Caroline Morlat (E07) : « Je crée des œuvres avec l’intelligence artificielle »
Caroline Morlat (E07) fait partie de l’avant-garde française de l’art IA, courant qui consiste à créer des œuvres grâce aux outils de l’intelligence artificielle. Rencontre suite à sa première exposition à Paris.
ESSEC Alumni : Comment votre parcours vous a-t-il menée jusqu’à votre travail artistique actuel ?
Caroline Morlat : Mon goût pour l’innovation s’est affirmé dès l’ESSEC. À la sortie de l’école, je me suis orientée vers le digital à une époque où le secteur relevait encore du Far West. Progressivement, j’ai évolué dans la tech en marketant des portails captifs puis des produits d’assurance basés sur la blockchain par exemple. Puis j’ai effectué un passage dans les relations publiques en créant ma propre structure avec une offre axée autour de la rédaction de discours et la prise de parole. Un entrepreneuriat des mots en quelque sorte… Car je nourrissais un autre centre d’intérêt depuis l’ESSEC : l’écriture. Et bientôt, j’ai eu envie de me plonger dans la littérature pure. En tout, j’ai composé six recueils de poèmes et deux proses assez contemplatives, assez sombres aussi – très différentes de mes productions d’aujourd’hui. J’ai également fini une correspondance récemment. En parallèle, je suivais les évolutions de l’intelligence artificielle depuis le lancement de ChatGPT. Au gré de mes recherches sur Internet, j’en suis venue à effectuer mes premiers essais sur Midjourney : l’affiche d’un festival pour lequel je m’engage à titre bénévole, un tableau en cadeau à mon amoureuse. L’enthousiasme suscité par ces visuels m’a convaincue que je tenais quelque chose. Ainsi est né le projet contrAmIrale qui, je m’en rends compte, constitue la suite naturelle de mon parcours, une forme de synthèse. Dans le digital, j’aimais la coordination des graphistes et des développeurs, orienter le design avec le côté magique du code derrière quand moi-même j’en étais incapable. Dans la tech, j’appréciais l’invention au quotidien. Et dans la littérature, la beauté et la précision du langage. Je retrouve tous ces éléments dans mon travail actuel.
EA : Plus précisément, en quoi consiste votre projet contrAmIrale ?
C. Morlat : Je crée avec l’intelligence artificielle des motifs poétiques qui existaient dans mon esprit depuis toujours sans que mes mains puissent leur donner corps avec les anciens outils. J’imprime ensuite des tirages uniques sur un papier FineArt mat contrecollé sur aluminium dibond, que je signe. C’est le client qui fixe l’œuvre définitivement à la commande, en indiquant les dimensions souhaitées ; je propose des carrés de 40 cm à 1,5 m de côté.
EA : Concrètement, comment procédez-vous pour créer vos œuvres avec l’intelligence artificielle ?
C. Morlat : Je produis presque une série par jour. J’obtiens 90 % des images du premier coup, c’est-à-dire à la requête de mon premier prompt. Mes amis dans la tech s’amusent à dire que j’ai le « flow » avec l’outil. Et je ne retouche pas graphiquement. J’assume les anomalies qui surviennent parfois ; l’intelligence artificielle n’augmente pas seulement ma créativité, elle me réserve aussi quelques chevreuils à trois pattes que j’aime énormément. Je trouve en réalité que ces imprécisions ouvrent les perceptions.
EA : Comment composez-vous avec le fait qu’un même prompt peut donner lieu à des résultats différents s’il est reposté à plusieurs reprises ?
C. Morlat : Dans ma pratique, un même prompt ne mène pas à plusieurs résultats différents s’il est reposté. Je connais mon outil autant qu’il me connaît et je prompte bien : mes réglages lui ont permis d’intégrer mes sujets, ma sensibilité, mon esthétisme, qu’il applique désormais à la perfection quand je lui dicte mes descriptions. C’est en cela qu’on peut parler d’un style contrAmIrale.
