Reflets #154 | Nicolas Landrin : « La deeptech va connaître un essor considérable »
Reflets #154 consacre un dossier à la deeptech. En introduction, Nicolas Landrin, directeur exécutif du Centre Entrepreneuriat & Innovation de l’ESSEC, explique comment ce secteur aux contours parfois méconnus va changer le monde. Découvrez l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !
Reflets Magazine : Quelle définition peut-on donner de la deeptech ?
Nicolas Landrin : La deeptech englobe toutes les innovations technologiques dites de rupture, basées sur des découvertes scientifiques, souvent issues de laboratoires de recherche, publics ou privés. Cette notion de rupture ne se caractérise pas tant par la découverte ou l’invention en elle-même, aussi majeure soit-elle, que par le potentiel d’application : une solution relève de la deeptech quand elle apporte une réponse sans précédent ni équivalent à un problème majeur et quand elle ouvre de nouvelles perspectives de marché. Le terme peut donc s’appliquer à tous les secteurs ; en témoignent les activités des entrepreneurs et entrepreneuses ESSEC de la deeptech, comme Tristan Maurel (E20) dans l'agronomie avec Umiami, Hélène Peyro-Saint-Paul (EXEC MBA 99) dans la santé avec HalioDx, Philippe Andreucci (E02) dans l’énergie avec Injectpower, Camille Bouget (M17) dans l’intelligence artificielle avec Scienta Lab, Nicolas Heitz (M13) dans l’aérospatial avec Exotrail – pour n’en citer que quelques-uns. À dire vrai, nous utilisons tous et toutes les produits et les services de la deeptech au quotidien, souvent sans le savoir : en relèvent par exemple les LED, les vaccins à ARN messager ou encore la « viande végétale ».
RM : Dans ces conditions, quels éléments de convergence permettent-ils de considérer la deeptech comme un ensemble homogène ?
N. Landrin : Primo, les acteurs et actrices de la deeptech se donnent pour objectif commun de résoudre des défis globaux complexes, tels que la transition énergétique ou les avancées médicales. Deuxio, ils et elles s’inscrivent dans le temps long, nécessaire pour passer du prototype à l’industrialisation et à la commercialisation à grande échelle. Tertio, ils et elles constituent des portefeuilles de brevets robustes qui leur permettent de se différencier de la concurrence, de créer de fortes barrières à l’entrée, de fixer des prix à leur avantage ou encore d’obtenir de meilleures valorisations en cas de levée de fonds ou de cession à un grand groupe.
RM : Quel état des lieux peut-on dresser de la deeptech en France ?
N. Landrin : La France compte parmi les pays européens, avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui créent le plus de startups deeptech : 1 500 depuis 2019 ! Certes, on observe un ralentissement ces deux dernières années, mais les projets à fort potentiel trouvent toujours des financements, comme le montre le baromètre In Extenso Innovation Croissance, auquel l’ESSEC et France Angels sont associés. Verkor a levé un montant record de 2 Md € pour devenir le leader des batteries électriques. Mistral AI a levé 700 M € pour se positionner en alternative crédible face aux géants américains comme Open AI. Sans oublier Sipearl, fondée par Philippe Notton (EXEC MBA 08), qui a levé 100 M € pour doter l’Europe des microprocesseurs nécessaires à ses supercalculateurs, et Electra, cofondée par Augustin Derville (E19), qui a levé 700 M € pour déployer son réseau de stations de recharge rapide des véhicules électriques dans toute la France et au-delà.
RM : Quels sont les principaux atouts de la France dans le domaine de la deeptech ?
N. Landrin : La France dispose d’une recherche académique de pointe, d’un soutien public solide et massif, ainsi que d'un écosystème collaboratif fertile entre startups, laboratoires et industriels, ce qui facilite notamment le démarrage.
RM : Et quelles sont ses faiblesses ?
