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Reflets #134 : Amélie Oudéa-Castéra (E99), les valeurs au cœur

Interviews

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05/11/2020

Amélie Oudéa-Castéra (E99) fait la couverture de Reflets #134 ! Elle y raconte son parcours exceptionnel, elle qui aurait probablement pu accompagner Mary Pierce et Amélie Mauresmo en équipe de France de Fed Cup si elle n'en avait décidé autrement. Vainqueure de l'Orange Bowl à l'âge de 14 ans, demi-finaliste à l'US Open en 1993 catégorie junior, puis à Roland-Garros et Wimbledon l'année d'après, elle décide pourtant de mettre un terme à une carrière de tennis pro pour suivre de brillantes études : Sciences Po Paris, l'ESSEC, une maîtrise de Droit puis l'ENA la conduiront rue Cambon à la Cour des comptes où elle passera deux ans – avant de rejoindre Axa comme chargée de mission auprès du directeur général du groupe, puis comme responsable de la cellule de stratégie et ensuite en tant que directrice marketing, marque, service et digital pour la France et le groupe. Depuis tout juste deux ans, Amélie Oudéa-Castéra est directrice exécutive e-commerce, data et transformation digitale, et membre du comex de Carrefour. Entretien. 

Reflets Magazine : Vous avez rejoint la Cour des comptes à votre sortie de l'ENA, pensiez-vous déjà à l'époque construire votre carrière professionnelle dans le monde de l'entreprise ?

Amélie Oudéa-Castéra : Non, pas forcément, mais j'avais la double culture. Par ma mère qui a fini sa carrière comme DRH de Snecma, et par mon père qui, lui, était haut fonctionnaire, avait été directeur de cabinet de plusieurs ministres, mais qui était aussi passé par le monde de l'entreprise. J'ai donc grandi entre une mère DRH d'une grande entreprise et un père qui a fait des allers-retours entre le public et le privé. Pour moi, ces deux mondes ont toujours été familiers. 

RM : Pourquoi avoir choisi le secteur de l'assurance après vos deux années passées à la Cour des comptes ?

A. Oudéa-Castéra : Parce que j'étais intéressée par les services financiers, et parce qu’ayant déjà rencontré mon mari (Frédéric Oudéa, actuel directeur général de la Société Générale, NDLR), qui était à l’époque le directeur financier de la Société Générale, entrer dans l'univers de la banque n'aurait pas été simple pour moi. Le secteur financier hors banque, c'était l'assurance, et à l'époque, Axa, qui était dirigée par Henri de Castries, était vraiment une entreprise rayonnante avec une très forte attention portée à ses talents, à la mobilité internationale, à la diversité des métiers. J'ai eu un véritable coup de foudre pour cette entreprise, ce qui ne s'est pas démenti par la suite, j'y ai été extrêmement heureuse pendant dix ans. Je l'ai finalement quittée lors du changement de gouvernance, tout simplement parce que je ne me suis pas habituée au nouveau contexte managérial. Cela m'a permis de faire une pause pendant une petite année, pour me donner du temps et savoir ce que j'avais envie de faire. Ce fut un moment très « identitaire », pendant lequel j'ai repuisé des racines dans le monde du sport dont je viens et qui est un peu un fil rouge dans ma vie. J'en ai profité pour m'investir dans une très belle association, « Sport dans la Ville », qui s'occupe d'insertion à travers le sport, et pour cofonder avec plusieurs amis une autre association, « Rénovons le sport français », qui, elle, se propose d’œuvrer au renforcement de la gouvernance des institutions sportives, les fédérations en particulier.

RM : Comment s'est déroulée votre arrivée chez Carrefour en novembre 2018 ?

A. Oudéa-Castéra : J'étais alors administratrice du groupe Carrefour et lorsque Marie Cheval, qui avait en charge le digital au sein de l'entreprise, a pris la tête des hypermarchés en France, j’ai fait savoir à Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, que le job m'intéressait. Je suis entrée dans la chasse qu'il avait lancée et j'ai eu cette chance d'avoir été choisie.

