Charlotte Gautier (E06), lauréate des Next Leaders Awards : « J’essaie de changer l’image du DAF »
Charlotte Gautier (E06), DAF de GT Solutions, a remporté le Prix Finance – Next Leaders Awards 2018. L’occasion de la rencontrer pour en savoir plus sur les valeurs qu’elle défend, et qui lui ont valu cette récompense.
ESSEC Alumni : Quel a été votre parcours dans la finance ?
Charlotte Gautier : J’ai débuté chez BNP Paribas à Londres, où j’ai fait du financement de projet et des opérations d’acquisition. Mais la chute de Lehman Brothers et les dérives du monde financier ont profondément heurté mes valeurs. J’ai décidé de me tourner vers des activités plus directement connectées à la réalité, et vers des entreprises où l’humain prenait plus de place que le profit.
EA : Vers quel secteur vous êtes-vous tournée ?
C. Gautier : J’ai d’abord rejoint l’aéronautique de défense européenne au sein d’une équipe composée de collaborateurs de quatre nationalités différentes. Chargée du contrôle interne et de processus structurants, j’ai découvert à quel point l’organisation et les règles, lorsqu’elles étaient bien pensées, pouvaient créer les conditions d’une excellence opérationnelle entre acteurs de cultures très différentes. C’est une leçon qui m’a beaucoup aidée par la suite, d’abord lorsque je me suis investie à plein temps dans un projet de lutte contre la pauvreté et le trafic des femmes au Cambodge, puis lorsque j’ai rejoint Lagardère en tant que contrôleuse financière.
EA : Comment votre expérience chez Lagardère s’est-elle passée ?
C. Gautier : Là encore, je me suis retrouvé à un poste qui demandait à la fois de la rigueur, puisque je m’occupais de structuration de haut de bilan, d’analyse financière et de reporting, et des compétences en management transverse, puisque je faisais le lien entre les directions des filiales en Asie et en Pologne et les comités d’investissement de la maison mère. Un régal ! Au bout de deux ans, je suis rentrée en France et j’ai été recrutée par Michel Sarrat, président-directeur général de GT Solutions.
EA : Vous êtes arrivée chez GT Solutions à un moment décisif pour l’entreprise…
C. Gautier : En effet, GT Solutions a adopté une stratégie de croissance particulièrement ambitieuse pour un groupe dont ce n’était pas l’ADN. Alors que la croissance annuelle était restée stable à 6 % pendant 15 ans, nous avons mené 6 opérations de changement de périmètre, diversifié nos métiers et adossé 30 % de croissance du chiffre d’affaires sur une base de 130 M €, en seulement 18 mois. Bref, nous sommes passés du statut de PME à celui d’ETI, et d’une gestion familiale à une politique d’investissement.
EA : Comment avez-vous conduit ce changement ?
C. Gautier : Toute démarche de structuration repose sur plusieurs prérequis : d’abord, la prise de conscience du top management ; ensuite, le déploiement d’un plan opérationnel concret auprès des équipes ; enfin, une tolérance forte à l’erreur. Sur ce plan, la philosophie de GT Solutions est assez puissante, car très « solution minded ». J’ai eu à cœur d’y appliquer, en sus, des exercices de retour sur expérience (« lessons learnt ») pour favoriser l’amélioration continue.
EA : Vos équipes ont-elles été déstabilisées par cette transition ?
C. Gautier : De fait, plusieurs collaborateurs ont eu du mal à suivre le rythme, et nous avons fait face à des besoins de renforcement de compétences accrus pour solidifier nos outils, challenger nos processus métiers, accompagner les opérationnels… Cependant la forte mobilisation de nos dirigeants, l’agilité propre à nos modes de fonctionnement et la souplesse de nos circuits de décision nous ont permis d’exécuter de façon plutôt fluide notre repositionnement.