N. Landrin : Elles restent nombreuses, quoiqu’en voie d’amélioration grâce au volontarisme de l’État. Les chercheurs, surtout les jeunes, ne sont pas suffisamment sensibilisés, intéressés et formés à la valorisation de leurs travaux et à la création d’entreprise. La capacité d’industrialisation et d’attraction de capitaux privés ne tient pas la comparaison avec les États-Unis et la Chine, ni même avec Israël, la Corée ou le Japon : sur ce plan, on constate souvent une différence d’un facteur de 5 à 10 entre l’Europe et ces pays. Enfin, les grands groupes français doivent apprendre à mieux travailler avec les startups deeptech et se donner les moyens de les racheter au prix de marché face à nos rivaux internationaux, plus habitués à payer cher des technologies d’avenir, pour porter leur changement d’échelle !
RM : Quid du rôle de l’Union européenne ?
N. Landrin : Le rapport récent de Mario Draghi sur la compétitivité du Vieux Continent est sans appel. Je cite : « Le problème n'est pas que l'Europe manque d'idées ou d'ambition (...) mais que l'innovation est bloquée à l'étape suivante : nous ne parvenons pas à la traduire en commercialisation. » Le constat s’étend tout particulièrement à la deeptech. L’enjeu est existentiel : il en va de l’avenir de nos industries et de nos emplois, mais aussi de notre santé publique ainsi que de notre souveraineté et de notre défense, nombre des technologies concernées ayant des applications duales, c’est-à-dire civiles et militaires, comme les drones et l’intelligence artificielle. L’Union européenne a cependant déjà commencé à réagir en lançant des programmes comme Horizon Europe, qui visent à harmoniser le financement et les partenariats entre les pays membres dans ce domaine.
RM : Comment expliquer l’avance des pays concurrents de la France ?
N. Landrin : Les États-Unis et la Chine profitent d’investissements colossaux et d’un accès plus direct aux marchés mondiaux. La Grande-Bretagne jouit d’un dispositif extrêmement efficace de création de startups, en particulier à Cambridge et à Oxford, et s’appuie sur un réseau de capital-risqueurs et de business angels sans équivalent outre-Manche. L’Allemagne bénéficie d’une solide culture industrielle, tant dans ses universités que chez les investisseurs, et les acteurs de son industrie sont habitués à coopérer avec les startups. La Suisse tire également parti d’un écosystème parmi les plus performants du monde autour de ses universités à Zurich et à Lausanne.
RM : La France parvient-elle à retenir ses talents deeptech ?
N. Landrin : La France, comme d’autres pays, a toujours fait face à une fuite des talents – ce qui ne pose pas problème en soi, dans la mesure où ce phénomène expose une partie de nos meilleurs cerveaux à d’autres environnements et leur permet d’acquérir une vision mondiale des industries dans lesquelles ils travaillent. À condition en revanche de savoir les inciter à revenir ! Et d’attirer aussi, dans l’autre sens, les meilleurs talents étrangers. Le « French Tech Visa », procédure simplifiée dédiée aux acteurs de la tech, remplit bien cette fonction.
RM : Quelles sont les perspectives de la France dans le domaine de la deeptech ?
N. Landrin : La France doit adresser quatre problématiques majeures. Premièrement, l’apport de talents, à tous les stades de vie des startups, parmi les fondateurs et les salariés mais également au sein des conseils d’administration et des advisory boards. Deuxièmement, l’augmentation du nombre et de la taille des fonds de venture capital dédiés, dont des fonds « Growth » de taille à abonder les grosses levées. Troisièmement, le développement de la commande publique auprès des startups deeptech, comme le font les Américains avec leur Small Business Act. Enfin, l’amélioration de la coopération entre startups et grands groupes et le renforcement des acquisitions de startups par des grands groupes, au même niveau de valorisation que celui proposé par les concurrents internationaux.
RM : Plus largement, quelles sont les perspectives de la deeptech dans le monde dans les années à venir ?
N. Landrin : De nombreux domaines émergent aujourd’hui qui sont voués à connaître un essor considérable. Nous nous trouvons encore à la préhistoire de l’intelligence artificielle, de la biologie synthétique, du quantique, de la micro-génération nucléaire ou même de l’efficacité énergétique, des matériaux pour l’isolation des bâtiments et des process liés à l’éco nomie circulaire… La deeptech a de l’avenir ; la deeptech, c’est l’avenir !
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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