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Anne-Charlotte Fredenucci (E98) : « La France a vocation à relocaliser »

Interviews

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08.06.2020

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À temps exceptionnel, offre exceptionnelle : ESSEC Alumni vous donne accès libre au numéro spécial COVID-19 de Reflets ! Au sommaire, une cinquantaine d’articles de diplômé(e)s et de professeur(e)s ESSEC – parmi lesquels Anne-Charlotte Fredenucci (E98), présidente du groupe Ametra, qui explique pourquoi et comment réindustrialiser la France, à la lumière de son expérience dans l’aéronautique, la défense et le nucléaire. Découvrez son interview directement sur notre site – et accédez à l’intégralité du numéro en version flipbook !

ESSEC Alumni : Comment s’est passé le confinement pour votre société ?

Anne-Charlotte Fredenucci : Pour nous, le confinement était un peu particulier : en tant qu’ingénieriste intégrateur, nous concevons et produisons des éléments pour des clients qui vont de la défense à l’aéronautique en passant par le nucléaire. Difficile donc de travailler à distance. D’autant que la conception en bureaux d’études et la production se doivent de répondre à des normes de confidentialité imposées par la DGA, par exemple, COVID-19 ou pas… Nos équipes sont restées cependant hyper motivées, alors même que nos clients n’étaient pas forcément en mesure de pouvoir valider nos projets. Dans l’usine, nous procédons à un processus de contrôle dit FAI (« First Article Inspection »). Chaque premier lot de chaque composant est ainsi vérifié par le client. Tant que cette étape n’est pas passée, nous ne pouvons pas avancer. De ce fait, nous avons été contraints d’avoir recours au chômage partiel.

Le point positif est que nous avons mis en place des solutions qui ont démontré notre réactivité. Outre le maintien d’une présence sur les plateaux de bureau d’études et dans l’usine, nous avons prévu un renforcement de la sécurité des ordinateurs de nos collaborateurs et proposé des solutions de délocalisation de projets de conception dans nos locaux. Ces procédures ont renforcé la confiance de nos clients, et montré notre agilité.

EA : La mondialisation a-t-elle montré ses failles à l’occasion de cette crise  ?

A.-C. Fredenucci : Si l’on se place d’un point de vue sanitaire, la mondialisation a été une chance car pour la première fois, ont eu lieu des échanges incroyables en matière de recherche. Par conséquent, on ne peut pas dire que la mondialisation n’a que des effets négatifs.

Par ailleurs, pour des pays comme la France par exemple, c’est la seule solution pour que l’on puisse consommer des produits à bas coûts, dans le textile notamment. Pour autant, la limite, on l’a constaté notamment concernant la production de masques, concerne la souveraineté des États.

EA : Pour demain, faut-il parler de réindustrialisation ou de relocalisation ?

A.-C. Fredenucci : Relocaliser, c’est faire revenir en France des emplois aujourd’hui pourvus dans des pays à bas coûts. Si on rapatrie ces productions sur le territoire national, par exemple en révisant la fiscalité, on s’expose au risque de voir repartir ces emplois le jour où la pression compétitive redevient trop forte. Ce n’est pas pour cela qu’il ne faut pas tenter cette relocalisation, par exemple en utilisant toutes les possibilités de l’industrie 4.0 pour faire baisser le coût de production durablement et innover (automatisation, digitalisation des outils et des processus, cyber sécurité renforcée…).

Toutefois, il est certain qu’il faut développer une politique de souveraineté nationale. Mais pour cela, il nous faut être parfaitement clair : le consommateur devra en payer le prix, le surcoût est une certitude. Le cas du Doliprane est éloquent : si un médicament X est fabriqué en Chine, le faire produire en France coûtera plus cher au patient. Répondre que l’État couvrira cet écart, c’est entériner que le contribuable paiera, ce qui n’est pas très différent… Il est indispensable de mener une politique de relocalisation des emplois et une politique de souveraineté nationale dont on assumera le coût pour recouvrer notre autonomie politique. La France n’a pas vocation à se retrouver bloquée, pressurisée par un pays tiers. Elle a vocation à relocaliser, c’est une des leçons du COVID-19.