EA : GT Solutions n’a pas seulement revu son positionnement sur le marché – mais aussi son mode de management…
C. Gautier : Le schéma de transformation repose sur une volonté de responsabiliser les collaborateurs pour renforcer l’entreprise du bas vers le haut. Dans une entreprise familiale, cela signifie que le dirigeant se détache de l’image du « père » pour responsabiliser ses « fils », c’est-à-dire ses collaborateurs, en les incitant à se remettre en question et à se tourner davantage vers leurs pairs pour trouver des solutions – avec comme visée finale de favoriser le collaboratif et l’intelligence collective. Par définition, cette approche n’a pas de modèle préétabli : c’est à chaque organisation et à chaque équipe de trouver son mode de fonctionnement.
EA : Quel fonctionnement avez-vous vous-même adopté ?
C. Gautier : Nous avons une équipe de direction autogouvernée. Nous nous ajustons régulièrement les uns aux autres pour dépasser les zones de friction et faisons vivre le processus décisionnel selon les besoins de notre collectif. Là où, hier, le président-directeur général devait gérer des jeux de pouvoir, aujourd’hui, nous n’avons plus qu’à nous préoccuper de la préservation de l’entreprise et de son développement.
J’ai moi-même été recrutée via un processus collaboratif et j’en ai tiré deux constats plutôt surprenants. Premièrement, cela m’a donné un bon aperçu de la culture de l’entreprise, ce qui a indirectement motivé ma décision. Deuxièmement, cela a facilité mon intégration, puisque j’ai notamment été choisie par des membres de ma propre équipe. Cela m’a en outre permis de comprendre leurs attentes avant même de commencer à les manager.
EA : Quelles sont les conséquences de ce fonctionnement sur le travail au quotidien et sur la performance de l’entreprise ?
C. Gautier : Cela favorise la communication, quel que soit le positionnement des collaborateurs dans l’entreprise. Je travaille aussi bien avec des agents de maîtrise que des chargés de projet et des dirigeants, et chaque personne a l’opportunité d’émettre une opinion constructive. À ma charge ensuite de réussir à l’entendre, à faire remonter les idées pour le bien de l’entreprise. Cela nécessite une certaine foi en l’être humain et une bonne dose d’humilité, ainsi que de la volonté et de l’intelligence émotionnelle. Car il faut autant savoir mettre en confiance que mettre cartes sur table. C’est la condition pour arriver à se parler vrai, et pour aboutir à une réelle compréhension mutuelle, le tout dans un contexte de forte pression.
EA : Aviez-vous déjà travaillé dans un contexte similaire ?
C. Gautier : Jamais. J’ai toujours travaillé dans des organisations où les managers plaçaient beaucoup de distance entre eux et leurs équipes et où les lieux de décision étaient même isolés du reste de l’entreprise. Cette opacité entre les dirigeants et les dirigés générait une certaine retenue dans l’expression de mes idées, voire même un stress en milieu professionnel lorsqu’il s’agissait de proposer, de suggérer… Je me souviens même de réunions où il était malvenu de poser des questions… Je suis heureuse d’avoir quitté ce type d’écosystèmes, que je trouve plutôt violents.
EA : Ce modèle de management a-t-il un impact sur le recrutement et sur la fidélisation de vos talents ?
C. Gautier : Oui, même si j’ai encore du mal à le mesurer. En tout cas, je suis personnellement convaincue que les générations à venir ne pourront fonctionner que dans un contexte d’émancipation, puisqu’elles grandissent en ayant l’habitude d’être écoutées, prises en compte, responsabilisées. Elles exigeront en outre plus de transparence et de rapidité dans l’exécution, elles qui sont nées dans l’ère de la communication instantanée, avec Internet et les réseaux sociaux. Et elles rechercheront du sens dans leur travail, elles qui déjà aujourd’hui s’inquiètent de l’impact des activités humaines sur leur écosystème.
EA : Le fonctionnement de GT Solutions vous paraît-il généralisable à l’ensemble des entreprises et de l’économie ?
C. Gautier : Il me paraît même nécessaire d’étendre cette philosophie à l’ensemble de l’économie afin de satisfaire les attentes des collaborateurs de demain et pour que l’entreprise décide de façon plus efficace et plus juste. Il faut cependant éviter la précipitation. La première étape indispensable est de s’assurer que l’ensemble des décideurs (actionnaires, directeurs et managers), quel que soit leur âge, sont favorables à cette démarche et prêts à s’impliquer. La responsabilisation de chacun présuppose d’identifier les compétences requises, de mettre à disposition les moyens nécessaires, et d’accompagner ceux qui pourraient avoir besoin de changer fondamentalement leur mode de management. Il serait dangereux de vouloir déployer à grande échelle un schéma de libération de l’entreprise sans en avoir bien défini le cadre ni les acteurs.
