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Reflets Mag #152 | Transformation durable : quel rôle pour les données ESG ?

Avis d'experts

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30/04/2024

Dans Reflets #152, Cédric Baecher (E00), partner et coleader de la practice sustainability du cabinet Wavestone, avec Bettina Grabmayr, directrice recherche et méthodologie chez EcoVadis, et Emmanuel de La Ville, fondateur d’EthiFinance, décryptent le rôle que peut jouer l’exploitation des données ESG dans la transformation écologique. Découvrez l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !

La demande de données ESG va croître fortement

L’accélération de la transformation durable confère aux données ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) une place de plus en plus centrale dans la vie des affaires, pour évaluer la performance globale des entreprises et leur pérennité à long terme. Comme l’information légale et financière avant elle, le développement de l’information ESG vient alimenter et objectiver les échanges entre les entreprises et leurs parties prenantes – permettant aux investisseurs et aux prêteurs d’évaluer les risques et opportunités face aux transitions énergétique, écologique et sociétale.

La demande de données ESG va croître fortement ces prochaines années, pour au moins deux raisons. D’abord, la nécessaire mise en conformité avec les nouvelles réglementations (CSRD, taxonomie environnementale européenne, SFDR). Ensuite, l’impérieux besoin d’adapter les modèles d’affaires, puisque les données ESG constitueront de plus en plus un enjeu de souveraineté et de continuité d’activité, aussi bien pour les entreprises (identifier les zones de transformation prioritaires, allouer efficacement les ressources, gérer les plans de transition…) que pour les investisseurs (orienter les capitaux vers les activités les mieux alignées avec l’Accord de Paris, les plus pérennes et rentables sur le long terme).

Le marché de la donnée ESG va se spécialiser, avec des fournisseurs de plus en plus pointus et des méthodologies de mesure de plus en plus sophistiquées pour faire face à la complexité, à la multiplicité et à l’interdépendance des enjeux (humains, climatiques, socioéconomiques…). Certains acteurs miseront sur des données imparfaites, mais accessibles rapidement et massivement (bases de données ESG disponibles « sur étagère » par secteurs, géographies…), avec le recours à des proxys et modèles d’estimation – au risque d’une déconnexion par rapport aux réalités du terrain. D’autres préféreront prioritairement recourir à des données aussi proches que possible de la réalité (par exemple grâce à des capteurs et autres instruments adaptés).

La transformation durable reposera de plus en plus sur de vastes chaînes de données ESG. La collecte, la vérification, le traitement et la sécurisation de ces dernières imposeront de mobiliser des moyens de plus en plus coûteux, créant et renforçant des inégalités entre petites et grandes entreprises.

Les systèmes d’information (SI) devront s’adapter en conséquence et les acteurs déjà avancés dans leur transformation digitale bénéficieront d’un avantage concurrentiel pour s’adapter à ce nouveau paradigme. Les rôles futurs des différents acteurs restent à inventer, entre outils EPM (Enterprise Performance Management), plateformes de données ESG et systèmes spécialisés comme CMS (Carbone Management Systems). Plusieurs entreprises envisagent de créer des « lacs de données » ESG (référentiels centralisés permettant de stocker des données structurées et non structurées à diverses échelles) et commencent à travailler sur l’interconnexion entre leurs systèmes d’achats et les SI de leurs fournisseurs pour sécuriser la remontée d’informations ESG sur leur Scope 3 (émissions de gaz à effet de serre indirectement liées à un produit / service en amont et en aval du cycle de vie). Des mouvements de concentration permettront demain d’accéder à des économies d’échelle à tous les maillons de la chaîne de valeur (producteurs, auditeurs, analystes de données ESG, etc.).

Les cadres de confiance en sont encore à leurs débuts

Au-delà de cette croissance quantitative de la demande, les investisseurs, financeurs, assureurs seront de plus en plus exigeants vis-à-vis de la qualité des données ESG fournies par le marché. Leur priorité ? Comprendre et comparer finement les performances relatives de chaque entreprise selon un ensemble de critères (secteur d’activité, taille, implantations géographiques…). Dans un environnement concurrentiel, la capacité à produire des données ESG fiables et comparables constitue un puissant facteur d’attractivité pour attirer financements et capitaux. Les marchés exigeront plus d’audits et d’homogénéité, pour renforcer la comparabilité (la comparabilité variant en fonction des sujets : si l’harmonisation est bien avancée concernant le carbone, elle est bien plus complexe concernant la biodiversité).

