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Marion Bobillo Rouch (E08) : « L’empreinte carbone du numérique va tripler d’ici 2050 »

Interviews

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25/02/2025

Marion Bobillo Rouch (E08) s’est spécialisée dans l’accompagnement des entreprises vers la sobriété numérique. Elle alerte face à l’empreinte considérable de l’IA et des terminaux digitaux – tout en proposant des solutions pro-business. Explications.

ESSEC Alumni : Comment avez-vous développé votre expertise du numérique ?

Marion Bobillo : J’ai débuté dans le conseil en stratégie chez PwC Strategy& puis j’ai fait du marketing, d’abord côté produit et offre, ensuite dans le digital, domaine dans lequel je me suis progressivement spécialisée. Après un passage par la case entrepreneuriat, un poste de responsable e-commerce pour trois marques du Groupe H&H et une formation au développement web chez Le Wagon, je me suis lancée comme consultante en éco-conception de services numériques. 

EA : Quel est l’impact environnemental du numérique ?

M. Bobillo : Le numérique représente 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, chiffre comparable à celui de l’aviation et lié pour 78 % à la fabrication des terminaux. En effet, on dénombre 34 milliards d’équipements dans le monde et on vend chaque année 1,39 milliard de nouveaux smartphones et 3,1 millions d’ordinateurs rien qu’en France ; or il faut 800 kg de ressources (200 kg d’énergies fossiles, 600 kg de minéraux et plusieurs milliers de litres d’eau douce) pour un ordinateur portable de 2 kg… Côté utilisation, le numérique s’avère également très gourmand : il accapare 6,2 % de la consommation énergétique en France – et l’arrivée de l’IA générative va démultiplier cet impact. En tout, on estime que l’empreinte du numérique pourrait tripler entre 2020 et 2050. 

EA : Face à ces constats, que font les pouvoirs publics ? 

M. Bobillo : La France a adopté deux lois majeures sur le sujet. D’abord, la loi AGEC (anti-gaspillage & économie circulaire) de 2020 qui lutte pour l’allongement de la durée de vie des terminaux. Ensuite, la loi REEN (réduction de l’empreinte environnementale du numérique) de 2021 qui vise notamment la sensibilisation des usagers, l’intégration de critères environnementaux dans les marchés publics numériques, et le développement de l’éco-conception des services en ligne. Côté acteurs publics, les communes de plus de 50 000 habitants sont tenues de déployer une stratégie numérique responsable et d’œuvrer pour la récupération de la chaleur des datacenters. Côté acteurs privés, les grandes entreprises et les ETI sont soumises à des obligations plus strictes que les TPE-PME. Elles doivent mesurer leur empreinte environnementale tous les ans et mettre en place des actions pour la limiter : réduction de la consommation énergétique des équipements, gestion de l'impact des centres de données, traitement des déchets électroniques… Et globalement, tous les équipements de 10 ans ou moins doivent être recyclés via des filières du réemploi ou de réparation.  

EA : Ces textes ont-ils permis une amélioration de la situation ? 

M. Bobillo : Malheureusement, la réglementation ne suffit pas à généraliser ces pratiques – et les efforts consentis par quelques rares acteurs, comme certaines administrations et grandes entreprises ou encore les sociétés B-Corp, sont effacés par la déferlante de l’IA. Comme pour le RGPD sur le plan des données personnelles et le RGAA sur le plan de l’accessibilité numérique, tant que l’État ne réalisera pas de contrôles fréquents, les organisations concernées prendront leur temps pour se mettre en conformité. Pourtant les sanctions en cas d’infraction sont élevées !

EA : Dans ce contexte, vous vous êtes spécialisée en « CRO (Conversion Rate Optimization) à impact et Product Management responsable ». De quoi s’agit-il exactement ?

M. Bobillo : Mon approche consiste à souligner la corrélation entre performance économique et performance environnementale. Autrement dit : à montrer aux entreprises, où j’ai moi-même travaillé pendant longtemps, dont je connais les priorités et les besoins, que le numérique responsable ne constitue ni une contrainte pour les équipes, ni une détérioration de l’expérience utilisateur, ni même un coût supplémentaire. Au contraire ! La majorité des critères d’éco-conception vont dans le sens du business : il s’agit d’obtenir le dispositif le plus léger, rapide et accessible, avec des unités fonctionnelles optimisées au maximum. 

EA : Concrètement, comment fonctionne l’éco-conception appliquée aux produits et services numériques ? 

