En couverture de Reflets Mag #156, Bruno Patino (E90) retrace son parcours d’éditeur de médias, passé par Le Monde, InfoMatin, Les Cahiers du Cinéma, Télérama, France Culture et France Télévisions. Et explique comment sa chaîne de télévision pas comme les autres affiche une santé insolente malgré un contexte économique et géopolitique difficile. Découvrez un extrait de l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !
Reflets Magazine : Comment se porte Arte ?
Bruno Patino : Si je devais utiliser une image, je dirais qu’Arte est un petit bateau qui tient le cap dans un océan déchaîné. On va bien grâce aux décisions stratégiques prises depuis quelques années déjà que sont l'éclectisation, la plateformisation et l'européanisation. Nous rendons les programmes plus éclectiques dans l'amplitude de ce qu'ils traitent, que cela soit dans les films, les séries, le cinéma, l'animation, les jeux vidéo ou la VR, tout en restant fidèles à la ligne éditoriale d'Arte. Il aurait par exemple été inconcevable il y a dix ans d'avoir un documentaire sur Britney Spears qui voisine avec une captation de Pierre Boulez, et cela me va très bien. C'est ce que nous cherchons, même si nous traitons la série documentaire sur Britney Spears à la mode Arte, avec du fond. Mais nous sommes aussi plus éclectiques sur les formes – j'en veux pour preuve la mini-série animée Samuel, qui est notre plus grand succès de l'année dernière. Nous faisons donc très attention à renouveler les formes, à proposer des narrations modernes, différentes, qui voisinent les unes avec les autres.
RM : Deuxième axe du plan stratégique : la plateformisation, bien avant les autres...
B. Patino : En effet, un an après mon arrivée en 2015, nous avons supprimé Arte+7 qui était le replay, pour passer avant tous les autres à la plateformisation. Et aujourd'hui sur la plateforme arte.tv, vous avez 65 % des programmes qui ne sont pas passés à la télé. Nos deux plus gros succès de l'année 2024, Samuel et la série documentaire DJ Mehdi, n’ont pas été conçus pour la TV linéaire, ce qui, pour une chaîne classique, est complètement contre-intuitif. En réalité, nous proposons donc trois expressions éditoriales différentes mais cohérentes entre elles : la chaîne classique, la plateforme et nos chaînes sociales – YouTube, Twitch ou Instagram – où nous fédérons 28 millions d'abonnés, ce qui fait de nous un acteur très important dans ce domaine-là, et pour lesquelles nous avons créé des formats spécifiques. Nous y proposons des magazines spécifiques, qu'il s'agisse de la vie des idées, de cinéma, de lecture, de science ou de musique. Donc tout un champ éditorial que les gens qui nous regardent à la télé ne connaissent même pas, et ce n'est pas grave.
RM : Enfin, troisième axe : l'européanisation...
B. Patino : Nous avions deux langues au départ, le français et l'allemand ; nous en comptons six aujourd'hui et, si vous vous rendez sur notre plateforme, vous constaterez que nous proposons des séries coproduites avec toute l'Europe, en islandais, en italien, en espagnol, en norvégien ou en danois. Nous sommes devenus le média de coproduction européenne et de séries de haute qualité et, bien sûr, de cinéma d'auteur. Donc, pour résumer, nous allons très bien parce que, quantitativement, quel que soit le type d'indicateur que vous preniez, audience linéaire, non linéaire, temps de visionnage etc., 2024 aura été la meilleure année historique depuis la création de la chaîne. La deuxième meilleure année historique a été 2023, et la troisième, c'était 2022. Ce qui veut dire que, depuis trois ou quatre ans, de manière quantitative, nous faisons chaque année la meilleure année de l'histoire d'Arte. Quant au qualitatif, le retour d'image est très très bon, nous sommes régulièrement perçus comme la chaîne de plus grande qualité et de plus grande confiance. Lorsque les instituts de sondage réalisent des enquêtes sur les plateformes préférées des Français, nous arrivons à chaque fois troisième derrière Netflix et Disney. Et si je regarde les prix, nous avons en ce moment trois films en compétition aux Oscars, nous avons obtenu le prix du scénario à la dernière Mostra de Venise avec I'm still here du Brésilien Walter Salles, ou encore plusieurs Palmes d'or à Cannes au cours des cinq dernières années.
RM : Pourquoi évoquez-vous alors un océan déchaîné ?
B. Patino : Parce que, d'une part, nous sommes dans un contexte géopolitique vertigineux et, lorsque vous êtes une chaîne de télévision fondée sur l'utopie européenne, l'ensemble européen ou la création européenne, les vagues font en ce moment 27 mètres de haut, les vents sont mauvais et donc notre rôle n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. Ensuite, il y a le contexte de l'industrie de l'audiovisuel, la plateformisation, les réseaux sociaux, l'arrivée de l'IA, tout un ensemble de choses qui fait que 2025 sera de mon point de vue une année encore plus bouleversée que les deux précédentes, que ce soit au niveau des acteurs, des usages ou des agents, car je pense que nous sommes en train de muter de l'ère des plateformes à celle des agents. Si j'ajoute à cela le contexte audiovisuel public en Europe où évidemment les États disposent budgétairement de moins de moyens, cela devient complexe. Tout cet ensemble fabrique un contexte de tempête assez important qui nous touche au cœur, et si je dis que nous sommes un petit bateau qui va bien, il n'y a aucune forme de satisfaction ou de triomphalisme, même si, fort heureusement, j’ai la chance de travailler avec des équipes extrêmement talentueuses.
