Loïc Imberti (E18) : « Les NFT bouleversent le marché de l’art »
Le commissaire-priseur Loïc Imberti (E18) a rejoint l’équipe de Danae.io pour porter des projets d’art contemporain utilisant la blockchain, les NFT et le Web3. Il explique comment ces nouvelles technologies offrent de nouveaux débouchés tant créatifs que financiers.
ESSEC Alumni : Comment en êtes-vous venu à travailler sur le marché de l’art ?
Loïc Imberti : Dès mon intégration à l’ESSEC, j’ai passé en parallèle l’examen de commissaire-priseur, jonglant entre la microéconomie et les arts décoratifs sous le règne de Louis XIII, ou les statistiques et l’avènement de l’abstraction lyrique lors de la seconde école de Paris. Mon souhait d’évoluer dans le marché de l’art a en outre été conforté par le cours de négociation et le cours de Management Culturel de Martial Poirson, ainsi que par le Certificate in Private Law & Economics dispensé par Yale University et Assas.
EA : En quoi consiste le métier de commissaire-priseur ?
L. Imberti : Un commissaire-priseur est d’abord un œil capable d’opérer un premier « tri sélectif » parmi les œuvres avant le recours à des experts selon l’époque et la zone géographique. Cette tâche nécessite un solide bagage en histoire de l’art et une veille du marché, chaque spécialité fluctuant selon l’offre et la demande, dorénavant globales. Vient ensuite le volet « business getting » qui recouvre la négociation des collections, la stratégie marketing et le plan de communication du projet. Par exemple, lors de mon expérience chez Artcurial, j’ai réfléchi à comment valoriser la collection d’André Malraux dans un contexte de relatif oubli des combats du XXème siècle, de la Guerre en Espagne à la Résistance, et malgré sa participation au trafic des biens culturels, notamment au Cambodge.
EA : Quelles sont les caractéristiques des ventes d’art aux enchères en France ?
L. Imberti : Le marché repose sur le duopole constitué par Christie’s et Sotheby’s, dorénavant toutes deux détenues par des Français (respectivement François Pinault et Patrick Drahi) et très connues du grand public pour leurs records d’enchères millionnaires. Vient ensuite le vivier des maisons de ventes actionnaires de Drouot proposant des lots plus accessibles.
EA : Quelle place la France occupe-t-elle sur ce marché dans le monde ?
L. Imberti : Alors que la France représentait 60 % du marché des ventes aux enchères dans les années 1960, abritait la plupart des grandes collections et concentrait les grandes avant-gardes depuis l’impressionnisme jusqu’au cubisme et au surréalisme, elle ne représentait plus que 3 % du marché mondial en 2001. Depuis, nous avons connu un certain rebond puisqu’en 2023, Paris totalisait 7 % des ventes globales. Notre capitale demeure cependant une place mineure, loin derrière New-York, Londres, Pékin ou Hong Kong.
EA : Comment expliquer le rebond de Paris ?
L. Imberti : Le Brexit a complètement bouleversé les échanges en les rendant extra-communautaires entre le continent et le Royaume-Uni. Paris en a grandement profité, non seulement grâce aux clients britanniques qui ont fait le choix d’envoyer outre-Manche leurs collections mais aussi aux maisons de vente qui ont rapatrié certaines spécialités, comme Sotheby’s Paris qui a récupéré l’Irish Art, auparavant vendu à Londres.
EA : Quels sont les principaux enjeux du secteur aujourd’hui ?
L. Imberti : Les ventes aux enchères offrent une expérience client exceptionnelle pour l’acquéreur mais souffrent de nombreux freins dont la barrière psychologique, le temps d’exposition réduit et la nécessité d’y assister en temps réel, soit en physique, soit par téléphone ou en ligne. Tirant parti de ces contraintes, des acteurs digitaux comme la licorne néerlandaise Catawiki bouleversent le marché en s’adressant à un public plus jeune et effrayé par le cérémonial et l’opacité des ventes traditionnelles.
EA : Autre révolution digitale récente : l’explosion des NFT, très médiatisée. De quoi s’agit-il exactement ?
L. Imberti : Un NFT est un jeton non fongible, c’est-à-dire unique, inscrit sur la blockchain et associé à un « smart contract » (contrat intelligent) qui renvoie à un fichier numérique (image, son, vidéo…). Ces nouveaux objets répondent à l’exigence de transparence des nouvelles générations ainsi qu’au besoin manifesté par les investisseurs d’une plus grande liquidité des œuvres. De fait, l’enthousiasme est au rendez-vous : en témoigne la vente du NFT de Beeple pour 69 millions d’euros chez Christie’s. Pour la première fois, la création digitale est reconnue par le marché et les collectionneurs acceptent d’acquérir des œuvres sans matérialité, permettant aux artistes numériques de vivre de leur art. C’est aussi une bonne nouvelle en matière d’asset management, les NFT donnant aussi la possibilité de faire plus facilement entrer des actifs aujourd’hui considérés comme « non bancaires » dans une démarche d’investissement patrimonial.
