Lucie de Clerck (E08) : « Entourage sort les personnes précarisées de l’isolement »
Lucie de Clerck (E08) a co-fondé Entourage, « le réseau social, vraiment social ». La mission de cette association : lutter contre l’exclusion en engageant chacun à agir pour les plus précaires grâce à l’appui du digital. Explications.
ESSEC Alumni : À quels enjeux de la grande précarité en France répond Entourage ?
Lucie de Clerck : Le lien de cause à effet entre précarité et isolement social est démontré – dans un sens comme dans l’autre. D’une part, en cas de difficulté, l’entourage constitue évidemment un facteur majeur de résilience. On a non seulement tous besoin d’aide et d’appui, mais aussi d’être reconnus et aimés, c’est intrinsèque à la dignité humaine. L’enjeu relève autant du matériel que de l’affectif, de la dignité humaine. Autrement dit, plus on est isolé, plus on est exposé à la précarité. D’autre part, une fois précarisé, on se retrouve encore plus isolé : 83 % des personnes sans domicile disent ainsi souffrir du rejet des habitants. Un cercle vicieux d’autant plus préoccupant qu’il concerne un nombre croissant de citoyens dans notre pays : selon l’enquête Solitudes 2022, 7 millions de Français se trouvent en situation objective d’isolement, c’est-à-dire entretiennent très peu de liens avec d’autres personnes, voire aucun – ce qui les rend particulièrement vulnérables ; et on dénombre déjà 330 000 personnes sans domicile contre 143 000 il y a dix ans.
EA : Face à ces enjeux, quelles solutions propose Entourage ?
L. de Clerck : Nous cherchons à sortir de l’individualisme et à retisser du lien social en ouvrant des réseaux de soutien aux personnes les plus fragiles et en faisant en sorte que chacun puisse être entouré par des citoyens bienveillants. Dans cette optique, nous sensibilisons le grand public et facilitons la rencontre entre des gens qui partagent les mêmes rues ou les mêmes quartiers tout en vivant dans des mondes complètement parallèles. Notre particularité – et notre plus grande force – tient au fait que nous nous sommes développés dès le départ avec des personnes qui ont connu la galère. Aujourd’hui encore, nous fonctionnons avec un « comité de la rue », notre comité d’experts à nous, qui rassemble 15 personnes SDF ou anciennement sans-abri. Cette forme de co-construction, encore assez unique dans notre domaine, nous aide à développer les solutions les plus adaptées possibles.
EA : Vous avez notamment lancé une application éponyme. Comment s’utilise-t-elle ?
L. de Clerck : Cet outil permet de rassembler et connecter les habitants avec les personnes en précarité. Vous pouvez proposer ou demander de l’aide, rejoindre des groupes de discussion, accéder à une programmation d’événements conviviaux entre voisins avec ou sans domicile ou encore consulter une carte recensant les lieux solidaires dans votre ville.
EA : L’application contient également des ressources pédagogiques…
L. de Clerck : En effet, nous proposons une section « Guide » pour mieux comprendre le sujet de l’exclusion et savoir comment agir. Nous organisons en outre des ateliers de sensibilisation, plus d’une centaine par an, qui sont tous recensés dans l’application et que nous pouvons aussi animer dans les écoles et les entreprises sur demande. Cependant le meilleur moyen de lever les barrières reste la rencontre. Une bonne discussion avec Rachid ou Gilbert changera votre regard bien plus efficacement que n’importe quel contenu vidéo !
EA : Quels sont les profils des citoyens que vous mobilisez ?
L. de Clerck : La moitié ont plus de 45 ans et 63 % sont des femmes. Beaucoup sont déjà sensibilisés à la cause, mais plus de 40 % vivent leur première expérience d’engagement avec nous. Plus surprenant, 7 % s’avèrent eux-mêmes en grande précarité. Nous l’expliquons par le fait que tout individu a autant besoin d’aider que d’être aidé. Cela aussi concourt à la dignité humaine. Ce qui, soit dit en passant, questionne notre modèle social cantonnant souvent les pauvres à une position de « bénéficiaires ».
EA : Quid des entreprises qui s’impliquent à vos côtés ? Quelles actions menez-vous ensemble ?
L. de Clerck : D’abord, les entreprises nous apportent aujourd’hui plus de 50 % de nos ressources. Chaque année, elles sont près de 200 à nous faire des dons, à partager leurs compétences, moyens et réseaux avec nous, ou encore à nous verser leur taxe d’apprentissage. Mais notre collaboration dépasse le cadre financier. Nos partenaires peuvent engager leurs collaborateurs via nos différents formats de formation et de teambuilding solidaire, ou encore réfléchir avec nous aux initiatives qu’elles pourraient mener elles-mêmes. Par exemple, nous travaillons en ce moment avec la SNCF, dont les agents se retrouvent confrontés chaque jour aux personnes sans-abri.
