Philippe Nicolas (E88) : « Je pense sincèrement que la lecture peut tuer »
Philippe Nicolas (E88) publie Lire tue, un ouvrage singulier aux faux airs de polar où le lecteur se retrouve à la fois détective, victime et meurtrier. Explications.
ESSEC Alumni : Le dispositif narratif de Lire tue évoque les livres-jeux dont les lecteurs sont les héros. Revendiquez-vous cette filiation ?
Philippe Nicolas : Certains lecteurs évoquent l’univers de l’escape game. D’autres font référence au livre-événement La Mâchoire de Caïn qui est en effet une sorte de livre-jeu. Le Monde des Livres a pour sa part comparé le recueil à certaines publications d’Italo Calvino qui gravitait notamment autour du mouvement de l’Oulipo. Les libraires de leur côté m’avouent tout simplement que ce livre ne ressemble à rien de ce qu’ils ont lu auparavant. Autrement dit : Lire tue ne se classe dans aucun genre prédéfini, et c’est ce qui en fait tout le sel.
EA : Déjà, avec vos précédents livres, vous vous inscriviez dans un genre très défini – le roman historique, le roman policier – tout en dépassant et contournant ses codes. S’agit-il d’un système pour vous ?
P. Nicolas : Je ne pense pas avoir de système mais simplement une pure jubilation à créer de nouveaux mondes. C’est pourquoi je suis toujours à la recherche de formes inédites. Non par principe, par volonté forcenée de surprendre, mais par envie. Je ne souhaite pas installer le lecteur dans le confort d’une forme connue, mais au contraire le réveiller, le rendre actif. Ce qui n’empêche pas de le séduire, de lui procurer du plaisir, mais à travers l’étrangeté d’un univers qu’il peut croire balisé et qui se révèle au fil des pages de plus en plus imprévisible. Avec mes précédents romans, je me situais effectivement dans le dépassement de genres existants. Lire tue est plus ouvertement subversif. Comme je l’écris au début de l’ouvrage, le lecteur se croit dans un polar, mais se trouve en réalité dans un tout autre genre, pour une raison évidente et lourde de conséquences à son encontre que je ne peux pas « spoiler » ici…
EA : Autre « transgression » : vous faites le choix, somme toute plutôt rare dans la fiction littéraire, de vous adresser directement au lecteur. Pourquoi ?
P. Nicolas : Mes fictions précédentes mettaient déjà la sensibilité du lecteur en jeu, à travers la peinture dans Les Âmes peintes et à travers les nouvelles technologies et les lentilles connectées dans Les Fleurs jumelles. Mais je vais en effet plus loin dans Lire tue car je m’adresse à lui en particulier, pas au « lecteur en général », d’une façon que là aussi je ne peux pas divulguer. Et le résultat va au-delà de mes attentes : les retours sont unanimes, mes lecteurs se disent secoués par ce qui leur arrive. Je voulais montrer à quel point la lecture ne constitue pas un acte unilatéral et sans conséquences mais une expérience forte qui peut changer la vie, une rencontre entre deux personnes, et combien un livre relève en fait d’une coproduction entre l’auteur et le lecteur. Je crois que j’ai réussi.
EA : Sur le plan de l’écriture, comment faites-vous pour vous adresser « au lecteur » tout en sachant que vous aurez plein de lecteurs différents ? Autrement dit : quels procédés utilisez-vous pour que chaque lecteur se sente personnellement interpellé, concerné ? Comment atteindre à cette forme d’universalité ?
P. Nicolas : C’est mon secret de fabrication ! Toucher le lecteur de façon personnelle nécessite de nombreux ingrédients, dans le style, le rythme, l’histoire, le format du livre. Il s’agit d’un équilibre très fragile. Nous avons procédé à de nombreux réglages avec mon éditeur, qui m’a énormément aidé pour aboutir à la forme définitive : un « objet » emballé sous cellophane pour en préserver la matérialité, exclusive, réservée à son seul acheteur. Car la rencontre presque charnelle dont je parlais précédemment doit s’incarner pour être palpable.
EA : Vous ne vous contentez pas d’impliquer le lecteur, vous le mettez simultanément dans différentes positions : celles de détective, de victime et de meurtrier. Dans quel but ?
P. Nicolas : Se mettre successivement dans la peau de trois personnages différents, voilà un bon début en matière d’incarnation. Mais aussi en matière d’illusion… Vais-je pousser le lecteur à se mettre à la place d’autrui ? Ou au contraire, après un cheminement bien particulier, à occuper la seule place qui compte vraiment : la sienne ?