EA : Vous êtes directrice financière, mais en définitive vous parlez plus de l’humain que de chiffres… Que pensez-vous des critiques et inquiétudes que suscite le monde de la finance aujourd’hui ?
C. Gautier : J’étais à l’ESSEC lors de la chute d’Enron et du scandale de certification d’Arthur Andersen. J’étais chez BNP Paribas lors de la crise de 2008. Ces scandales ont mis en lumière, à raison, les limites criantes du monde de la finance et de la bancarisation de l’économie en général. Malheureusement, l’image des financiers en a beaucoup souffert. On se les représente souvent comme des individus froids, purement techniques, incapables de prendre en compte l’humain dans leur champ de vision. Ajoutez à cela que la fonction de DAF est régulièrement instrumentalisée par les actionnaires et les PDG, qui en font l’incarnation de la contrainte fiscale et normative ainsi que de l’exigence de rentabilité imposée par les marchés aux opérationnels… Tout cela m’attriste car c’est négliger la complexité managériale avec laquelle nous composons dans notre métier. Les profils de comptables, de contrôleurs de gestion et de trésoriers diffèrent beaucoup les uns des autres. Les animer au quotidien constitue un véritable challenge ! Or je pense que l’efficacité des directions financières réside dans la coordination de ces 3 fonctions et dans le positionnement transverse de ses membres parmi les opérationnels. C’est une dimension que trop peu prennent en considération encore aujourd’hui.
EA : Que faire pour changer le regard porté sur votre fonction ?
C. Gautier : À mon échelle, je m’efforce de faire preuve de plus de pédagogie auprès des opérationnels. J’essaie de changer l’image du DAF car je pense que c’est un métier extraordinaire et trop décrié. Le chemin est long. C’est pourquoi j’invite les dirigeants d’ETI ainsi que les actionnaires du CAC40 à redonner une coloration plus juste à ce métier, ce qui par ricochet aidera le DAF à trouver la place qu’il mérite aux côtés de ses pairs, et ainsi à jouer la carte du collectif. Cela peut passer par une révision des attentes de rentabilité, par une redéfinition de la raison d’être de l’entreprise, ou par une plus forte incarnation des décisions.
EA : Selon vous, pourquoi avez-vous reçu le Prix Finance des Next Leaders Awards 2018 ?
C. Gautier : Je pense avoir été élue pour mon parcours un peu singulier et pour mes valeurs humaines, que j’ai en partie héritées de l’ESSEC, plutôt que pour les défis financiers que j’ai relevés au cours de ma carrière. C’est pour la façon dont je recrute, pour les principes que je fais vivre au sein de mon équipe et pour la façon dont j’incarne la finance dans mon entreprise que j’ai été reconnue.
EA : Finalement, quel type de manager êtes-vous ?
C. Gautier : Je pense que le sens, la confiance, la reconnaissance, le respect et l’audace sont des clés pour animer les équipes en délégation forte. Les managers à tous les niveaux ont une responsabilité dans l’épanouissement de leurs collaborateurs et indirectement dans l’attractivité de leur entreprise sur le marché du travail. Je m’applique donc à créer un cadre propice à l’agilité et au fonctionnement par subsidiarité. Cela passe par plusieurs principes. Premièrement, mettre en confiance les collaborateurs en acceptant d’être challengée et remise en question. Deuxièmement, adopter un processus itératif de réflexion et de prise de décision, même si cela prend du temps. Troisièmement, poser les bonnes questions. Quatrièmement, faire preuve de transparence et partager immédiatement l’information pour faciliter l’organisation de chacun. Cinquièmement, être proche de ses collaborateurs, sourire et rire avec eux, montrer de l’empathie ; cela, c’est vraiment indispensable.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser(E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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