EA : Sans oublier votre dispositif LinkedOut…
L. de Clerck : LinkedOut applique la même logique qu’Entourage à l’inclusion professionnelle. Nous sommes partis du constat que de nombreuses personnes avaient l’envie et la capacité de travailler mais que leur isolement les empêchait de trouver un emploi. En réponse, LinkedOut mobilise une communauté de citoyens pour les encourager, les coacher dans leur recherche et leur ouvrir des portes. Là encore, la tech joue un rôle important car la solution repose sur une plateforme en ligne permettant notamment de « viraliser » les CV des candidats. À noter, nous offrons en outre un accompagnement aux entreprises qui « prennent le risque » (ou plutôt « saisissent leur chance » !) de recruter un candidat LinkedOut afin de faciliter son intégration si nécessaire.
EA : Quels sont les liens entre LinkedIn et LinkedOut ?
L. de Clerck : LinkedOut est un projet totalement indépendant que nous avons développé en autonomie. Cependant LinkedIn a accepté de nous accorder une licence pour utiliser la marque LinkedOut, ce qui décuple notre force de frappe. Nous leur en sommes très reconnaissants !
EA : Quels sont les profils des personnes aidées par LinkedOut ?
L. de Clerck : On compte 40 % de femmes pour 60 % d’hommes. Tous et toutes ont en commun d’être précaires économiquement et très isolées socialement. Les profils n’en sont pas moins très variés : on voit des chômeurs longue durée sortis du système, des personnes SDF ou anciennement SDF, des personnes migrantes, des jeunes qui sortent de l’Aide Sociale à l’Enfance…
EA : Quels résultats a obtenus LinkedOut jusqu’ici ?
L. de Clerck : En 3 ans, nous avons accompagné 450 candidats. Plus de 70 % ont trouvé un poste grâce au soutien du réseau. Et plus de 700 entreprises ont manifesté leur volonté de recruter inclusif. L’envie est bel et bien là : raison de plus d’accélérer et de multiplier les passerelles entre les acteurs de l’insertion et les entreprises « classiques ».
EA : Au-delà de LinkedOut, quel impact a eu Entourage depuis sa création ? Avez-vous des données sur le bilan de ses actions, les résultats obtenus ?
L. de Clerck : Depuis nos débuts, nous avons mobilisé 50 000 riverains autour d’environ 15 000 personnes en grande exclusion. Nous venons de finaliser une étude d’impact durant laquelle nous avons interviewé près de 800 personnes, dont la moitié en situation d’exclusion, et le bilan est très fort : 60 % des personnes exclues disent avoir fait de nouvelles rencontres, 74 % se sentent mieux dans leur peau et 47 % ont proactivement repris des démarches d’insertion. Ces chiffres prouvent, s’il le fallait, que tout devient possible quand on se sent soutenu et entouré.
EA : Quels sont les projets d’Entourage pour les années à venir ?
L. de Clerck : Nous accélérons notre déploiement avec pour ambition de passer des 6 antennes actuelles à 16 d’ici 2025 et de multiplier notre impact par 6. Nous lançons également un axe autour du sport qui représente le rêve, le partage, la force du collectif, le dépassement… Il s’agit d’un magnifique levier d’inclusion. Concrètement, nous permettons aux personnes exclues d’intégrer des clubs amateurs pour y pratiquer et créer de nouveaux liens. Nous mobilisons en outre les organisateurs de grandes compétitions sportives pour qu’ils fassent une place en tribune aux plus précaires. Avec un focus fort sur Paris 2024 pour que les SDF – qui seront les premières personnes à subir les inconvénients des Jeux Olympiques – puissent prendre pleinement part à la fête.
EA : Comment les ESSEC peuvent-ils soutenir vos activités ?
L. de Clerck : D’abord par leur réseau ! Les alumni peuvent jouer un rôle majeur en nous ouvrant les portes de leur entreprise ou en faisant valoir nos messages auprès des décideurs et des médias. Nous avons aussi besoin de compétences clés pour grandir : growth hacking, porte-parolat, développement… Et bien sûr, nous cherchons toujours des fonds, qu’il s’agisse de mécénat d’entreprise (50 % de notre budget comme évoqué précédemment) ou de dons de particuliers (15 %). Enfin, si vous souhaitez vous engager personnellement, je vous invite à vous rendre sur notre site Internet pour découvrir nos différents formats de bénévolat (notamment le coaching de candidat LinkedOut) ainsi que sur notre application ou encore à un prochain apéro Entourage pour faire des rencontres transformantes !
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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