EA : Vous ne cantonnez pas vos œuvres à la sphère virtuelle. Pourquoi avoir choisi l’intelligence artificielle générative plutôt que les outils traditionnels ? L’apprentissage des techniques, l’appréhension de la matière et de l’objet, la recherche dans la pratique et dans l’atelier ne font-ils pas partie intégrante des arts plastiques ?
C. Morlat : Techniques, matière, objet, atelier se situent certes au cœur de nombreuses démarches artistiques mais n’en constituent pas pour autant une condition sine qua non. Mon travail passe par une maîtrise de la technique (prompt), une recherche dans la pratique, par une construction de l’image, par l’exercice de mon goût. Glenn Gould disait qu’un pianiste ne jouait pas avec ses mains mais avec son cerveau. Selon moi, il importe surtout d’exprimer sa sensibilité. Désormais, tout le monde peut créer une image, comme tout le monde peut écrire. Sans pour autant prétendre que nous faisons tous du Victor Hugo ! Mon propos, c’est que la personne fait l’art, pas la technique. Le poète fait la poésie, le peintre fait la peinture, l’artiste IA, l’art IA.
EA : Quels liens faites-vous entre contrAmIrale et vos précédents projets littéraires et poétiques ?
C. Morlat : J’exprime la même sensibilité, seulement en recourant à un outil différent. La précision de mon langage reste ce qui me permet d’obtenir le résultat souhaité… J’extériorise mes impressions, mes émotions, comme en littérature, simplement sous une forme visuelle. J’écrivais les livres que j’avais envie de lire ; je crée les images que j’ai envie de regarder. La différence tient plutôt au caractère instantané de la relation à l’image : on aime ou on n’aime pas – comme la poésie – simplement on le sait en une seconde plutôt qu’en dix. Et on sait quelque chose de moi en une seconde aussi, plutôt qu’au bout d’un ouvrage… Les images que je produis me sont très personnelles, reflètent mes états d’âme : contrAmIrale est un anagramme de mon nom évoquant l’endroit où je vis, près de la mer ; et je m’inscris dans un esthétisme qu’aurait adoré mon père, ce jumeau que j’ai perdu il y a sept ans.
EA : Quel regard portez-vous sur les débats autour du droit d’auteur soulevés par l’IA générative ?
C. Morlat : Il me paraît assez difficile de créer un cadre juridique dont l’application reflèterait l’esprit, si celui-ci relevait d’une éthique juste et responsable et non d’une censure. Une ligne me semble devoir être tracée entre influence d’une œuvre et copie. On pourrait procéder au cas par cas, en regardant le prompt mais c’est peu réaliste à grande échelle. Prenons l’exemple d’un de mes carrés qui reprend de manière flagrante La Vague d’Hokusai. Mon prompt ne contient aucune allusion à cette œuvre, que je connaissais certes, mais dont je n’aurais même pas su citer l’auteur. Je voulais seulement créer des vagues et Midjourney m’a sorti, parmi quatre résultats, une image splendide avec cette référence évidente – mais différente, réinterprétée avec l’esthétique contrAmIrale. J’ai décidé de la conserver au même titre que les autres car je l’ai trouvée trop belle pour être effacée. Je ne veux pas me réfugier derrière l’outil ; c’est moi qui l’utilise et je suis responsable de mon usage, j’exposerai cette vague mais je ne la vendrai pas. Néanmoins ne portons-nous pas tous en nous des millénaires d’œuvres ? De tout temps, le peintre ne s’est-il pas imprégné des tableaux qui l’ont précédé ? De ce point de vue, je ne souscris pas à l’approche puriste de la notion de « création originale », en dehors du monde dans lequel elle s’inscrit. À mes yeux, l’artiste est un produit de son temps et de son histoire.
EA : Pour autant, que pensez-vous des revendications des artistes dont les œuvres sont utilisées par l’intelligence artificielle générative pour générer ses propres résultats, et qui réclament des droits d’auteur ?
