes femmes en 2021 et 2022 », Études et résultats (DREES), 2024, 1300.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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