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Clara Delétraz (E08) : « On agit contre la polarisation des opinions en France »

Interviews

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09/04/2025

Clara Delétraz (E08) fait partie de l’équipe organisatrice de Faut qu’on parle, visant à recréer du dialogue entre des personnes aux opinions opposées. Une initiative en réponse à la polarisation et à la radicalisation du débat public, qu’elle espère voir essaimer. Rencontre.

ESSEC Alumni : Pouvez-vous présenter vos activités ? 

Clara Delétraz : Je suis une multientrepreneuse engagée. J'ai d’abord cofondé la French Tech, au sein du cabinet de Fleur Pellerin (E94), puis Switch Collective, qui proposait un bilan de compétences nouvelle génération et que j’ai revendu à la Maif après avoir accompagné plus de 12 000 personnes en quête de sens dans leur travail. Aujourd’hui, je consacre mon énergie à trouver des solutions à la polarisation, à la binarité et aux bulles dans lesquelles nous sommes enfermés. Mon obsession : comment relever ensemble, entre gens qui n’appartiennent pas aux mêmes ensembles, les défis d’aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, je suis partie en exploration et je raconte mes découvertes dans la newsletter ENSEMBLE(S). J'ai aussi créé ma propre méthode de dialogue transformant, PARLER ENSEMBLE(S), déployable dans toutes les organisations et dans tous les territoires. Je prépare en outre un film documentaire, ENSEMBLE(S), mission impossible ?, dont la sortie est prévue pour 2027. Enfin, je participe à l’initiative Faut qu’on parle portée par La Croix, le Fonds Bayard et Brut.

EA : En quoi consiste l’initiative Faut qu’on parle ? 

C. Delétraz : L’idée : « matcher » des personnes qui ne se connaissent pas et nourrissent des opinions opposées, et les amener à se rencontrer en vrai pour une discussion de 2 heures. Cette initiative s’inspire du projet My Country Talks, lancé par un média allemand, qui a réuni 300 000 personnes dans le monde à ce jour. En France, la première édition de Faut qu’on parle a rassemblé près de 6 400 participants et participantes. 

EA : Quel rôle avez-vous joué dans cette initiative ?

C. Delétraz : J’ai entendu parler du concept avant le lancement, grâce à un lecteur de ma newsletter. C’est moi qui ai proposé d’associer Brut pour élargir l’impact. Puis j’ai travaillé sur l’expérience des participants, la mobilisation et la dynamique collective pour créer un véritable mouvement.

EA : De quel constat l’initiative Faut qu’on parle est-elle partie ?  

C. Delétraz : Les 10 dernières années ont été marquées par un phénomène social et politique majeur : la polarisation. De la guerre en Ukraine à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques en passant par l’éducation sexuelle à l’école, plus aucun enjeu n’échappe à cette logique : eux vs nous. Les « élites » vs le « peuple ». Les féministes vs les masculinistes. Les végétariens vs les viandards. Les cyclistes vs les automobilistes. Nous avons raison vs ils ont tort… Cette radicalisation de la conflictualité idéologique, très ancrée aux États-Unis depuis le premier mandat de Donald Trump, s’installe désormais dans le paysage français. On le ressent tous et toutes au quotidien, dans les entreprises, les écoles, les quartiers et les familles. Et la recherche scientifique le confirme. Dès 2019, un baromètre de polarisation imaginé par des chercheurs de l’université Charles-III de Madrid plaçait même la France en tête des nations européennes les plus polarisées. Le constat ne se cantonne pas à la sphère politique. La polarisation dessine toute une société incapable d’imaginer un avenir commun : selon une étude de Destin Commun en 2024, 77 % des Français pensent que la société est divisée et 54 % déclarent que les différences entre eux sont trop importantes pour continuer à avancer ensemble. Un chiffre d’autant plus préoccupant qu’il a progressé de 43 % en 3 ans. Entendons-nous : le problème n’est pas de ne pas être d’accord ; ça, c’est le propre de la démocratie. Le problème est d’en venir à disqualifier ceux qui ne pensent ou ne sont pas comme nous. Comment peut-on prétendre résoudre les immenses défis qui nous attendent dans une société où on ignore, méprise ou déteste les « autres » ? Particulièrement à un moment de l’Histoire où nos destins n’ont jamais été autant liés, sur le plan environnemental, économique et géopolitique ?

EA : Face à ces constats, quelle approche l’initiative Faut qu’on parle propose-t-elle pour recréer du dialogue constructif ? 

C. Delétraz : Nous avons invité chaque volontaire à répondre par « oui » ou « non » à 9 questions clivantes sur l’armement des policiers municipaux, la limitation de la vitesse des voitures pour lutter contre le changement climatique, la semaine de travail de 4 jours ou encore le rétablissement de l'impôt sur la fortune. Puis nous avons utilisé l’algorithme développé par My Country Talks pour mettre chacun et chacune en relation avec un participant ou une participante vivant à moins de 40 kilomètres. Les rencontres se sont déroulées sans encadrement. En revanche nous avons ensuite collecté leurs avis sur l’expérience. 

EA : Quel bilan tirez-vous de l’opération ? 

