Reflets Mag #143 consacre un portrait à Philippe Rey (E83), éditeur du Goncourt 2021. Ce fils d’enseignante raconte comment il est passé de l’île Maurice à l’audit et à l’industrie en France avant de s’imposer dans le milieu très fermé de l’édition parisienne. On vous met l’article en accès libre… abonnez-vous pour lire le reste du numéro !
Philippe Rey prévient : « Un éditeur n’a pas l’habitude de se raconter. Il laisse ce privilège aux auteurs ! » Sa vie, pourtant, se prête bien au récit. Né à l’île Maurice, il grandit dans un environnement qui contient en germe tout ce qui nourrira, quelques décennies plus tard, l’identité de sa maison d’édition. « D’une part, ma mère était professeure de lettres : nous vivions entourés de livres. D’autre part, je croisais au quotidien des personnes issues d’Afrique, d’Asie, d’Europe, qui cohabitaient pacifiquement et qui partageaient leurs cultures. D’où certainement ma passion des littératures étrangères. »
Voilà pour le mythe des origines. Vient ensuite la quête initiatique : « Je suis parti en France pour ma classe préparatoire, sans autre but que la stimulation intellectuelle liée aux matières comme l’histoire, la philosophie et les langues. Et, pendant un temps, j’ai suivi les rails sur lesquels je m’étais ainsi engagé : concours, école de commerce… et carrière dans la finance. » Il intègre ainsi le groupe chimique et pharmaceutique Rhône-Poulenc – qui deviendra par la suite Aventis – pour lequel il réalise des missions d’audit interne. « J’exerçais au sein d’un service organisé comme une sorte de pépinière, qui m’envoyait dans des filiales en Australie, en Afrique ou encore en Amérique du Nord. » De quoi conforter son goût pour l’international et pour un certain esprit entrepreneurial, tout en acquérant de solides compétences de gestion. « Au bout de quatre ans, on m’a offert un poste de direction. »
Mais la proposition, au lieu de l’enthousiasmer, fera fonction d’élément perturbateur. « J’ai senti que je m’engageais dans une voie que je ne pourrais plus quitter. Autrement dit : je renonçais définitivement à l’édition, qui m’avait toujours trotté dans un coin de la tête… À cette idée, tous les voyants se sont mis au rouge au fond de moi. »
Une page se tourne
Une amie de Philippe Rey lui présente alors Adam Biro, qui s’apprête à quitter Flammarion pour lancer une maison spécialisée dans les livres d’art, au sein du groupe italien Mondadori. « Adam marche beaucoup à l’affectif et à l’instinct. Trois éléments l’ont incité à me donner ma chance. Il a perçu chez moi un vrai désir. Il a constaté que je lisais beaucoup. Et il avait besoin d’un profil administratif et juridique comme le mien. »
Philippe Rey débute donc à ses côtés, d’abord à des fonctions opérationnelles. « Mais peu à peu, mon poste s’est ouvert. J’ai pu lui soumettre des propositions éditoriales, qu’il a souvent acceptées. »
Une intronisation qui lui ouvre les portes de Stock au bout de quatre ans. « J’ai été recruté en tant que secrétaire général. C’est là que j’ai tout appris du métier d’éditeur de littérature, auprès de deux patrons remarquables. D’abord, Claude Durand, qui était également à la tête de Fayard, et qui nous réunissait une fois par semaine avec la directrice éditoriale pour réviser tous les projets en cours : il s’agissait d’une véritable master class hebdomadaire. Ensuite, Jean-Marc Roberts, plus tourné vers la fiction contemporaine et, en plus d’être un excellent éditeur, probablement le meilleur attaché de presse de Paris : il m’a initié à la promotion et aux relations avec les jurys des prix littéraires. »
Nouveau chapitre
Philippe Rey fait ses classes pendant dix ans chez Stock – ainsi que son réseau. Une rencontre notamment s’avèrera déterminante : celle avec la célèbre auteure américaine Joyce Carol Oates, qui accepte de le suivre lorsqu’il crée sa maison éponyme en 2002. « J’ai publié son roman Les Chutes, qui a remporté le prix Femina étranger. Cette récompense m’a apporté crédibilité, visibilité… et assise économique. »
Depuis, le succès ne se dément pas : le catalogue des Éditions Philippe Rey contient notamment Murmures à la jeunesse de Christiane Taubira (150 000 exemplaires) et Mes étoiles noires de Lilian Thuram (100 000 exemplaires), ainsi que La Couleur de l’eau de Kerry Hudson (prix Femina étranger 2015) et Grand Frère de Mahir Guven (prix Goncourt du premier roman 2018), sans oublier le doublé gagnant de 2021 avec le Grand Prix de littérature américaine pour Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard et le Goncourt pour La Plus Secrète Mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. « Voilà bien la preuve que le grand public est capable d’apprécier des livres exigeants ! Cessons de croire qu’il faut baisser le niveau pour vendre plus. Et ouvrons-nous à plus de diversité : c’est la première fois qu’un Goncourt revient à un écrivain de l’Afrique subsaharienne, qui représente pourtant près de 70 % de la francophonie… »
Rien n’est écrit
Si Philippe Rey affiche un beau palmarès, il ne se repose pas sur ses lauriers. « À chaque exercice, nous repartons à zéro. D’autant que, comme nous cédons systématiquement nos titres aux éditions de poche, nous ne disposons donc pas d’un fonds de commerce régulier. Notre chiffre d’affaires dépend toujours à 90 % de nos nouveautés de l’année. »
Cette fragilité structurelle – et consubstantielle au secteur – est accentuée par l’impossibilité de prédire ce qui fonctionnera en librairie. « Nous évoluons dans un marché où l’offre crée la demande, pas l’inverse. Oubliez les certitudes, les projections. En littérature, sur 100 livres, on compte généralement 20 % d’ouvrages déficitaires, 45 % plus ou moins à l’équilibre, 30 % légèrement bénéficiaires… et seulement trois ou quatre titres qui dégagent de réelles marges. » D’où l’obsession du best-seller pour les éditeurs. « Non seulement c’est lui qui couvre vos frais de fonctionnement, mais c’est aussi lui qui vous donne les moyens de défendre des auteurs plus difficiles, promis à de faibles tirages mais dignes d’être publiés. »
Le cœur à l’ouvrage
Philippe Rey accepte les règles du jeu avec philosophie. « La beauté de notre métier réside précisément dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une science exacte. Nous composons avec de l’humain, de l’affect. » Il ne l’oublie jamais – particulièrement dans sa relation aux auteurs. « Je veille à me rendre toujours disponible. Mon maître mot : délicatesse et respect. Car le travail de l’écriture implique beaucoup d’émotions, d’inquiétudes, d’angoisses, pendant des mois voire des années. Autant de difficultés que les auteurs affrontent seuls. Il me paraît donc important de leur proposer une forme de compagnonnage. »
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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Image : © Irmeli Jung
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