EA : Pouvez-vous donner des exemples d’œuvres NFT ?
L. Imberti : J’apprécie particulièrement les artistes que nous représentons sur Danae.io. Citons par exemple Stephan Breuer et sa série Eternals créant un pont entre art ancien (en reprenant des cadres du Louvre) et art digital (à travers certains jeux iconiques). Ou encore Agoria qui développe des compositions créées par intelligence artificielle dont l’onirisme n’a rien à envier aux grands maîtres de l’abstraction. Et aussi Thomas Paquet et ses œuvres algorithmiques comme L’Observatoire qui restitue en temps réel, par un jeu de dégradé de couleurs, la position de la lune et du soleil.
EA : Des obstacles subsistent-ils au développement des NFT dans l’art ?
L. Imberti : Premier obstacle : la méconnaissance du grand public. Pour les générations Y ou Z qui ont grandi avec Internet, les NFT sont plus faciles à intégrer. Pour celles et ceux moins au fait des prolégomènes techniques du fonctionnement du web, cet univers reste très opaque et peut susciter le dédain, voire l’hostilité. Deuxième obstacle : la frénésie spéculative et l’incertitude qui en découle tend à inquiéter les collectionneurs, sans compter les risques de hacking et de phishing que les médias relaient abondamment.
EA : Malgré ces problèmes, quelles sont les perspectives pour les NFT dans l’art ?
L. Imberti : La question de l’accessibilité de l’art au plus grand nombre constitue une problématique fondamentale depuis la seconde moitié du XIXème siècle, avec l’avènement du mouvement Art and Crafts suivi par le groupe Art Nouveau de L’art dans Tout. Or la numérisation de l’art change le paradigme à cet égard. Aujourd’hui, toute personne disposant d’une connexion Internet peut voir les œuvres digitales et les acquérir à un prix bien plus modique que la majorité des œuvres physiques.
EA : Dans ce contexte, quels services proposez-vous avec Danae.io ?
L. Imberti : Danae.io explore de nouvelles formes d’expression artistique contemporaine en conjuguant art et technologie. Nous accompagnons des créations alliant innovation, rareté et curation dans l’univers du Web3. Ainsi nous avons récemment collaboré avec le sculpteur Kohei Nawa (représenté par la Pace Gallery) pour un environnement en réalité augmentée autour de sa sculpture monumentale Ether (Égalité) ; et nous avons organisé une exposition physique et digitale dans le foyer de l'Opéra Comique.
EA : Vous déployez aussi des « stratégies NFT » avec des artistes et des acteurs du marché de l’art…
L. Imberti : Nous avons récemment accompagné la Galerie Roger-Viollet à laquelle l’artiste 13 bis avait laissé carte blanche pour plonger dans ses millions de photographies et les utiliser librement afin de créer des collages aux accents surréalistes qui lui sont propres. Cette première mondiale combinait un évènement dans le metaverse lors du vernissage et une vente de NFT, soit un postulat résolument futuriste.
EA : Quid du projet que vous portez avec la Ville de Paris ?
L. Imberti : Lors d’un bilan sanitaire conduit en 2018, le Ministère de la Culture a classé les monuments historiques de notre pays selon quatre états différents : « bon », « moyen », « mauvais », « en péril ». Conclusion de l’étude : 23,3 % des monuments visés s’avèrent en mauvais état ou en péril. Dans ce contexte, la Ville de Paris nous a demandé de l’accompagner pour son tout premier projet NFT de valorisation du patrimoine, autour de la restauration de l'église Saint-Etienne-du-Mont. L’artiste Claire Adelfang, qui a été exposée de 2012 à 2019 chez la galerie Thaddaeus Ropac et qui a œuvré au sein du Château de Versailles et de l'Opéra de Paris, effectuera un travail in-situ dans l’édifice à partir duquel seront créés des tirages physiques et des NFT liant visuels et enregistrements sonores et donnant accès à des avantages mécènes. Nous disperserons l’ensemble lors d'une vente aux enchères à la mairie du 5ème arrondissement lors des Journées du Patrimoine et les fonds récoltés contribueront à financer la restauration des vitraux du monument. Une initiative que nous souhaitons généraliser à terme, avec un maillage du territoire et un réseau d’artistes émergents, dont les diplômés des Écoles des Beaux-Arts.
EA : L’idée est donc de défendre le patrimoine autant que la création contemporaine…
L. Imberti : Tout à fait. Notre ambition est de créer des ponts, dans la droite ligne de la vision d'André Malraux. Nouer des synergies entre le patrimoine et l’art contemporain grâce au digital nous paraît un bel axe de transmission entre les générations.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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