Daniel Joutard (E97), fondateur de Aïny : « Il faut interdire les brevets sur les plantes »
Fin 2016, Daniel Joutard (E97) racontait dans Reflets #116 son combat – de plus en plus efficace – contre la biopiraterie. Un an plus tard, ESSEC Alumni met en accès libre cet entretien toujours d’actualité.
ESSEC Alumi : Qu’est-ce que la biopiraterie ?
Daniel Joutard : Selon le Protocole de Nagoya, se rend coupable de biopiraterie toute personne ou organisation qui exploite des plantes ou des savoirs traditionnels sans demander l’accord des communautés autochtones qui y ont recours, et sans prévoir de contreparties pour ces dernières.
EA : Des exemples connus ?
D. Joutard : Ils sont légion. L’agriculteur américain qui a déposé un brevet sur une variété de haricot jaune cultivée par des paysans mexicains et qui leur a réclamé des royalties quand ces derniers ont voulu exporter leur production… Les entreprises françaises qui ont breveté les applications en cosmétique du sacha inchi, huile extraite de graines péruviennes dont l’usage local était pourtant documenté…
EA : Comment se positionne la France sur le sujet ?
D. Joutard : La France ne sait pas toujours sur quel pied danser. D’un côté, elle héberge de grands groupes agroalimentaires, pharmaceutiques et cosmétiques qui exploitent le vivant. De l’autre, elle abrite une grande biodiversité grâce à ses territoires d’outre-mer – notamment la Guyane. Elle doit autant protéger ses ressources naturelles que défendre ses intérêts économiques. Et elle doit composer avec les pressions croisées de nos fleurons industriels et d’ONGs influentes comme France Libertés. D’où une certaine schizophrénie : on refuse de reconnaître les peuples autochtones au nom de la République une et indivisible, ce qui est contraire aux principes de Nagoya, mais on se dote d’une loi encadrant l’accès à la biodiversité. Une constante cependant : les débats sont très longs… Nous n’avons pas la réactivité des pays qui sont seulement victimes de la biopiraterie. Le Pérou, par exemple, est beaucoup plus offensif : il s’est doté d’une commission nationale dédiée qui a remporté plusieurs procès contre des entreprises étrangères. Reste à voir si elle sera aussi sévère à l’encontre des entreprises péruviennes si celles-ci se mettaient à leur tour à émettre des brevets abusifs…
EA : La loi ne peut pas tout faire. Qui se mobilise côté privé ?
D. Joutard : Il y a deux profils. D’une part ceux qui dénoncent les mauvaises pratiques et sensibilisent le grand public ; ce sont les associations, les militants, les représentants de la société civile. D’autre part ceux qui proposent des alternatives concrètes pour changer les comportements de l’intérieur ; c’est ce que je m’efforce de faire avec ma marque de biocosmétiques Aïny depuis 2008.
EA : Quelles solutions avez-vous mises en place ?
D. Joutard : D’abord, nous partons du principe que nous sommes le dernier maillon d’une longue chaîne d’innovation, donc que nous n’avons pas à déposer des brevets sur les plantes que nous utilisons. Et pour empêcher d’autres de le faire à notre place, nous publions nos recherches – un brevet supposant d’apporter une nouveauté.
Ensuite, nous travaillons en partenariat avec les organisations qui défendent les intérêts des peuples autochtones. Elles sont plus nombreuses et plus structurées qu’on ne le croit : créées dans les années 1970, elles jouent le rôle de véritables syndicats ou gouvernements régionaux. Nous leur demandons l’autorisation d’étudier les plantes et les pratiques sur leurs territoires, et nous nous engageons à leur reverser entre 2 et 4 % de notre chiffre d’affaires – somme qui leur permet ensuite de financer, par exemple, des jardins de plantes médicinales dans des communautés, des réparations de machines agricoles, ou encore le déplacement de leaders indigènes pour des interventions dans des réunions internationales comme la COP21 ou la COP22.
EA : Votre exemple est-il suivi ?
D. Joutard : Les acteurs du secteur ont globalement du mal à prendre ce virage, car cela leur demande d’améliorer considérablement la traçabilité et la transparence de leur chaîne d’approvisionnement – or ils sont souvent tributaires d’intermédiaires qui n’ont aucun intérêt à révéler leurs secrets de fabrication ou leurs contacts. Il n’en reste pas moins que le message est passé : aujourd’hui, personne ne veut prendre le risque d’être accusé de biopiraterie. L’enjeu d’image est devenu considérable, alors qu’il était encore inexistant il y a peu.
EA : Que reste-t-il à faire ?
D. Joutard : Pour moi, il faut purement et simplement interdire les brevets sur les plantes ou leurs applications. Il est trop difficile de définir l’initiateur de ce type de savoirs, qui sont le plus souvent nés d’échanges et de partages entre plusieurs peuples, qui eux-mêmes n’ont pas vraiment la notion de propriété. D’ailleurs, le Protocole de Nagoya ne prévoit pas de rémunérer les communautés autochtones sous la forme de droits perçus sur un brevet, mais dans le cadre d’un simple accord commercial. Le brevet, lui, reste la chasse gardée des entreprises, et ne vise qu’à installer un monopole. C’est un abus. Il faut privilégier d’autres formes de protection de l’innovation, tel que le secret professionnel.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E11)
Pendant 8 ans, Daniel Joutard (E97) partage son temps entre l'Amérique Latine où il travaille avec les peuples autochtones au sein de projets de développement, et Paris, où il poursuit une carrière de consultant en stratégie. Puis il rencontre successivement une apprentie-chamane équatorienne qui lui fait découvrir le pouvoir des plantes, et Jean-Claude Le Joliff, ancien Directeur de la Recherche et Développement de Chanel qui l'aide à le révéler dans des soins d'exception. En 2006, il décide de créer Aïny, marque de cosmétiques visant à réenchanter le monde en valorisant la diversité des cultures, des végétaux et des sciences.
Extrait de Reflets #116. Pour plus d’infos, cliquer ici.
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