Gaël Loric (E12) : « L’entreprise libérée constitue un défi individuel et organisationnel »
Gaël Loric (E12) a récemment lancé Socratiz, cabinet de conseil qui fonctionne selon les principes de l’entreprise libérée. Il explique les raisons de ce choix – et ses implications au quotidien.
ESSEC Alumni : Pouvez-vous rappeler le principe d’une entreprise libérée ?
Gaël Loric : Il existe aujourd’hui plusieurs courants proches : entreprise libérée (Isaac Getz), entreprise opale (Frédéric Laloux), Holacratie… Notre vision se fonde sur cinq principes : la transparence comme fondement de la confiance ; l’autogouvernance basée sur l’autonomie et la responsabilité ; le partage de la valeur comme source de l’équité ; l’initiative pour développer et se développer ; et le respect de l’individualité de chacun au sein du collectif.
EA : Comment fonctionne une entreprise libérée au quotidien ?
G. Loric : Il faut rassembler trois conditions pour que l’entreprise libérée ou opale fonctionne. Primo, des process agiles et efficaces pour garantir la transparence et la disponibilité de l’information, donner la capacité de prendre des décisions rapides et impliquer toutes les parties prenantes. Deuxio, l’engagement et la détermination de l’actionnariat et de la direction générale pour mettre en œuvre le modèle. Tertio, la formation continue des équipes sur les soft skills pour assurer une communication saine et fluide et permettre une autonomie réelle.
EA : Concrètement, comment mettez-vous en pratique ces principes ?
G. Loric : Prenons quelques exemples parmi beaucoup. Chez Socratiz, tout le monde (après la phase d’onboarding) a accès au P&L, à la marge, aux postes de coûts et même aux salaires. Tout consultant peut engager un projet et un budget. Toute prise de décision intègre l’ensemble des collaborateurs impactés ou experts du sujet. Toute tension est traitée dès qu’elle est perçue en encourageant une posture d’adulte à adulte plutôt de manager à managé. Nous avons en outre mis en place un comité de rémunération représentatif des consultants comme des dirigeants, où chacun soumet à discussion et validation son niveau de rémunération. Enfin, nous organisons le moins de réunions possibles : nous les remplaçons au maximum par des échanges sur Slack et, quand nous les maintenons, nous les menons différemment – animation tournante, ordre du jour dynamique…
EA : À l’épreuve de la pratique, quels avantages trouvez-vous au statut de l’entreprise libérée ?
G. Loric : Ma conviction, qui se confirme au quotidien, est que ce modèle d’entreprise révèle les potentiels, génère performance et efficience, crée des liens sains, solides et engagés entre les femmes et les hommes qui constituent les organisations, avec leurs parties prenantes, leurs clients et plus largement la société. C’est aussi un modèle qui responsabilise en donnant les moyens de l’action à chacun, et qui reconnecte avec le sens du travail en décuplant la capacité à avoir de l’impact. Au final, c’est à mes yeux un modèle plus épanouissant, en phase avec les aspirations profondes de la plupart d’entre nous et les nécessités d’un monde qui bouge vite, très vite.
EA : À l’inverse, quels sont les inconvénients de l’entreprise libérée ?
G. Loric : Je n’y vois pas d’inconvénient, plutôt un défi individuel et organisationnel. Défi individuel car ce modèle me questionne au quotidien dans mon rôle : il s’agit de définir un simple cadre, une ligne de flottaison qui guident l’action, et d’accepter que l’entreprise développe progressivement sa propre raison d’être et ses modes d’auto-gouvernance et d’auto-régulation, indépendamment de son dirigeant, celui-ci devenant en quelque sorte « biodégradable » pour reprendre une expression de Bruno Tesson ; il faut donc accepter de se remettre en cause, travailler sur son ego afin qu’il reste à sa juste place. Défi individuel pour chaque salarié également, qui doit apprendre à jouer un rôle différent. Défi organisationnel ensuite, car la « raison d’être évolutive » selon le terme de Frédéric Laloux, l’auto-gouvernance et l’auto-régulation réelles nécessitent des processus, une organisation et une culture solides pour les soutenir. Soulignons par ailleurs que ce modèle exige une grande maturité personnelle et professionnelle, notamment pour assumer ses convictions, exprimer et gérer les tensions, savoir les transformer et les dépasser au service d’un projet collectif en constante évolution.
EA : L’intégration dans une entreprise libérée réclame-t-elle un onboarding spécifique ?
G. Loric : Effectivement, la phase d’onboarding chez Socratiz a pour double objectif de valider la compatibilité de la nouvelle recrue avec les valeurs et le savoir-être que réclame l’entreprise libérée et de la former à nos modes de fonctionnement spécifiques. Tous nos salariés reçoivent ainsi un exemplaire illustré de l’ouvrage Reinventing Organization de Frédérice Laloux afin de nourrir sa réflexion mais aussi de nous challenger et de devenir partie prenante dès son arrivée.
EA : Le fonctionnement de l’entreprise libérée vous paraît-il adapté à tous les profils ?
G. Loric : Personnellement, je pense que les principes sous-jacents à l’entreprise libérée répondent à des besoins très répandus : quête de sens, goût des responsabilité, aspiration à l’équité, volonté d’intégration dans un collectif… Cependant certains parcours individuels peuvent amener à développer des visions du monde, des valeurs, des croyances et des comportements incompatibles avec ce mode d’organisation. Dans ce cas, l’entreprise ne jouera pas le rôle de « psy » pas plus qu’elle ne prétendra dicter ce qui est « bon » : encore une fois, l’onboarding doit permettre de détecter le problème, si le recrutement ne l’a pas fait avant.
EA : Pensez-vous que l’entreprise libérée pourrait devenir le modèle dominant ?
G. Loric : Attaquons-nous à une idée reçue : on m’oppose souvent que notre modèle fonctionne seulement parce que nous sommes petits… C’est faux, les contre-exemples sont nombreux. Pour n’en citer que quelques-uns : Patagonia, Buurtzog, Chronoflex, le groupe Ares… et même le ministère de la Sécurité sociale belge ! De fait, le développement des entreprises libérées ou opales me semble souhaitable, notamment parce qu’elles favorisent une répartition de la valeur qui me paraît plus juste, et qu’elles encouragent à mieux prendre en compte l’impact des activités sur les parties prenantes et sur l’environnement. Pour autant, la route est encore longue avant que ce modèle devienne dominant – et il y a de la place pour d’autres modèles alternatifs.
EA : Quelles ressources les ESSEC peuvent-ils consulter pour approfondir le sujet ?
G. Loric : Au-delà des contenus disponibles sur le web, je recommande mes deux livres de chevet, à la fois théoriques et pratiques : Reinventing Organization de Frédéric Laloux (en version longue et illustrée) et Brave New Work d’Aaron Dignan.
EA : Et quels sont vos conseils aux ESSEC qui souhaiteraient franchir le pas avec leur entreprise ?
G. Loric : Il est essentiel de se faire accompagner, comme souvent dans la vie d’un entrepreneur. Plusieurs options sont possibles : solliciter un consultant spécialisé, rejoindre ou constituer un groupe d’entrepreneurs suivant la même voie ou tout simplement rencontrer des dirigeants déjà engagés dans des entreprises libérées. Veillez en outre à bien choisir les premiers membres de l’équipe avec lesquels vous allez engager le processus. Vous aurez besoin de constituer un noyau solide pour diffuser et défendre votre modèle.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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