RM : La naissance d'Arte a été un symbole extrêmement fort de la relation franco-allemande ; n'est-elle pas aujourd'hui l'un des derniers maillons qui fonctionne encore dans cette relation ainsi qu'au niveau européen ?
B. Patino : Une des spécificités à laquelle je tiens comme à la prunelle de mes yeux, c'est que nous sommes nés d'un sentiment d'urgence politique. Quand la chaîne est créée par une décision conjointe de François Mitterrand et Helmut Kohl, puis lancée par Jérôme Clément, elle est née à la veille de la réunification allemande, à un moment où l'on se demande quel sera le destin de l'Europe alors que l'Allemagne est en train de se réunifier. Il y a à l'époque un véritable questionnement autour de la volonté de l'Allemagne de rester arrimée à l'Europe. Cette chaîne est donc née à la fois d'un sentiment d'urgence et d'une utopie partagée. L'Europe est un espace partagé sur une histoire commune qui n'a pas toujours été heureuse, mais finalement c'est quelque chose de profond qui nous relie. Je pense qu'aujourd'hui, le sentiment d'urgence de continuer à avoir du lien entre Européens est absolument essentiel, et ici au sein de la chaîne, je pense que nous sommes tous mus par cette utopie-là. Je rappelle que, dans le traité qui nous fonde, on nous donne une mission, et cette mission c'est, je cite : « rapprocher les peuples européens par la culture ». Alors, évidemment, on est très petit et très modeste pour pouvoir faire cela, mais nous pouvons au moins y contribuer. Et quand vous avez dans le domaine des médias la chance de vous voir confier une mission, cela fixe un cap, et dans ce contexte d'urgence et d'utopie associées au projet européen aujourd'hui pas très en forme, nous essayons d'être les gardiens de la flamme.
RM : Vous qualifiez Arte de chaîne de récits : qu'entendez-vous par là ?
B. Patino : On me demande souvent ce qui explique le côté différent d'Arte. Quand la chaîne a été créée, elle ne pouvait pas devenir une chaîne de télé. Pour une raison extrêmement simple – et on va manier le paradoxe : c'est qu'étant binationale, elle devait être bilingue et s'était engagée à diffuser les mêmes choses au même moment en France et en Allemagne, ce qui lui interdisait de faire deux choses : d'abord les grands directs, parce qu'à l'époque il était techniquement presque impossible de faire des traductions en direct ; ensuite de faire des émissions de plateaux – là encore le bilinguisme vous en empêche. Comme Arte ne pouvait pas faire de la télé de façon classique, elle a fait le choix de faire de la télé dite de stocks, en mettant l'accent sur les documentaires, les récits et les fictions. Et donc c'est devenu une chaîne de récits et non de conversations. Sur le temps long, y compris en ce qui concerne l'information. Ce décalage dans le traitement des choses, en étant dans le temps de la réflexion et de la perspective, nous donne cette différence par rapport aux autres, différence plutôt appréciée par ceux qui nous regardent, y compris sur YouTube.
RM : Comment se passe le partenariat entre Arte France et Arte Allemagne ?
B. Patino : Ce n'est pas un partenariat, c'est vraiment un mariage. Si l'expression « couple franco-allemand » devait marquer une réalité alors qu'elle n'existe pas de l'autre côté du Rhin, là on y est. C'est difficile pour moi de vous dire comment ça se passe tellement c'est consubstantiel à notre existence, l'organisation est fondée sur la construction d'un consensus. J'ai toujours cette phrase sur le franco-allemand : le franco-allemand, c'est beaucoup plus difficile que tout ce que vous pouvez imaginer, et c'est beaucoup plus important que ce que vous pensez. Cela ne se fait pas aussi naturellement que cela : c'est du travail, le consensus. Mais c'est notre mission et on apprend plein de choses en le faisant. C'est-à-dire qu'Arte sans le partenaire allemand ne ressemblerait pas à ce que vous voyez aujourd'hui, et inversement. À tous les postes à Strasbourg où se trouve le GEIE (groupement européen d'intérêt économique, ndlr), vous avez tantôt le n° 1 qui est Français, le n° 2 qui est Allemand ou l'inverse, et puis ça tourne. Il y a une rotation tous les quatre ans, et cela montre que ce n'est pas du tout une construction pyramidale du pouvoir. Lorsqu'on est président ou vice-président du GEIE, on travaille ensemble avec une vision commune malgré les différences culturelles qui sont les nôtres. Quand vous êtes dans le franco-allemand, vous finissez par vous rendre compte aussi du commun européen. C'est-à-dire que la « culture européenne » n'existe pas en tant que telle, mais elle existe dans toutes ses déclinaisons, ce qui nous permet de retrouver une composante commune.
RM : À la suite du décès de Christophe Deloire (E94) au printemps dernier, vous avez présidé le comité de pilotage des États généraux de l'information, qui dans leur rapport affirment que protéger et développer le droit à l'information est une urgence démocratique. Quels sont les dangers qui menacent ce droit à l'information ?
B. Patino : [suite de l’article à découvrir dans Reflets Mag #156]
Propos recueillis par François de Guillebon, rédacteur en chef de Reflets Mag
Paru dans Reflets Mag #156. Voir le numéro exceptionnellement en accès libre. Recevoir les prochains numéros.
Image : © Arnaud Calais

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