Frédéric Rimattei (E99) : « Le système hospitalier français a tenu bon »
À temps exceptionnel, offre exceptionnelle : ESSEC Alumni vous donne accès libre au numéro spécial COVID-19 de Reflets ! Au sommaire, une cinquantaine d’articles de diplômé(e)s et de professeur(e)s ESSEC – parmi lesquels Frédéric Rimattei (E99), directeur général adjoint du CHU de Rennes, qui dresse le bilan et tire les leçons de la gestion du pic épidémique en France. Découvrez son interview directement sur notre site – et accédez à l’intégralité du numéro en version flipbook !
ESSEC Alumni : Comment s’est passé le pic épidémique dans votre CHU ?
Frédéric Rimattei : Les établissements du Grand Ouest ont connu une cinétique très différente de ceux de l’Île-de-France et du Grand Est, par exemple. Le pic a été plus tardif et moins élevé, nous avons donc bénéficié à la fois du retour d’expérience de nos collègues et d’une montée en charge plus progressive. Au pic, nous avons simultanément accueilli dans nos services 120 malades du COVID-19, dont 40 en réanimation. L’impact sur le nombre de malades hospitalisés a également pu être amorti grâce à une application mobile, myCHU, mise en service en un temps record par la DSI du CHU, en partenariat étroit avec le service des maladies infectieuses, et qui nous a permis de proposer un suivi à domicile à plus 1500 patients depuis le démarrage de la phase épidémique.
EA : Comment fonctionne cette application ?
F. Rimattei : Les patients nous renseignent sur l’évolution de leur état sur la base d’un questionnaire médical (de type chatbot) élaboré par notre service des maladies infectieuses, qui est un service de référence à l’échelle nationale. En cas de problème, un dispositif d’alerte est déclenché, donnant lieu à un échange téléphonique avec l’équipe soignante, et débouche si nécessaire à une convocation pour une hospitalisation. Le système a fonctionné très tôt et enregistre un très bon taux de satisfaction chez les malades comme chez les soignants. Il a non seulement permis d’alléger la charge des équipes soignantes de l’hôpital, qui ont pu ainsi se concentrer sur les cas les plus graves, mais aussi de respecter pleinement le confinement, en évitant à de nombreux patients d’avoir à se déplacer jusqu’au CHU.
EA : Votre établissement a-t-il développé d’autres solutions innovantes face à la crise ?
F. Rimattei : Nous avons par exemple opté pour des surblouses en tissu, réutilisables et produites en Europe, ce qui nous a permis d’échapper aux ruptures de stock des surblouses à usage unique. Autre initiative : nous avons déplacé une équipe médicale et paramédicale associée au SAMU/SMUR et à la médecine de ville pour établir un centre ambulatoire avancé dans un cluster de résurgence épidémique situé dans une commune à proximité de Rennes. Nous y avons effectué une grande campagne de dépistage et d’information sur le COVID-19, ce qui a fortement contribué à rassurer la population. Cette intervention a préfiguré les équipes de réponse rapide pluridisciplinaires mises en place dans le cadre du processus de déconfinement.
EA : Avez-vous partagé des bonnes pratiques entre établissements – de France ou d’ailleurs ?
F. Rimattei : Au niveau national, nous avons échangé au quotidien avec nos pairs, dès le début de l’épidémie, en passant par des canaux de communication existants, en particulier dans le cadre des conférences des directeurs généraux et des présidents de CME (Commission Médicale d’Établissement) de CHU – car le partage d’expérience est ancré dans nos pratiques depuis longtemps. Au niveau international, nous avons par ailleurs participé, avec le CHU de Grenoble et certains hôpitaux d’Italie du Nord, à un webinaire sur le thème du retour d’expérience européen dans la gestion de l’épidémie de COVID-19 animé par le laboratoire d’anesthésie de Stanford afin de permettre à nos collègues américains de bénéficier de l’expérience acquise par nos équipes médicales.
EA : Comment avez-vous accompagné les soignants dans cette période difficile ?