EA : La réindustrialisation est-elle avant tout une question d’indépendance et donc de sécurisation des flux ?

A.-C. Fredenucci : Il faut distinguer la réimplantation de filières entières, parce que nous voulons les contrôler. Par exemple, lorsqu’on produit des voitures, il est important de maîtriser l’approvisionnement de produits indispensables, comme les batteries. Si on doit passer par l’étranger, et notamment par des pays qui ne sont pas sur la même longueur d’onde que nous, on se rend fragiles au chantage sur des sujets d’autonomie nationale. Notre culture des droits de l’homme et nos choix de politique étrangère ne peuvent pas être influencés par un pays qui nous menacerait de couper tout approvisionnement d’insuline pour nos patients diabétiques.

Par ailleurs, on constate une véritable crise des territoires. Une asphyxie des emplois. Or ces régions peuvent évidemment connaître une nouvelle industrialisation, avec de nouveaux emplois capables d’irriguer les territoires nationaux. En optant pour le tout service, on laisse de côté une partie du territoire.

EA : La réindustrialisation doit-elle être nationale ou européenne ?

A.-C. Fredenucci : Je suis une européenne convaincue. Notre seule chance de rester autonomes et forts, c’est d’être européens. Il ne faut pas se tromper, la France, toute seule, ne compte plus. Il faut donc une action coordonnée. Aujourd’hui, si l’on schématise, la politique industrielle de l’Europe, c’est avant tout de la normalisation et des aides diverses. Ce n’est pas suffisant. Il faut lancer des politiques industrielles plus ambitieuses. Lorsque des pays contribuent au lanceur Ariane, ils attendent en contrepartie une rétrocession industrielle. Ainsi, il faudrait définir une spécialisation par pays. Ce que la France a mis en place, avec ses clusters qui identifient une industrie par zone géographique, il faut le réfléchir au niveau européen. La seule façon d’arriver à un seuil critique, c’est de produire à un niveau européen.

EA : Tous les secteurs sont-ils concernés ?

A.-C. Fredenucci : Pour moi, cela concerne tout ce qui touche à la protection des personnes, comme la défense et la santé (l’équipement médical, les médicaments). L’énergie et la mobilité sont aussi des secteurs vitaux. Nous devons avoir nos stocks, nos filières d’approvisionnement et de production. Il faudra cependant accepter que certains secteurs ne soient pas réindustrialisés sur le territoire. Le textile peut-être ? Ce serait à la fois un appauvrissement du consommateur et du pays.

EA : S’agit-il avant tout d’un enjeu écologique ou économique ?

A.-C. Fredenucci : La question ne se pose pas en ces termes. Les deux sont indispensables. En France, les classes moyennes veulent et doivent consommer et accéder à un niveau de vie plus élevé. Si à terme nous voulons préserver notre qualité de vie et celle de nos enfants, il faut le faire de manière plus raisonnée et plus responsable. Nous sommes passés à côté jusqu’à maintenant. Nous devons accepter que les objectifs, même au niveau de chaque entreprise, soient moins ambitieux en termes de croissance pure mais plus ambitieux en termes de responsabilité sociétale et environnementale. Je ne veux pas opposer économie et écologie. Car l’un ne va pas sans l’autre. On peut et on doit trouver dans l’écologie de nouveaux business models et au minimum la réponse aux attentes légitimes des clients et des futurs collaborateurs. Dans l’aéronautique par exemple, on travaille actuellement à la question de l’avion plus électrique et donc plus écologique.

Pour notre part, chez Ametra, nous l’introduisons déjà dans nos process, ne serait-ce que par la formation de nos collaborateurs. Par ailleurs, le Groupe a signé la Charte environnementale du Syntec Ingénierie. Quand nous devons recruter des jeunes diplômés, la question de notre engagement environnemental revient constamment. C’est un sujet important d’attractivité pour les entreprises. Ne pas prendre en considération cette notion, ce serait se tirer une balle dans le pied.

EA : Relocaliser et réindustrialiser risquent de bouleverser le territoire. Pensez-vous que le confinement nous entraîne à réfléchir au centralisme à la française ?