RM : Vous aviez pourtant un profil atypique pour l'univers de la grande distribution…

A. Oudéa-Castéra : Il est vrai que c'était nouveau pour moi, mais les quelques mois passés au conseil d'administration m'avaient permis de me pencher sur les sujets de la grande distribution qui sont au carrefour, sans mauvais jeu de mot, des préoccupations sociétales que sont le bien manger, l'équilibre des filières alimentaires, la solidarité avec le monde agricole, l'importance des productions locales et bio, mais aussi l'équité sociale. Aujourd'hui, le groupe Carrefour est le premier employeur privé, je me suis dit que c'était une entreprise qui avait une mission extraordinaire et que tout restait à construire sur le digital parce que tout s'accélère dans ce secteur sur le e-commerce et la data. Le challenge s'annonçait donc passionnant, avec un patron qui porte une ambition exceptionnelle pour ce groupe, tous les voyants étaient au vert. En revanche, tout n'a pas toujours été simple au cours de ces deux années, parce que j'ai dû apprendre le métier, m’habituer à une expérience beaucoup plus B to C et beaucoup plus intensive sur le e-business que celle que j'avais pu connaître chez Axa. J'ai vraiment dû accélérer.

RM : Quelles ont été vos premières décisions ?

A. Oudéa-Castéra : Quand je suis arrivée, nous n'étions pas satisfaits des équipes en place, il m'a donc fallu détricoter avant de retricoter. Aujourd'hui, j'ai vraiment le bonheur et la fierté d'avoir une fabuleuse équipe, très compétente, très bien intégrée dans l’entreprise et très engagée. Si je devais attraper le Covid et m'absenter pendant quinze jours, je sais que l’équipe saurait faire tout aussi bien, en s’appuyant sur notre feuille de route qui est claire et précise ; tout ça fait de moi une patronne d'équipe sereine.

RM : En juin dernier, en partenariat avec Google, vous avez lancé un service vocal de commande. De quoi s'agit-il ?

A. Oudéa-Castéra : C'est un partenariat lancé en juin 2018, qui a permis notamment un développement important de Carrefour sur l'infrastructure cloud de Google, la création d’un lab Carrefour-Google sur la data, et plusieurs innovations e-commerce. On a ainsi mis au point ce service de courses à la voix sur l’Assistant Google, téléchargeable sur App Store ou Google Play, qui permet à nos clients de passer une commande de bout en bout parmi les quelque 27 000 références offertes par Carrefour.fr. Au début, cela prend un peu de temps de paramétrer l'expérience pour les nouveaux clients, mais au bout de trois ou quatre utilisations, une fois que l'intelligence artificielle a complètement intégré vos habitudes de commande, c'est un gain de temps considérable. Il est alors possible de faire ses courses en seulement quelques minutes pour un panier moyen, contre une bonne demi-heure lorsqu'on passe par Internet.

RM : C'est une première mondiale ?

A. Oudéa-Castéra : Ce qui est totalement unique, c'est la possibilité de constituer une liste de courses grâce à la reconnaissance vocale, qui se transforme en produits disponibles à la vente et sur lesquels vous allez cliquer, payer et avoir vos points « fidélité » pris en compte en un seul et même continuum digital client. C'est une intégration totale d'un retailer qui permet une expérience partant de la voix jusqu'au paiement et la livraison à domicile, en un seul geste client. C'est le résultat de dix-huit mois d'un travail acharné entre les équipes des deux côtés de l'Atlantique, ici à Paris, dans le 8e et le 13e arrondissement, et à Mountain View, au siège de Google en Californie.

RM : Vous venez également de lancer deux partenariats stratégiques, l'un avec l'entreprise canadienne Food-X Technologies, l'autre avec Uber Eats. Dans quels buts ?