C. Delétraz : Vous pouvez consulter un bilan complet sur mon Substack. Première satisfaction : nous attendions 2 000 personnes, nous en avons compté 3 fois plus. Deuxième satisfaction : la cohorte mobilisée affiche à la fois une très bonne diversité générationnelle, avec toutes les tranches d’âge de 25 à 80 ans bien représentées, et une très bonne diversité de genre, avec 55 % de femmes et 45 % d’hommes. Surtout, l’engouement est réel, attestant une vraie soif de dialogue dans notre société, à rebours des discours dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans les discours politiques : 95 % des participants et participantes déclarent leur satisfaction, 75 % souhaitent rester en contact avec leur partenaire, et ce qu’on appelle la polarisation affective, c’est-à-dire les sentiments négatifs exprimés à l’égard de ceux qui sont perçus comme des adversaires, diminue de 77 % après 2 heures de discussion. J’aime citer ce témoignage qui résume tout : « À la fin, je ne me suis pas dit qu'il avait raison, mais j'ai compris qu'il avait ses raisons. »

EA : En l’occurrence, toutes les opinions étaient-elles représentées parmi les participants et participantes ?

C. Delétraz : Il faut reconnaître un biais de sélection : les participants et participantes affichent un degré d’ouverture et de libéralisme culturel plus élevé que la moyenne. On le constate dans leurs réponses aux questions utilisées pour les « matcher » : par exemple, la proposition d’armer les policiers municipaux recueille seulement un quart de « oui » alors que les deux tiers des Français s’y montrent favorables, et le durcissement de l’accès aux prestations sociales pour les étrangers obtient à peine 20 % d’avis positifs quand les trois quarts des Français l’appellent de leurs vœux. Ceci étant, le fait que les participants et participantes étaient déjà sensibles au dialogue ne me paraît pas minimiser la portée de Faut qu’on parle. D’abord, rassembler ces personnes a déjà une immense valeur en soi. Le plus souvent dispersées, elles peuvent se sentir seules dans leur envie d’un monde moins cloisonné ; les connecter les unes aux autres crée une énergie collective et positive, qui donne de la force de transformation. Ensuite, ces personnes s’avèrent ainsi d’autant mieux placées, et désormais outillées, pour jouer le rôle de trait d’union, circuler entre les bulles, générer un effet d’entraînement, bref, poser les bases d’un réseau capable de relier des espaces fragmentés.

EA : Quels autres enseignements retenez-vous de cette première édition ? 

C. Delétraz : Le plus grand pari de cette première édition, c’était l’absence d’animateur pour cadrer l’échange. Ce choix visait surtout à faciliter l’organisation, donc à maximiser le nombre de participants et participantes. Nous nous demandions cependant si l’échange fonctionnerait sans modération. Bilan des courses : non seulement ça fonctionne, mais ça participe pleinement au succès du dispositif. D’abord parce que sans intermédiaire, on engage plus son corps, ses sens, ses émotions ; on partage et on vit une expérience réelle, beaucoup plus impactante qu’une histoire lue ou rapportée – ce qui répond aussi au besoin fréquemment exprimé de nouveaux récits pour transformer la société. Ensuite parce que sans spectateurs, on se montre moins dans la posture, dans la surenchère pour impressionner ou convaincre, et plus dans l’écoute, dans le débat ; on se confronte certes, mais sans s’affronter. Enfin parce qu’avec un inconnu ou une inconnue, on part d’une page blanche ; paradoxalement, on aborde plus facilement les sujets sensibles quand on n’a pas d’historique ou d’enjeu relationnel sous-jacent, qu’on ne doit pas protéger un lien ou composer avec des tensions passées. Par ailleurs, il n’est pas tout à fait juste que Faut qu’on parle fonctionne sans cadre : les médias qui portent l’initiative agissent comme des tiers de confiance et de sécurité, notamment en demandant un numéro de téléphone valide pour chaque participant et participante, et en proposant des lieux partenaires pour accueillir les rencontres.

EA : Quelles suites l’expérience va-t-elle connaître ? 

C. Delétraz : Une 2e édition est prévue pour octobre prochain. Vous pouvez d’ores et déjà vous inscrire sur la liste d’attente. Reste à voir comment nous ferons évoluer le projet. Selon moi, il faudrait aller chercher des médias qui parlent à d’autres sensibilités et d’autres territoires, notamment des médias de bords politiques plus variés, pour éviter l’entre-soi idéologique, des médias thématiques et locaux, pour atteindre des communautés spécifiques, et des médias de la radio et de la télévision, pas seulement de la presse écrite. Mais ces considérations n’engagent que moi. À ma connaissance, La Croix, le Fonds Bayard et Brut n’ont pas engagé à ce stade de discussions sur un éventuel élargissement de la coalition. Je sais toutefois qu’ils partagent l’ambition de toucher un public le plus diversifié possible.

EA : Plus largement, quelles autres actions vous paraîtraient-elles pertinentes pour favoriser le dialogue citoyen ? 

C. Delétraz : Nous devons multiplier les occasions de parler ensemble, ou plus précisément de rassembler des personnes qui ne font pas partie des mêmes ensembles – d’opinion, d’identité, de modes de vie – et de les inciter à échanger sur des enjeux sensibles. Et nous devons volontariser ces moments, car ils n’arrivent presque jamais spontanément. Pour y parvenir, j’ai développé une méthode expérientielle, inspirée de My Country Talks, de Faut qu’on parle et d’autres explorations et expérimentations menées par mes soins : PARLER ENSEMBLE(S). Il s’agit d’une expérience immersive de dialogue transformant qui permet de se confronter sans s’affronter sur des défis qui polarisent, grâce à un matchmaking entre individus aux perspectives variées et à un espace de discussion sécurisé. J’ai déjà commencé à déployer cette méthode dans diverses entreprises, collectivités ou écoles qui peinent à créer un alignement et un engagement collectif sur des sujets de transformation, qu’ils portent sur des métiers, des fonctions, des intérêts ou des croyances. Mon ambition ? Atteindre 1 million de Français, dans les mois et années à venir, dans les organisations et les territoires. 

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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