F. Rimattei : Nous avons organisé des formations flash sur les différents aspects de la prise en charge des malades du COVID-19, adapté les plannings de travail, renforcé les équipes les plus sollicitées, mis en place un dispositif de soutien psychologique à la demande ainsi que des hotlines médicales du service des maladies infectieuses, de l’équipe opérationnelle d’hygiène et du service de santé au travail, maintenu en fonctionnement la crèche hospitalière, facilité les déplacements… Et bien sûr, nous avons veillé à redistribuer les nombreux dons en nature que les habitants et les entreprises de la région ont eu la générosité de nous faire parvenir.
EA : Quel bilan tirez-vous de cette période ?
F. Rimattei : Le système hospitalier a tenu bon, mais au prix de sacrifices importants, en particulier dans les régions les plus touchées, où les taux de contamination parmi les soignants ont été significatifs – même si cela est sans doute compréhensible, au vu du manque de connaissances scientifiques sur la maladie au démarrage de l’épidémie. Nous avons montré notre faculté d’adaptation et de réaction face à un phénomène épidémique de très grande ampleur tel que nous n’en avions plus connu depuis des dizaines d’années. L’expertise, la mobilisation et la solidarité interne et entre les établissements a joué un rôle majeur dans la gestion de la crise. La réactivité des équipes médicales, soignantes, médico-techniques, logistiques, techniques et administratives a été exceptionnelle, mais n’enlève rien, bien entendu, à la nécessité de procéder à un retour d’expérience méthodique pour identifier tout ce qui n’a pas fonctionné ou aurait pu mieux fonctionner.
EA : Étiez-vous suffisamment préparé à une telle situation ?
F. Rimattei : S’il est vrai que nous nous sommes plus entraînés ces dernières années à gérer un afflux massif de victimes d’attentat qu’une épidémie de cette envergure, nous n’avons pas pour autant abordé la crise complètement désarmés. Nous disposions d’un plan de gestion épidémique national dont l’efficacité a bien entendu été impactée par la cinétique de l’épidémie. Les régions les plus fortement touchées ont eu en effet beaucoup de moins de temps pour s’y préparer, ce qui n’a pas été notre cas dans le Grand Ouest. Ce « plan de bataille » s’est ensuite enrichi de nombreuses consignes diffusées au plan national et déclinées en régions. Les agences régionales de santé ont fortement accompagné les établissements dans la déclinaison de ces consignes et des ajustements à faire, en coordination avec l’ensemble des acteurs de santé publics et privés dans les territoires. Nous n’avons pas été livrés à nous-mêmes.
EA : Aujourd’hui, pensez-vous qu’une seconde vague serait plus facile à gérer ?
F. Rimattei : Clairement. Les CHU constituent un système apprenant. Il existe une vraie culture de l’innovation et de l’expérimentation en leur sein, nous avons l’habitude de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, et d’en tirer les leçons pour l’avenir. La pandémie a certes constitué une véritable épreuve, mais nous a poussés à imaginer des organisations souples et adaptatives, plus facilement et rapidement réversibles.
EA : En définitive, notre système de santé vous paraît-il avoir mieux ou moins bien résisté que dans le reste du monde ?
F. Rimattei : Il est trop tôt pour en juger. Et il est très difficile de faire des comparaisons de ce type à chaud. Une même stratégie peut avoir des effets différents d’un endroit à un autre, en fonction des spécificités sanitaires, culturelles, politiques, économiques ou encore géographiques et climatiques de chaque région. Il faudra attendre les résultats consolidés des études que ne manqueront pas de mener l’OMS et les autorités sanitaires des pays touchés par la pandémie. En attendant, et même s’il faut rester extrêmement prudent, je peux simplement constater que les mesures prises par la France, en particulier le déclenchement d’un confinement strict et généralisé, ont porté leurs fruits dans la maîtrise de la dynamique épidémique dans le Grand Ouest.
EA : Quelles leçons tirez-vous de cet épisode épidémique ?