A. Oudéa-Castéra : Le partenariat avec Food-X va servir à travailler sur la qualité de notre logistique e-commerce, un peu à la Amazon ou à la Ocado, mais en plus petit, plus agile, plus flexible et très concentré sur le calibrage d'une expérience pour l'alimentation qui est un e-commerce bien particulier. Ce partenariat va amener à la mise en production de la solution en avril prochain, ce qui devrait nous permettre de déployer des volumes importants sur le e-commerce belge dès l'été 2021. En ce qui concerne Uber Eats, il s'agit d'un partenariat conclu en avril dernier, et dont nous avons accéléré le lancement du fait du Covid. Aujourd'hui, cela concerne 380 magasins en France et permet de passer commande sur un millier de références livrées en 30 minutes, dans une centaine d’agglomérations. C'est déjà une belle réussite, qui nourrit positivement la perception de la marque Carrefour, notamment auprès des jeunes. Sur l'ensemble de notre périmètre de livraisons express, nous sommes déjà sur une croissance de 130 % en un an, et nous visons pour Uber Eats un déploiement sur 500 magasins d'ici à la fin de l'année.

RM : Vous investissez donc énormément en direction de l'intelligence artificielle prédictive…

A. Oudéa-Castéra : C'est absolument indispensable en ce qui concerne le e-commerce alimentaire. Notre défi majeur est de mieux anticiper, de mieux « forecaster » comme disent les Américains, nos commandes e-commerce. Nous travaillons également beaucoup sur l'optimisation de nos assortiments dans nos commerces de proximité et toujours grâce à la data, sur l'optimisation du calibrage des volumes de promotions par exemple.

RM : La crise du Covid a-t-elle été un accélérateur pour le développement du e-commerce ?

A. Oudéa-Castéra : Vous connaissez la blague qui court depuis quelques semaines déjà, le Covid a été le meilleur chief digital officer des entreprises du CAC 40, il a été un accélérateur exceptionnel en termes de croissance. Avant le Covid, nous étions sur une croissance de 35 %, pendant le confinement nous avons tangenté les 100 %, et aujourd'hui nous sommes autour d'un trend de 70 % ; nous nous sommes donné pour objectif à l'échelle du groupe, c'est-à-dire l'Amérique latine, Taïwan et l'Europe, d'atteindre progressivement un chiffre d'affaires de 4,2 milliards d'euros pour le seul secteur du e-commerce alimentaire à 2022. Cela nous invite à ne rien lâcher sur l'excellence opérationnelle et la qualité de service, mais nous souhaitons aller plus loin en ouvrant aussi une consultation sur le e-commerce responsable. Il s'agit de nous engager en faveur d'un e-commerce plus green, plus solidaire aussi : j'ai la conviction forte que nous ne pouvons pas nous contenter de développer un e-commerce efficace, avec une logistique qui tourne bien et des coûts maîtrisés, et qu'il nous faut aussi de vrais engagements éthiques pour la planète et la société. Cela passe par une multitude de choses : réfléchir aux émissions liées à nos entrepôts et à nos serveurs informatiques, réfléchir à des transports plus verts ; cela concerne également le gaspillage, les emballages, ou encore notre capacité à proposer des produits responsables avec une information nutritionnelle très transparente, de manière à donner une information au plus juste des besoins des consommateurs et de leurs attentes.

RM : Plus jeune, vous avez abandonné une carrière dans le tennis professionnel pour vous consacrer à vos études, mais vous n'êtes pas complètement déconnectée de ce sport, puisque vous soutenez la candidature de Gilles Moretton* à la présidence de la Fédération française de tennis. Pourquoi ce choix ?