M. Bobillo : D’une part, l’éco-conception repose sur un processus d’amélioration continue : certes, on maximise l’impact au moment de la conception ou de la refonte, mais on doit travailler tout au long du cycle de vie. D’autre part, l’éco-conception se veut holistique : on agit sur toutes les composantes du projet, depuis la stack technique et l’hébergeur jusqu’aux contenus, en passant par l’architecture, les fonctionnalités, les contenus, la consommation de ressources, la maintenance, l’évolutivité… 

EA : Quels sont les outils, méthodes et ressources à utiliser ? 

M. Bobillo : Pour commencer, on peut utiliser l’écoindex du collectif GreenIT, outil simple et facile d’accès qui se concentre sur seulement 3 variables : la taille du DOM, le volume de requêtes et le poids des pages. Notons que GreenIT a également édicté 115 bonnes pratiques d’éco-conception qui offrent une bonne base pour mettre en place rapidement des premières mesures. Pour aller plus loin, j’utilise beaucoup le RGESN (Référentiel Général d’Eco-conception de Services Numériques). Ce cadre d’évaluation repose sur 78 critères qui constituent autant de leviers pour réduire l’empreinte d’un site Internet ou d’une application mobile : conception UX, hébergement, architecture et choix techniques en frontend ou backend, contenus… En revanche il n’est pas forcément pertinent pour tout type d’application. On peut le compléter par le GR491, ou Guide de Référence de Conception Responsable de Services Numériques, créé par l'INR. Enfin, il existe des solutions de mesure payantes comme Kastor Green ou Greenspector, mais la méthode la plus complète reste l’Analyse du Cycle de Vie (ACV).

EA : Comment se former à ces enjeux ?

M. Bobillo : Pour acquérir les bases, vous pouvez vous tourner vers des ressources gratuites comme les MOOC de l’INRIA ou de l’ADEME sur les impacts environnementaux du numérique, et pour approfondir, vers des formations ou certifications payantes comme le RGESN, l’ACV ou encore le label Numérique Responsable. N’hésitez pas aussi à rejoindre des communautés comme celle des Designers Éthiques pour les profils UX. Enfin, une manière de s’initier à ces enjeux est de mener un audit RGESN avec l’aide d’un expert en numérique responsable – je prêche pour ma paroisse !

EA : Pouvez-vous donner des exemples de produits ou services numériques éco-conçus ?

M. Bobillo : En vrac, évoquons le site Internet de Dalkia, qui a réduit les émissions de CO2 de 64 % par rapport à la précédente version, celui des ruches Biocoop, qui limite les émissions à 1,51 g de CO2 (contre 7 g pour une recherche Google), ou encore celui de la métropole de Grenoble, qui affiche les meilleures performances parmi les sites des 22 métropoles françaises. 

EA : Qui sont les bons et les mauvais élèves du numérique responsable ? 

M. Bobillo : Au-delà des acteurs les plus contraints par la règlementation, on trouve des bons élèves parmi les organisations déjà engagées dans le cadre de leurs activités, comme les Shifters, l’association derrière le Shift Project, qui a naturellement adopté une démarche responsable lors de la création de son site. Le baromètre de l’éco-conception digitale de GreenIT et Razorfish montre par ailleurs que les entreprises du CAC 40 s’avèrent meilleurs sur ce plan que les e-commerçants. Mais ce décalage tient surtout au fait qu’il est plus facile d’éco-concevoir un site corporate qu’un site marchand, souvent plus complexe. Au niveau des pays, la France se montre à dire vrai plutôt avancée, non seulement grâce à ses lois, mais aussi grâce à des organismes comme l’Arcep, l’Afnor et la Dinum qui ont rédigé des spécifications et des référentiels dédiés.

EA : Au-delà des actions comme celles que vous portez, quelles mesures préconiseriez-vous pour responsabiliser le numérique ?

M. Bobillo : Il est urgent de sensibiliser en masse, ce à quoi contribuent les opérateurs d’ateliers comme la Fresque du Numérique et la Bataille de l’IA, d’ailleurs régulièrement proposés par ESSEC Alumni. Car la réglementation ne suffira pas : le changement doit être porté par les individus, notamment les responsables RSE et DSI ainsi que les dirigeants et dirigeantes.

EA : De manière réaliste, quelles sont les perspectives pour le développement du numérique responsable dans les années à venir ?

M. Bobillo : Malgré le recul que constitue aujourd’hui le déploiement de l’IA en matière de numérique responsable, je veux croire que la cause va forcément gagner du terrain, soutenu par la règlementation et l’engagement RSE des entreprises, avec la même recherche d’effet de bascule que pour les problématiques environnementales en général. Car les choses changent vite dans le digital. Et dans un monde de ressources finies, nous n’aurons de toute façon pas d’autre choix que d’aller vers plus de sobriété. 

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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