F. Rimattei : Incontestablement, la crise a montré que nous devions améliorer nos capacités en soins critiques et en réanimation. Autre point de vigilance : la prise en charge de toutes les autres pathologies par temps d’épidémie. Nous avons dû par exemple déprogrammer du jour au lendemain des centaines d’interventions chirurgicales et de consultations. Avec quel impact ? Nous avons encore du mal à l’évaluer, mais il est certain que nous avons encore une vraie marge de progression sur ce point.
EA : Et quelles bonnes pratiques retenez-vous pour l’avenir ?
F. Rimattei : La nécessité de limiter au maximum les durées de séjour en période de crise épidémique et de restreindre l’accès aux établissements a remis sur le devant de la scène de développement des prises en charge en ambulatoire et de la télémédecine. Un certain nombre de praticiens et de patients qui avaient des doutes face à cet outil se sont aperçus non seulement qu’il fonctionnait bien, mais aussi qu’il permettait un suivi médical de qualité sans avoir à se déplacer. Un frein culturel a été levé, définitivement.
EA : Plus largement, quels changements anticipez-vous pour le système de santé français suite à la crise ?
F. Rimattei : Il y a des discussions en cours sur le plan national. Les propositions portées par les fédérations hospitalières reflètent l’état d’esprit général. Une idée en particulier fait son chemin : celle que les établissements publics pourraient fonctionner un peu plus « à la canadienne », c’est-à-dire en raisonnant par rapport à des bassins de population plutôt que par rapport à des zones définies sur le plan administratif. C’est l’un des enseignements de l’épidémie de COVID-19, qui a montré tout l’intérêt d’une gestion territoire par territoire. Autre sujet soulevé par la crise : la nécessité de développer des outils pour mieux partager l’information médicale, entre les établissements, qu’ils soient publics ou privés. Il serait aussi bon de repenser la conception architecturale des hôpitaux, pour accroître leur modularité et leur adaptabilité en fonction d’événements critiques comme celui que nous vivons.
EA : Le rôle des établissements privés dans la gestion de l’épidémie a d’ailleurs fait débat. Qu’en pensez-vous ?
F. Rimattei : Le plan national de gestion épidémique mettait expressément les CHU en première ligne, puis les centres hospitaliers généraux en seconde ligne, il est donc normal que les établissements privés aient accueilli moins de malades du COVID-19. Ils en ont cependant pris en charge lorsque cela s’est avéré nécessaire et que les capacités mobilisées en première et seconde ligne n’étaient plus suffisantes. Il ne faut pas non plus oublier que ces établissements ont aussi fourni des soignants, qui sont venus épauler nos équipes, et qu’ils ont continué à recevoir les autres patients non-COVID, contribuant à alléger nos services. La crise du COVID-19 a donc été l’opportunité de renforcer les liens entre public et privé. Nous continuons d’ailleurs à nous coordonner en ce moment dans le cadre de la reprise des activités, de partager nos informations sur la circulation virale post-confinement, ou encore de nous concerter pour éviter de trop puiser dans les réserves globales de molécules d’anesthésie et de curare nécessaires aux activités interventionnelles.
EA : Au vu de cette expérience, considérez-vous qu’il faille donner plus de place aux établissements privés dans notre système ?
F. Rimattei : C’est une question plus complexe. Je pense qu’il a été pertinent de concentrer dans un premier temps les malades du COVID-19 les plus graves dans les établissements publics. Leur prise en charge réclame en effet des compétences médicales et paramédicales très spécialisées, des matériels très spécifiques, un plateau technique complet (imagerie, biologie…), qui ne se trouvent aujourd’hui que dans les CHU et dans certains centres hospitaliers généraux – ce qui doit être conforté, car la dissémination n’est ni réaliste sur le plan du développement et du maintien des compétences médicales ou paramédicales, ni efficace pour répondre aux besoins de la population en période de crise épidémique. Mieux vaut jouer la complémentarité entre les établissements, en demandant à chaque acteur de se concentrer sur ce qu’il sait faire le mieux.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
Paru dans Reflets #133 spécial COVID-19. Pour recevoir les prochains numéros du magazine Reflets ESSEC, cliquer ici.
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