L’entrée en vigueur progressive de la CSRD pourrait laisser penser que la standardisation de la donnée ESG sera simple. Pourtant, les cadres de confiance demeurent en cours de structuration et de convergence. Les entreprises font face à trois défis majeurs :

1) Un défi d’alignement et de cohérence : lorsque différentes directions et entités utilisent des hypothèses de calcul et périmètres d’application trop différents pour pouvoir être comparés, alors que les données sont in fine intégrées dans un seul et même reporting consolidé ;

2) Un défi de traçabilité et de clarification : beaucoup d’entreprises sous-estiment l’importance de systématiquement documenter et capitaliser leurs choix méthodologiques, sous-jacents essentiels à la production des données ESG et à l’amélioration continue de l’exercice de reporting ;

3) Un défi d’arbitrage entre transparence et sécurité : les données ESG révèlent un grand nombre d’informations sur le modèle économique, et certains secteurs s’inquiètent des conséquences en matière de sécurité et de protection des intérêts de leurs clients.

Ces défis posent des questions majeures en matière de gouvernance et d’organisation, et sont d’autant plus délicats à gérer dans les entreprises au fonctionnement très décentralisé. L’établissement de cadres de confiance impose une clarification des process internes et le recours à des auditeurs, agences et évaluateurs indépendants. Ces derniers agissent comme des tiers de confiance pour sécuriser la qualité des données, leur cohérence et la sincérité des méthodes de calcul.

Les plus grandes entreprises d’audit joueront un rôle nécessaire, mais pas suffisant. Il apparaît essentiel de conserver un tissu d’acteurs indépendants, de taille plus modeste, pour contribuer à la résilience du système dans son ensemble (par exemple pour vérifier les données produites par les PME qui représentent la majeure partie du tissu économique et des chaînes d’approvisionnement). Plusieurs observateurs tablent sur une multiplication future des contentieux et une judiciarisation croissante des données ESG, sous l’action d’ONG mais aussi d’investisseurs qui s’estimeraient trompés (par exemple par une sous-estimation du niveau de CAPEX nécessaire pour atteindre une cible de neutralité carbone…).

Les compétences d’interprétation feront la différence

À l’interface entre quantité et qualité des données ESG, la question de leur analyse et de leur interprétation demeure entière. Une part significative de la valeur d’une donnée ESG réside dans la capacité à l’appréhender dans un contexte spécifique (secteur, géographie…), en tenant compte de marges d’erreur qui devraient être clairement affichées (et pourraient à l’avenir être systématiquement communiquées, devenant des « métadonnées » ESG).

Les agences de notation et les investisseurs vont transformer leurs modes de fonctionnement et s’adjoindre les compétences d’analystes de plus en plus spécialisés, capables de mettre en perspective les données ESG des entreprises, passant du scoring quantitatif à des approches plus prospectives et prédictives. Les métiers de collecte, vérification, comparabilité et audit des données ESG vont accélérer leur spécialisation.

Au début des années 2000, la quasi-totalité des données ESG étaient qualitatives. Aujourd’hui, dans un monde dont la lecture est devenue plus complexe, nous sommes amenés à leur adjoindre plus d’éléments quantitatifs, ce qui peut donner l’impression (à tort) que leur interprétation en serait plus aisée. Le pari est de taille… D’autant qu’il révèle un schéma inverse de celui qui a prévalu dans le monde de la donnée financière, parti de données quantitatives unifiées pour y ajouter ensuite des analyses qualitatives.

La technologie prendra une place croissante (intelligence artificielle, blockchain…) pour produire, comparer (les techniques de machine learning permettant de mettre en relation un grand nombre de paramètres et informations pour établir la fiabilité d’une donnée au regard de la situation spécifique d’une entreprise), analyser, valoriser les données ESG, garantir leur traçabilité, mais aussi pour y accéder plus vite et plus efficacement. Des outils tels que ChatGPT ou Copilot fourniront une partie des solutions, même si les cas d’usage restent à inventer.

L’IA soulève cependant cinq principaux enjeux en lien avec l’évaluation de la performance ESG des entreprises : fiabilité des datasets de base, transparence des modèles, adaptabilité aux spécificités sectorielles, gestion des risques (en lien avec les processus décisionnels) et interactions avec l’expertise humaine (pour assurer une perspective équilibrée et limiter les biais).

En conclusion, les données ESG constituent l’un des principaux chantiers stratégiques de la transformation durable, au cœur d’une bataille qui ne fait que commencer… Il a fallu un siècle pour stabiliser la donnée financière, mais nous aurons moins de temps pour structurer et organiser le nouveau règne des données ESG. Attention toutefois à ne pas donner l’illusion que tout serait contrôlable et quantifiable : la vie sur terre et la dignité humaine resteront toujours des sujets plus complexes qu’un compte de résultat.

 

Paru dans Reflets Mag #152 . Lire un aperçu du numéro. Recevoir les prochains numéros

 

Image : © AdobeStock

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