Albin Serviant (E92), relanceur de Têtu : « Ce magazine porte des valeurs qu’il faut continuer à défendre »
Têtu s’entête ! Ce magazine d’informations LGBTQI+, unique en son genre en France, était en passe de disparaître après 20 ans d’histoire. Mais Albin Serviant (E92), entrepreneur et investisseur en série, y a vu une pépite à laquelle il pouvait rendre son éclat.
ESSEC Alumni : Qu’est-ce qui vous a mené à reprendre Têtu ?
Albin Serviant : Ce projet est loin des mes lignes habituelles. J’évolue d’ordinaire dans le secteur de la French Tech, en tant qu’entrepreneur et investisseur auprès de start-up aux tours de financement conséquents. Mais les anciens actionnaires m’ont approché en octobre 2017 et j’ai été touché à la fois par les difficultés qu’ils rencontraient, entre crise de la presse et montage financier bancal, et par l’histoire de ce média, qui fêtera ses 25 ans en 2020. Je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser mourir une marque aussi iconique, et qu’avec mon expérience et mon réseau, je serais capable de faire la différence.
EA : Qui avez-vous mobilisé pour vous aider ?
A. Serviant : L’appui spontané de mon ami Hervé Labeille, professionnel reconnu des médias et du brand content pour la télévision, a été l’élément déclencheur d’un tour de table éclair, auquel ont participé de nombreux proches, dont Sylvie Moreau (E93), présidente de Coty Professional Beauty, Cyril Chapuy (E92), directeur général de L’Oréal Luxe, François Rispoli (E92), directeur général de Lincoln International, Jean Bonnavion (E94), partner chez Palamon Partners, Sylvain Berger-Duquene (E93), directeur France, Allemagne, Benelux et Scandinavie de Montagu Private Equity, et Emmanuelle Berger (E94), fondatrice de Brands & Funds et Coorganiz. Un groupe de talents qui n’apportent pas seulement un soutien financier à Têtu, mais aussi une expertise, dans des domaines aussi variés et cruciaux que les RH, le droit ou encore les relations publiques.
EA : Pourquoi avoir voulu sauver ce titre ?
A. Serviant : Fondé par Pierre Bergé avec le soutien de Yves Saint-Laurent, Têtu a été un acteur clé de l’émancipation de la communauté homosexuelle francophone, en contribuant à la fédérer et à lui donner de la visibilité – et plus largement en participant à la construction de l’identité gay et au développement du mouvement LGBTQI+. Ce magazine porte donc des valeurs de diversité et d’inclusion qu’il me paraît important de continuer à défendre dans la société actuelle. Car même si j’aimerais pouvoir dire le contraire, l’homosexualité est encore loin d’être acceptée en France.
EA : Quelles difficultés la population LGBTQI+ continue-t-elle de rencontrer en France aujourd'hui ?
A. Serviant : L’adoption reste souvent difficile malgré son inscription dans la loi, la santé des personnes LGBTQI+ pose encore des enjeux spécifiques qui ne sont pas suffisamment pris en considération, et le nombre de signalement d’agressions physiques à caractère homophobe a augmenté de 15 % en 2017, selon l'association SOS Homophobie. Toutes ces raisons, et bien d’autres encore, justifient l’existence d’un média comme Têtu.
EA : Par le passé, certains ont reproché à Têtu de représenter principalement l’homosexualité masculine, française, blanche, aisée et urbaine…
A. Serviant : Je pense que ce reproche tenait surtout aux modèles qui posaient en couverture – car dans ses pages, Têtu s’est toujours intéressé aux homosexuels dans toute leur diversité. Aujourd’hui, nous voulons représenter de manière encore plus visible les personnes transgenres, les femmes lesbiennes et, plus largement, tous ceux et toutes celles qui ne se reconnaissent pas dans une orientation sexuelle majoritaire. Tout simplement parce qu’un bon magazine doit être le reflet de son époque…
EA : Concrètement, comment cela va-t-il se traduire dans les pages du magazine ?
A. Serviant : La mue a déjà été entamée par l’équipe précédente, qui a notamment fait apparaître des personnes racisées et un homme trans en première page. Le nouveau Têtu devra également prendre à bras le corps les questions liées aux différentes formes de parentalités LGBTQI+ et au féminisme. Ce qui ne nous empêchera pas de continuer à célébrer le corps masculin queer. Tout cela peut cohabiter et se mélanger – comme dans la vraie vie !
EA : Têtu peut-il aussi intéresser un lectorat hétérosexuel ?
