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COVID-19 et "bullshit jobs" : comment réagir face au vertige de notre inutilité ?

Experts Insights

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08.14.2020

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Vous faites partie des (nombreuses) personnes qui, encouragées à rester chez elles pendant le confinement, en sont venues à se demander si leur boulot était véritablement utile ? Anne-Sophie Moreau (E10), rédactrice en chef du Philonomist, vous explique comment faire face à cette crise de sens – et comment, au fond, déterminer quel(s) métier(s) sont dignes d’être exercés. 

« Face à l’ampleur de la crise sanitaire, les salariés non essentiels sont appelés à rester chez eux. » C’est le message qu’ont reçu lors du pic épidémique en France une centaine d’employés, dans une entreprise que nous ne nommerons pas. De quoi plonger ses collaborateurs dans une profonde crise existentielle : qui, dans une organisation, peut sérieusement s’enorgueillir d’être « essentiel » ? Et à quoi suis-je censé être utile si je persiste à travailler – à mon entreprise, à la société entière ? 

Valse des priorités

Un dilemme qui perdure aujourd’hui, alors qu’on peine à déterminer s’il est sans risque de se rendre ou non sur son lieu de travail. Les directives se multiplient… et, parfois, se contredisent. Ce qui nous laisse face à notre responsabilité individuelle : à quoi sommes-nous censés renoncer en temps de crise ? Et qu’est-ce qui justifie le maintien d’une activité ?

Gare à la démotivation

Nous sommes nombreux, dans ce contexte, à nous être secrètement demandés si notre activité valait vraiment la peine d’être maintenue en pleine épidémie. « Mais enfin tu peux bien rester chez toi, ton job ne sert à rien de toute façon », a jugé bon de me dire un ami moqueur lorsque j’hésitais encore à hanter la rédaction. Après tout, il a peut-être raison : face au dévouement des infirmiers, les gratte-papiers de mon acabit se sentent bien superflus – et ils ne sont pas les seuls. Mais qui suis-je pour juger de l’intérêt ou non d’abandonner mon poste ?

C’est l’un des effets du coronavirus : il nous plonge dans le vertige de notre inutilité. Et révèle l’ampleur du phénomène des « bullshit jobs », comme les appelle David Graeber : la plupart d’entre nous occuperait des boulots qui ne servent à rien, voire qui sont néfastes à la société. Les grandes entreprises, ironise l’anthropologue, sont truffées de sbires dont l’activité quotidienne consiste essentiellement à flatter leur chef ou à remplir des tableurs pour respecter des « process » aussi vains que fastidieux. Quand ils ne sont pas occupés à vendre des biens et des services qui coûtent au consommateur et rongent les ressources naturelles… Bref, une bonne partie de notre travail n’aurait tout simplement pas lieu d’être ! De quoi se démotiver d’organiser une énième réunion quand le coronavirus pointe son nez… 

« Bullshit jobs » à la maison, « shitty jobs » au front

Par temps de crise, on est tenté de jeter l’éponge. Et le télétravail n’arrange rien : une fois chez soi, les petits détails de la vie de bureau nous sautent aux yeux. Qui songe à exiger un rapport pour 18 heures quand le petit dernier peine à finir sa dictée ? Sans compter la culpabilité que ressentent les nantis du télétravail face aux exclus de la distanciation préventive : tandis que je tapote sur mon clavier tranquillement assise dans un fauteuil club, les livreurs et magasiniers se démènent sans relâche pour ravitailler les citadins de plats cuisinés et d’accessoires en tout genre.

Car les « jobs à la con » n’ont pas mis fin à l’existence des « shitty jobs », rappelle David Graeber. Au contraire, et c’est le paradoxe de nos sociétés d’après lui : plus on est utile, moins on est rémunéré. Qui, parmi nos ministres, s’intéresse vraiment à ces fantassins des plateformes ? Pas grand-monde, et quand on s’adresse à eux c’est pour les exhorter à aller bosser ! Les « bullshit jobs » à la maison, les « shitty jobs » au front ? C’est la triste dystopie qui se profile sous nos yeux : d’un côté des employés de bureau qui doutent de leur raison d’être, de l’autre des forçats qui triment dans l’ombre. Sans compter qu’une partie des métiers du tertiaire risquent fort d’être remplacés par des intelligences artificielles, et que les banques centrales parlent d’arroser les citoyens de leur « helicopter money » pour éviter la récession mondiale… Le cadre d’aujourd’hui sera-t-il condamné demain à demeurer chez lui, gavé de Netflix et d’argent gratuit ?

Sortir de la dystopie avec Spinoza

Nous aurions cependant trop vite fait de jeter le travail avec l’eau du capitalisme. Si l’on va au boulot, ce n’est pas forcément parce qu’il sert à quelque chose. Vouloir trier les activités selon qu’elles sont utiles ou inutiles, n’est-ce pas retomber dans une grille de lecture économico-productiviste ? Si l’homme s’active, c’est aussi parce que le travail le rend heureux. Parce qu’il apprécie d’y retrouver ses collègues, et y cherche un sens qui excède largement la production de biens indispensables à la survie de la collectivité. 

Il se pourrait donc, paradoxalement, que la crise du coronavirus nous permette de retrouver les vraies raisons pour lesquelles nous travaillons. En touchant le fond de notre inutilité, nous verrons peut-être comment remonter à la surface de nos ambitions. Et celles-ci peuvent volontiers s’avérer futiles. Dessiner des dinosaures est un travail utile, soutient David Graeber. Cela vous étonne ?

« Je penche pour une théorie spinozienne du travail, où le but serait d’accroître ou de conserver la liberté d’une autre personne », me répondit l’anthropologue lorsque je lui fis part de mon étonnement quant à sa manière de classer le divertissement parmi les services indispensables à la société. « Et la forme paradigmatique de la liberté est l’activité choisie, autrement dit le jeu. Marx écrit quelque part que l’on n’atteint la véritable liberté que lorsqu’on quitte le domaine de la nécessité et que le travail devient sa propre finalité. Ce serait peut-être ça le nouveau paradigme de la valeur sociale : prendre soin les uns des autres de sorte que chacun soit plus libre, profite de la vie, jouisse de la liberté et occupe agréablement ses loisirs. »

Autrement dit, ce n’est pas parce que vous ne produisez pas de nourriture que votre travail n’a aucun sens. Au lieu de vouloir quitter son boulot sous prétexte qu’il n’est pas immédiatement vital, le bullshitjobber devrait bien plutôt se demander s’il contribue à augmenter la puissance d’être de chacun, comme le dirait Spinoza – s’il est source de joie, et pour lui-même et pour les autres. « Does it spark joy ? », demande la célèbre papesse du rangement Marie Kondo dans son émission, lorsqu’on l’interroge sur l’intérêt ou non de garder une babiole dans un intérieur encombré. Pensez-y lorsque vous faites le ménage dans votre appartement, mais aussi lorsque, une fois la crise passée, vous serez tenté de le faire dans votre vie professionnelle : un travail inutile, c’est tout simplement un travail qui rend triste.


Article initialement publié en mars 2020 dans Philonomist, actualisé en juillet 2020 pour le Service Carrière d’ESSEC Alumni 

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Image : © Glen Carrie on Unsplash

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