C. Morlat : J’estime que la question se pose pour les artistes contemporains. Peut-être pourrait-on demander aux utilisateurs des intelligences artificielles génératives de verser une redevance artistique universelle. Avec une répartition proportionnelle, calculée et redistribuée par les entreprises proposant ces intelligences artificielles, par exemple en fonction des occurrences d’usage. Sous réserve que cette approche soit techniquement possible… En tout cas, je paierais volontiers. On pourrait aussi tout simplement interdire l’usage de noms propres. Mais je considère que les œuvres entrées dans le patrimoine culturel mondial appartiennent à tout le monde – j’admets qu’il est complexe de poser exactement les limites de l’universalité.
EA : Que vous inspire le fait qu’aujourd’hui les entreprises de la tech se rémunèrent sur l’usage de leur intelligence artificielle, mais pas les artistes sur l’usage que fait l’intelligence artificielle de leurs œuvres ?
C. Morlat : Même si je la comprends, je trouve cette opposition un peu stérile, du moins posée en ces termes. Que les entreprises tech se rémunèrent sur un service qu’elles rendent possible me semble naturel. En poursuivant une analogie d’entreprise, qu’elles ne paient pas leurs fournisseurs me semble évidemment anormal. Mais une fois qu’on a évacué le sujet de la copie pure et simple et celui du patrimoine universel, reste la question de l’attribution, pour sa part très nébuleuse : à quels milliardièmes de combien de miliions d’œuvres dois-je une partie de ce que je crée avec l’intelligence artificielle ? Je n’en ai pas la moindre idée, d’où l’idée de redevance dont je vous ai parlé. Les acteurs de ce débat s’inscrivent dans un schéma complexe. Mais j’ai l’impression qu’on est dans une phase de tourbillon qui va assez vite trouver un cadre, comme pour le digital dans les années 2000.
EA : Comment conciliez-vous ces questionnements avec votre usage actuel de l’IA générative – et la vente des œuvres que vous en tirez ?
C. Morlat : Je ne copie jamais. Je ne cite jamais aucun artiste de référence dans mes prompts – et je peux en apporter la preuve. Je me sens pleinement auteure de mes images. Je suis donc fondée à tirer profit de ce travail.
EA : Considérez-vous que l’IA générative elle-même devrait être créditée dans les œuvres qu’elle permet de créer ?
C. Morlat : Selon moi, l’artiste IA doit absolument signifier qu’il utilise cet outil – d’autant qu’il ou elle n’a aucune raison d’en avoir honte. Moi-même, j’adopte une totale transparence sur ma démarche. Je l’indique explicitement sur mon profil Instagram ainsi qu’à chaque personne m’interrogeant sur ma technique. En revanche le terme « créditée » ne me paraît pas vraiment avoir de sens pour des algorithmes, pas plus que Pissarro n’aurait crédité son pinceau.
EA : Jusqu’ici, comment le public réagit-il à vos œuvres ?
C. Morlat : Une galeriste m’a contactée quelques semaines seulement après que j’ai commencé à poster mes œuvres sur mon compte Instagram @contramirale et sur mon site contramirale.com pour me proposer de participer à ma première exposition collective à Paris. J’avoue que je redoutais les réactions des autres artistes… J’avais tort. Tous m’ont dit que j’avais transformé positivement leur regard sur l’art IA, certains que j’étais probablement la première à atteindre ce niveau de réalisation. Un professeur des Beaux-Arts a recommandé à ses élèves de venir me voir. Et tous les professionnels du secteur que j’ai rencontrés m’ont manifesté leur enthousiasme. Il faut certes rester lucide : aujourd’hui, l’art IA séduit en partie pour sa nouveauté. Mais demain, je suis convaincue qu’il séduira pour sa beauté comme pour sa valeur. Et que la plupart des débats actuels à son sujet nous paraîtront aberrants.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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Image 1 : © Olivier Löser
Image 2 : Le cormoran, cormoran no1 © contrAmIrale
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