Valérie Abehsera (E92) : « Nous devons à nos jeunes de les éduquer à la sexualité »
Valérie Abehsera (E92) a lancé Sylex, plateforme d’éducation à la sexualité pour les adolescents. Un outil pensé pour appuyer l’action des pouvoirs publics dans ce domaine, alors que la loi de 2001 sur le sujet reste peu appliquée.
ESSEC Alumni : Quelles solutions proposez-vous avec Sylex ?
Valérie Abehsera : Nous avons développé deux outils. D’une part, une application à destination des jeunes pour un usage individuel, en autonomie ou en support de médiation avec un adulte, parent ou professionnel. D’autre part, des ateliers thématiques clés en main à destination des personnes qui animent des séances d’éducation à la sexualité en collectif : membres du corps enseignant, personnels du médico-social…
EA : Pourquoi avoir décidé de lancer ce projet ?
V. Abehsera : Après la vente de ma précédente entreprise, Balinea, plateforme de réservation de soins de beauté et bien-être, j’ai voulu m’engager dans une activité à impact sociétal fort. Mère de 3 adolescents, je me suis tournée assez spontanément vers l’éducation à la sexualité, alertée par les études récentes montrant la recrudescence des IST et l’ampleur des violences sexistes et sexuelles, particulièrement chez les jeunes.
EA : Comment expliquer ce constat ?
V. Abehsera : Je l’attribue à la jonction de deux phénomènes. D’un côté, le sexe et la sexualisation sont omniprésents dans les représentations offertes aux jeunes par la société : films, séries, clips, publicités, réseaux sociaux et bien sûr pornographie ; pour rappel, plus de la moitié des garçons se rendent sur des sites pornographiques chaque mois dès l’âge de 12 ans, selon Arcom / Médiamétrie. De l’autre côté, l’éducation à la sexualité brille par son absence : le sujet reste malheureusement souvent tabou dans les familles et l’école peine à assurer les 3 séances annuelles prévues par la loi du 4 juillet 2001 – selon l’IGESER, seuls 15 à 20 % des élèves en bénéficient dans les faits.
EA : Que proposez-vous pour changer la donne ?
V. Abehsera : Avant tout, Sylex revendique une approche à la fois ludique, scientifique et positive. Nous voulons que les jeunes apprennent en s’amusant. Et ça marche : les verbatims des élèves qui ont participé à nos ateliers mêlent fréquemment « C’était trop bien de pas faire cours » et « J’ai découvert plein de choses ».
EA : Comment avez-vous développé votre expertise ?
V. Abehsera : J’ai consulté les textes de référence relatifs à la santé sexuelle et aux droits humains (OMS, UNESCO) ainsi que les directives du ministère de l’Éducation nationale. En parallèle, je me suis formée : Chaire Santé sexuelle et Droits humains de l'UNESCO, Certification Éducation à la vie, DU Santé sexuelle de la faculté de médecine de Sorbonne Université, Planning Familial… Ensuite, nous fonctionnons depuis le départ de manière itérative en validant nos contenus à la fois avec des jeunes sur la forme et avec des professionnels sur le fond. Nous sommes ainsi accompagnés par un comité scientifique comptant 3 membres, que je salue : Christine Castelain-Meunier, sociologue au CNRS et spécialiste des questions du masculin, du féminin et de la famille ; Mônica Macédot-Rouet, professeur de psychologie à CY Cergy Paris Université affiliée à l'unité de recherche Learning Transitions ; et Jacky Nizard, MD, PhD, professeur à Sorbonne Université et chef de service gynécologie obstétrique de la Pitié Salpêtrière. Nous avons de surcroît constitué un comité pédagogique composé d’enseignantes et d’enseignants qui utilisent les Ateliers Sylex avec leurs classes et qui nous adressent leurs retours au fil de l’eau.
EA : Votre approche diffère-t-elle de celle de l’Éducation nationale ?
V. Abehsera : Nous respectons les mêmes fondamentaux en abordant à la fois les aspects biologiques, psycho-émotionnels, juridiques et sociaux. Notre apport tient plutôt au fait que nous proposons un support clé en main facilitant la mise en œuvre des séances par les équipes éducatives. Nos outils favorisent la participation active des élèves et permettent aux animateurs et animatrices d’opter pour une posture de facilitation plutôt que pour un format de cours descendant et moralisateur. L’impact auprès des jeunes s’en trouve décuplé.