A. Oudéa-Castéra : Parce que je souhaite que la FFT aille bien, or elle est aujourd'hui entre les mains d'un président (Bernard Giudicelli, NDLR) très autocratique qui fait régner la peur. Donc j'ai envie qu'il y ait quelqu'un de bien à la tête de cette fédération, c'est un combat pour les valeurs. C'est la chose la plus importante pour moi, les valeurs, c'est une espèce d'exigence qui influence mes choix, comme celui des gens avec lesquels je travaille, et la manière dont je gère mes équipes. Les valeurs de travail, de courage et de bienveillance sont essentielles pour moi, et c'est un triptyque que je retrouve dans la candidature de Gilles Moretton.

RM : Pour conclure, quelques questions sur l’ESSEC et vous. Quels souvenirs conservez-vous de votre passage à l'ESSEC ?

A. Oudéa-Castéra : J'ai beaucoup apprécié le régime de ma scolarité à l'ESSEC et les voies par lesquelles elle a ouvert mon esprit, éveillé ma curiosité. Je me souviens notamment des cours de Viviane de Beaufort sur le droit européen ou encore ceux de Philippe Hayat (E90) sur l'entrepreneuriat, pour lesquels on faisait la queue pour avoir de la place dans l’amphi. J'ai eu quelques profs comme cela qui m'ont beaucoup inspirée, des cours aussi comme celui sur l’optimisation des processus industriels (utile aujourd’hui dans mon métier !) et j'ai aimé l'esprit de liberté et d’humilité qui régnait à l'école.

RM : Avez-vous conservé des liens d'une manière ou d'une autre ?

A. Oudéa-Castéra : Il y a beaucoup d'anciens ESSEC dans mon entourage et chez Carrefour. Ce qui est incroyable, c'est que je suis capable de reconnaître quelqu'un qui est passé par l'école, parce qu'il y a un trait culturel commun qui fait que les ESSEC sont plutôt sympas, accessibles, ils ne se prennent pas trop le chou, il y a une forme de camaraderie chaude et ouverte. Pas un esprit de corps un peu fermé et un peu excluant, mais quelque chose de vraiment chaleureux et sympathique. Donc oui, j'ai gardé des liens très forts avec quelques-uns de mes anciens camarades ; c'est notamment le cas de Nicolas Namias (E01), l'actuel DG de Natixis, ou encore d'Elsa Conesa (E02), qui est aujourd'hui rédactrice en chef au journal Les Échos.

RM : Si vous aviez un souhait pour l'ESSEC dans les années à venir ?

A. Oudéa-Castéra : Je crois que l'ESSEC devrait davantage faire émerger des talents supérieurs dans le numérique. C'est selon moi le problème dont souffre l'Europe en général et la France en particulier, par rapport à la flopée de talents numériques que l'on trouve aux États-Unis ou en Asie. Je pense que, de ce point de vue, notre continent a un retard immense, et si j'avais un conseil à donner à l'école, ce serait de faire plus encore que ce qu'elle fait déjà en faisant émerger des talents du numérique. Par ailleurs, je regrette, par manque de temps, de ne pas pouvoir m'investir davantage dans la vie de l'école ; mais je tiens pour essentiel de conserver le lien entre les plus anciens et les étudiants, je crois en ces moments de solidarité et d'échanges entre les anciens et les nouveaux, je trouve indispensable ce travail de médiation et de témoignage, le fait de participer aux levées de fonds aussi, parce que j'estime qu'il est de notre devoir de rendre à cette institution ce qu'elle nous a donné par le passé.


Propos recueillis par Michel Zerr, correspondant pour Reflets ESSEC Magazine, François de Guillebon, rédacteur en chef de Reflets ESSEC Magazine, et Philippe Desmoulins (E78), directeur d’ESSEC Publications 

Paru dans Reflets #134. Pour recevoir les prochains numéros du magazine Reflets ESSEC, cliquer ici.


* À 62 ans, Gilles Moretton brigue la présidence de la FFT dont l'élection se déroulera à la fin de l'année. Ancien joueur de Coupe Davis jusqu'à sa retraite sportive en 1984, il a par la suite dirigé plusieurs entreprises, notamment dans le marketing sportif.


Illustrations : © Arnaud Calais

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