A.-C. Fredenucci : Si le COVID-19 est un révélateur du centralisme à la française, ce n’en est pas la cause. Le problème ne va pas se résoudre avec des politiques d’aides dirigistes. Nous, Ametra, sommes présents dans des régions à faible densité d’emploi. Là-bas, les distances à parcourir procurent une véritable dépendance. Pour y remédier, il est indispensable de développer l’accès aux outils digitaux pour tous. En outre, il faudra aider à ce que les gens de ces territoires bénéficient d’une augmentation du niveau de vie, ce qui les aidera d’ailleurs à progresser dans l’accès aux outils digitaux. Voilà deux points qui auraient un effet très positif en région.

EA : Cette réindustrialisation doit-elle passer par l’État ?

A.-C. Fredenucci : Globalement, l’industrie française n’est pas compétitive. Elle est touchée par des taxes de productions (CFE, C3S par exemple) que l’entreprise doit payer, qu’elle gagne de l’argent ou non. Donc, face à l’Allemagne ou aux États-Unis, on va intégrer cette taxe dans la définition des prix. Impossible donc de les moduler. Ce sont des coûts nécessairement intégrés dans le prix de revient. C’est absolument mortifère pour l’emploi en France où on considère que ces taxes de production atteignent 72 milliards d’euros.

EA : Peut-on imaginer une nouvelle forme d’industrialisation, une néo-industrialisation ?

A.-C. Fredenucci : L’industrie française est innovante, mais il faut absolument investir fortement pour moderniser et passer au monde 4.0. Le GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales) a lancé un plan de formation des entreprises au 4.0. C’est indispensable ! Mais je vois encore trop d’industrie « vieillotte » ; certaines PME sont pourtant déjà totalement branchées usine 4.0. avec par exemple des chaînes automatisées pilotées par smartphone.

Nous devons réinventer tout l’outil de travail. Dans le Groupe Ametra, nous avons installé par exemple une imprimante 3D dans l’atelier qui permet aux compagnons de tester de l’outillage, de créer des prototypes. Parallèlement, nous avons un ERP connecté sur des écrans qui indique les priorités de la journée. Et quand nous travaillons sur un produit dans nos bureaux d’études, nous ne passons jamais par la case papier. Une maquette numérique sortie de nos bureaux d’étude est transmise directement à l’usine, traduite par un prototypiste puis envoyée vers l’atelier. Chaque compagnon travaille via un écran plat, dialogue avec le bureau des méthodes, qui corrige si nécessaire. L’information est transmise directement sur tous les écrans des compagnons. On en retire gain de productivité, de qualité et de traçabilité. Dans l’aéronautique, c’est un sujet particulièrement sensible.

EA : On reparle du plan. Vous pensez que cette reprise en main d’une vision étatique de l’économie est souhaitable ?

A.-C. Fredenucci : Le plan serait souhaitable en termes d’autonomie industrielle. Par exemple, pour l’implantation de la production de tel ou tel médicament, dans un souci de cohérence générale. Cependant je préfère l’initiative individuelle. Je dis oui à une politique qui accompagne, mais non à une nationalisation de pans entiers de l’économie.

EA : Est-ce que l’ESSEC a un rôle à jouer dans cette réindustrialisation ?

A.-C. Fredenucci : Je considère que si mon groupe industriel marche, les raisons en sont multiples. La première, c’est que je suis entourée par une très bonne équipe. La deuxième, c’est que mon cursus à l’ESSEC m’a inculqué les valeurs du commerce et du management. L’industrie, c’est un métier de demain. L’ESSEC a un rôle fondamental à jouer pour entraîner ses élèves vers l’industrie. Les opportunités de carrière seront sûrement encore plus attractives demain qu’hier mais un parcours ESSEC est déjà un élément de différenciation et donc de valorisation fort dans l’industrie. Il faudrait par exemple inviter de plus en plus d’industriels dans les cours, donner plus la parole à l’industrie. Ce serait une chance pour les étudiants, mais aussi pour l’industrie.


Propos recueillis par François de Guillebon, rédacteur en chef de Reflets ESSEC Magazine

Paru dans Reflets #133 spécial COVID-19. Pour recevoir les prochains numéros du magazine Reflets ESSEC, cliquer ici.

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