EA : Quels résultats avez-vous obtenus jusqu’ici ?
V. Abehsera : Nous mettons l’accent sur la solution destinée à un usage en classe pour que tous les jeunes, quel que soit leur milieu familial ou social, puissent en bénéficier gratuitement et avoir accès à ces informations essentielles à leur développement sain et respectueux. Notre ressource a ainsi pu être déployée auprès de 3 000 élèves l’année dernière, notamment dans le cadre du projet e-Meuse Santé, en Meuse, Meurthe-et-Moselle et Haute-Marne. Et les avis sont excellents : 89 % des participants recommandent notre atelier à leurs camarades.
EA : Au-delà de Sylex, quelles autres solutions recommandez-vous pour l’éducation à la sexualité ?
V. Abehsera : Dans l’absolu, je pense que plus on en parle, mieux c’est ! En veillant bien sûr à aborder le sujet avec une certaine distance, sans dire de bêtise et sans émettre de jugement. Il faut banaliser le sujet pour briser le tabou. Et si on ne sait pas, ce n’est pas grave : on l’admet et on cherche la réponse auprès d’une source fiable.
EA : Quelles seraient ces sources ?
V. Abehsera : Il existe énormément de livres et d’albums extrêmement bien faits à destination des adolescents comme des parents – je pense notamment aux ouvrages de Charline Vermont. Mais vous pouvez aussi écouter des podcasts, par exemple C’est quoi l’amour maîtresse, La chose étrange ou encore Les couilles sur la table. Ou simplement rebondir sur des films ou sur l’actualité pour aborder la question.
EA : Quelles autres mesures préconisez-vous pour améliorer l’éducation à la sexualité ?
V. Abehsera : Je crois surtout qu’il faut plus aider l’école dans cette mission. Il s’agit du seul endroit où, dès le plus jeune âge, on peut apprendre aux enfants le respect de soi et des autres de manière égalitaire. On sait que dans certaines familles, le sujet ne sera jamais évoqué. Je ne comprends pas qu’aujourd’hui, on ne mobilise pas les moyens nécessaires pour permettre à tous les jeunes de connaître leurs droits, notamment leurs droits humains. Nous manquons à l’un de nos devoirs les plus élémentaires à leur égard.
EA : L’éducation à la sexualité doit-elle forcément avoir lieu dans le cadre des établissements d’enseignement ?
V. Abehsera : Comme l’a récemment rappelé un rapport du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE), tous les lieux de socialisation des jeunes leur offrent autant d’occasions d’aborder ces sujets. C’est pourquoi il importe aussi de les laisser échanger et débattre entre eux, en groupes d’âges homogènes, pour leur permettre de se confronter à la réalité de chacun et de développer leur empathie. Ce principe est d’ailleurs utilisé par des associations de terrain.
EA : Comprenez-vous les critiques voire l’hostilité de certains parents à l’égard de l’éducation à la sexualité ?
V. Abehsera : Ces critiques me semblent le plus souvent alimentées par des fake news volontairement choquantes issues de mouvements anti-droits qui bénéficient de financements importants pour les diffuser. Quant aux parents sincèrement convaincus que l’école ne devrait pas s’en mêler parce qu’ils sont capables de s’en charger eux-mêmes, je les invite à prendre conscience d’une part que tous les enfants n’ont pas la chance d’avoir des pères et des mères aussi bien disposés, d’autre part que les séances à l’école constituent aussi un moyen de détecter des violences et d’intervenir pour y remédier. Car on parle aussi dans ces échanges d’estime de soi, de consentement, d’injonctions, de respect, de la loi… Et on donne aux jeunes les connaissances et compétences nécessaires pour choisir ses relations de manière libre et éclairée.
EA : Gagnerait-on à s’inspirer d’autres pays dans ce domaine ?
V. Abehsera : Comme souvent, l’Europe du Nord fait référence en la matière. En Suède notamment, l’éducation à la sexualité fait partie des apprentissages à l’école dès le plus jeune âge depuis les années 1950. Ce choix a permis de déconstruire des normes encore bien établies ailleurs et de faire société de manière plus respectueuse et égalitaire sur ce plan.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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