A. Serviant : Nous sommes persuadés que nous pouvons rassembler au-delà de notre cœur de cible. D’abord parce que les enjeux liés aux LGBTQI+ ne concernent pas seulement ces derniers, mais également leurs parents, leurs amis, leurs familles, et plus largement la société dans son ensemble. Ensuite parce que l’expérience le prouve : des médias comme le nôtre, notamment dans le monde anglo-saxon, attirent de fait un public large – notamment des femmes hétérosexuelles, mais aussi des hommes hétérosexuels, auxquels la presse masculine ne s’adresse pas toujours de manière très fine…
EA : À quoi ressemblera le nouveau Têtu ?
A. Serviant : La mission de Têtu est assez simple : relayer l’info LGBTQI+ en France et à l’étranger aux lectrices et lecteurs que cela intéresse. Cela peut autant recouvrir le coming out d’un Secrétaire d’État que la situation des homosexuels en Russie ou la visibilité des personnages queer dans les séries.
Mais plus que cela, nous voulons créer un espace de débat et de discussion. Têtu sera un média positif, proche de son public. Nous voulons célébrer les personnes LGBTQI+ et leurs parcours. Derrière l’actualité, il y a des vies. Des voix qu’on écoute rarement. Ce sont elles que nous voulons entendre. C’est à elles que nous voulons donner la parole. C’est pourquoi nous irons voir au-delà des sujets LGBTQI+ que traitent déjà les médias généralistes aujourd’hui, pour évoquer les expériences individuelles dans toute leur richesse, et dans toute leur force d’évocation. C’est en racontant les histoires des gens directement concernés par les grands débats de société, en montrant la réalité derrière les théories, qu’on fait évoluer les mentalités.
EA : Allez-vous conserver les supports existants - le magazine papier et le site Internet ?
A. Serviant : Le magazine sera conservé, mais dans une version trimestrielle repensée, à paraître d’ici la fin de l’année. Le site abritera des contenus exclusifs. Nous voulons aussi libérer la parole à travers de nouvelles formes d’expression, comme le podcast et la vidéo, pour évoluer au-delà d’une simple proposition papier, qui n’a plus grand sens dans un paysage médiatique bouleversé par le numérique.
EA : Qui sera aux rênes du nouveau Têtu ?
A. Serviant : Côté business, je suis actionnaire majoritaire et président de la société Têtu Ventures créée pour porter le projet. Mon rôle sera de protéger et pérenniser la marque dans la durée en me concentrant sur la stratégie, le financement et la diversification des sources de monétisation – notamment en développant les abonnements et le brand content.
EA : Et côté contenu ?
A. Serviant : Nous avons déjà recruté 4 journalistes et surtout notre directeur de la rédaction, Romain Burrel, qui sera le porte-parole de la marque et s’occupera de définir la stratégie éditoriale. Diplômé de sciences politiques, Romain exerce dans le monde des médias depuis près de 10 ans. Reporter, spécialiste des questions LGBTQI+, il a interviewé les plus grandes stars de la musique, du cinéma ou des séries télé au fil de ses collaborations avec Les Inrockuptibles, The Guardian et Numéro, entre autres. Chroniqueur chez LCI, Canal+ ou encore France Culture, où il dirige les équipes de l’émission La Grande Table, il a également réalisé plusieurs documentaires, assure la programmation du festival Séries Mania et mène une réflexion pour l’INA sur les nouveaux formats vidéo dans le digital. Un savoir-faire qu'il compte mettre à profit pour développer l’audience de Têtu.
EA : Têtu a déjà fait faillite deux fois. Comment comptez-vous réussir là où vos prédécesseurs ont échoué ?
A. Serviant : Je ne me permettrais pas de juger le travail des équipes précédentes – dont le bilan est loin d’être négatif ; avec peu de moyens, les derniers actionnaires en date sont parvenus à relancer 3 numéros, qui se sont vendus jusqu’à 18 000 exemplaires, ce qui est très honorable. La différence cette fois tiendra peut-être au timing – la crise de la presse n’est certes pas derrière nous, mais le secteur connaît à nouveau de belles réussites depuis quelques années, comme les titres Society et So Foot, lancés par Franck Annese (E00), ou encore le magazine Marmiton, édité par le célèbre site de recettes lui-même créé par Christophe Duhamel (M04), qui s’écoule à 120 000 exemplaires par numéro. Je suis donc confiant – d’autant que toutes les publications LBTQI+ anglo-saxonnes (5 au Royaume-Uni, plus encore aux États-Unis) génèrent en moyenne 20 % de profit. Il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas en France.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E11), responsable des contenus ESSEC Alumni
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