EA : S’agit-il aussi d’un moyen de retenir l’attention du lecteur quand de nombreuses études montrent que celui-ci est de plus en plus dispersé, distrait, retors aux formes longues ?
P. Nicolas : Il est vrai que les moyens de distraction se multiplient avec l’explosion du numérique et des écrans. Mais l’homme a toujours été enclin à se fuir. Pascal parlait déjà au XVIIème siècle du divertissement, qui n’était pas très éloigné de la distraction. Mon dispositif ne s’adresse pas à l’époque en particulier mais à l’homme en général. Il peut relever tout autant des exercices spirituels de Saint-Ignace de Loyola que des thrillers cadencés par la mécanique du « cliffhanger ». Comme le dit Le Monde des livres à propos de mon ouvrage : « malgré la menace, le lecteur n’a qu’une envie : tourner les pages pour savoir s’il va vraiment mourir ». Mes lecteurs sont concentrés parce que l’enjeu est vital pour eux et que les réponses, les voies du salut, de la rédemption peut-être, ne peuvent se trouver qu’à l’intérieur d’eux-mêmes. Et cela s’avère d’autant plus vrai à mesure qu’ils absorbent le livre…
EA : Toujours est-il que Lire tue est nettement plus court que vos précédents romans…
P. Nicolas : Je voulais qu’on puisse l’avaler d’une traite, en une heure et demie environ, et que l’attention du lecteur reste tendue de bout en bout, justement. Là aussi, je crois le pari réussi : la quasi-totalité des personnes qui m’ont fait des retours ont dévoré le volume sans le lâcher, se sentant emportées sur un toboggan dont elles ne pouvaient ni ne voulaient sortir.
EA : Est-ce aussi pour cette raison que vous affectionnez le format de l’enquête, commun à vos trois livres ? Le suspense est-il un moyen pour vous de mieux faire passer vos messages ?
P. Nicolas : Tout à fait – d’ailleurs mon quatrième et prochain roman sera une « enquête amoureuse » ! J’affectionne ce format car il matérialise la posture prospective de l’homme face au monde, débordant de loin le genre policier. Il ne s’agit donc pas, en revanche, de faire passer des messages : je cherche plutôt à susciter un cheminement chez le lecteur, à lui ménager les conditions nécessaires pour qu’il dégage de lui-même ses propres messages.
EA : En exergue, vous demandez pourquoi poursuivre la lecture malgré l’avertissement de la première page. Ce livre est-il aussi une réflexion sur notre rapport au risque ? Est-ce le sens de la couverture qui reprend les codes graphiques des paquets de cigarettes ?
P. Nicolas : Nous voilà revenus à nos cours de micro-économie ! La plupart du temps, les gens sont averses au risque. Mais parfois, ils se montrent prêts à prendre des risques disproportionnés, d’une façon qui paraît inexplicable rationnellement. J’utilise ce prisme pour inciter les lecteurs à se questionner sur leur libre arbitre et sur la mécanique du consentement : « je sais que c’est dangereux pour moi et, pourtant, je vais fumer toutes les pages, jusqu’à la dernière »… En ce qui me concerne, je trouve magnifique que les lecteurs soient prêts à braver la mort pour comprendre le sens de leur vie.
EA : Vous mettez aussi en doute le fait que la lecture soit un acte unilatéral et sans conséquence. Qu’entendez-vous par là ?
P. Nicolas : Pour vous répondre, je vais citer un passage du livre : « Cette opération est la rencontre de deux consentements, comme toute transaction, comme toute prière aussi, et vous m’avez ouvert la porte de votre âme. Lire relève d’un acte explosif, qui consiste à introduire dans votre corps un corpus étranger. » En dire plus serait trop en dire, nous sommes au cœur de l’intrigue…
EA : En définitive, faut-il prendre le titre de manière littérale ? Croyez-vous que la lecture puisse vraiment tuer ?
P. Nicolas : Oui, je le pense sincèrement, et je le prouve, comme en ont témoigné certains lecteurs. De même que la lecture peut ravir, fasciner et faire naître ou renaître certains êtres.
EA : Dans ce cas, que faut-il penser de l’écrivain ? Celui-ci peut-il être un meurtrier ? Quelle est sa responsabilité à l’égard du lecteur ? Et comment y veiller lorsqu’on écrit ?
P. Nicolas : La responsabilité de l’écrivain est immense et n’a d’égale que la responsabilité du lecteur. J’exerce la mienne avec sincérité, avec candeur en un sens, c’est ma boussole. Mais je ne me soucie pas pour autant de regarder sur les côtés en érigeant des garde-fous. Je ne pense pas qu’un écrivain puisse vraiment « veiller » à quoi que ce soit, quand son but est de « réveiller ».
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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