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Sandrine Decauze Larbre (E09) : « Rien ne prépare à faire face à 30 élèves »

Interviews

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11.12.2024

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Elle faisait déjà des incursions du côté de l’écriture et de la traduction en parallèle de sa carrière dans le marketing. Depuis deux ans, elle s’est reconvertie et est devenue enseignante de français et d’anglais. Rencontre avec Sandrine Decauze Larbre (E09).

ESSEC Alumni : Comment êtes-vous passée de l’ESSEC à l’enseignement des lettres et des langues ? 

Sandrine Decauze Larbre : J’ai intégré l’ESSEC après un bac littéraire et une khâgne, et je suis grande lectrice, née dans une famille avec plusieurs enseignants et une majorité de fonctionnaires… Je savais que je ne ferais pas du marketing toute ma vie, même si ce métier m’a beaucoup plu pour sa pluridisciplinarité, son exigence et sa formation en gestion de projets – autant d’aspects qui m’ont préparée à l’enseignement. 

EA : Concrètement, comment avez-vous mené cette reconversion ? 

S. Decauze Larbre : J’ai préparé seule le C.R.P.E. (Concours de Recrutement des Professeurs des Écoles) et l’ai réussi dès mon premier passage en candidate libre en 2023. Malheureusement, j’ai été affectée à plus de 2 heures de mon domicile : j’ai dû refuser et postuler comme enseignante contractuelle. De surcroît, les écoles primaires n’avaient pas de besoin dans mon rectorat, j’ai donc fait mes premières gammes dans le secondaire, la première année comme professeure de lettres modernes, et cette année comme professeure d’anglais. Je prévois de repasser le concours en 2025.

EA : Pourquoi avoir choisi l’enseignement public plutôt que l’enseignement privé ?

S. Decauze Larbre : Hormis l’ESSEC, j’ai effectué toute ma scolarité dans l’école publique et je suis profondément attachée à ses valeurs – notamment la laïcité ainsi que l’égalité filles-garçons et l’égalité des chances. 

EA : Une fois arrivée en poste, le métier s’est-il avéré comme vous l’imaginiez ? 

S. Decauze Larbre : Mes deux premières rentrées ont été dures psychologiquement. Rien ne prépare, en tant que contractuelle, à faire face à 30 élèves au niveau hétérogène, quelle que soit la matière. Rien ne prépare non plus à organiser et tenir les cours ni à suivre les élèves sur une année. J’ai été surprise qu’il n’existe pas de bases officielles ou d’aide pour les jeunes enseignants. Certes, il est important de laisser à chacun sa liberté pédagogique, mais de là à ce qu’il n’existe quasiment aucune ressource gratuite et réaliste à disposition… Je me repose essentiellement sur mes intuitions et sur les conseils que je peux glaner auprès de mes collègues, mes supérieurs et de groupes de professionnels sur Internet. Cependant ma plus grande surprise a été le niveau des élèves : aucun n’a les mêmes acquis – on peut constater jusqu’à l’équivalent de 6 classes de différence entre eux en français ! Certains auront ainsi un vocabulaire, une grammaire et une orthographe de CM1 en 4e quand leurs voisins seraient à l’aise en 3e voire au-delà. 

EA : Comment expliquer de telles différences ?

S. Decauze Larbre : Après une année d’observation, j’attribue la grande majorité de ces écarts à trois principaux facteurs. Primo, moins les élèves ont de lectures personnelles (ou s’ils lisent uniquement des bandes dessinées et des mangas), plus le vocabulaire actif et passif est pauvre et la grammaire insuffisante. Deuxio, plus les élèves utilisent des écrans au quotidien, plus leur attention et leur mémoire s’en trouve pénalisé. Tertio, plus les élèves ont fait face à des absences prolongées de leurs professeurs au fil de leur scolarité, plus ils ont pris du retard sur leurs apprentissages, voire ils ont régressé. 

EA : Les situations varient d’un établissement à l’autre, d’une matière à l’autre aussi. À quels enjeux spécifiques avez-vous été confrontée jusqu’ici ?

S. Decauze Larbre : En 2023-2024, j’ai enseigné le français dans une cité scolaire publique, face à deux classes de 4e et une classe de 1au profil scientifique. La 4e est réputée la plus difficile du secondaire pour les enseignants en raison de l’âge des élèves : à 14 ou 15 ans, ils peuvent avoir du mal, parfois malgré eux, à se concentrer et à se motiver voire à respecter le travail et les autres. Je confirme que la gestion de cette classe peut être épuisante, même quand le niveau est bon ! En 1e, l’enjeu principal est de préparer aux épreuves anticipées du bac : il faut suivre un programme dédié, donner la méthodologie et les connaissances nécessaires à l’examen. Les élèves sont plus motivés – mais surtout pour apprendre par cœur ; la beauté des textes les laisse souvent de marbre. 

EA : Et pour cette nouvelle année scolaire ? 

S. Decauze Larbre : J’enseigne désormais l’anglais à des élèves de 2nde, Terminal et BTS dans un lycée agricole. Une autre matière et un autre public ! Les niveaux varient fortement, avec certains élèves très bons (mais trop rares) et d’autres incapables de formuler une phrase simple (trop nombreux à ce stade de scolarité). 

EA : Face à ces enjeux, quelle pédagogie adoptez-vous ? 

S. Decauze Larbre : Je ne pense pas que ma méthode soit élaborée au point de parler de pédagogie. Je m’efforce en tout cas de faire preuve d’empathie, d’humanité et d’humour, convaincue que si les élèves m’apprécient, ils trouveront un intérêt dans ma matière. J’essaie de leur montrer que je suis de leur côté, que mon but est de les faire progresser, que je m’investis pour leur bien plutôt que pour un idéal scolaire inatteignable. Je n’en reste pas moins exigeante, sérieuse et détachée : je suis enseignante, par leur amie ou à l’inverse quelqu’un qu’ils peuvent déconsidérer. Je demande un respect que je fournis ; c’est important pour un public d’adolescents. J’essaie aussi de faire participer tout le monde à l’oral, de m’assurer de la compréhension de chacun à tout moment, de donner peu de devoirs mais qui seront utiles et qui pourront être faits sans aide ou technologie… Après, quels que soient les établissements ou les classes, tout est question d’adaptation et de différenciation pédagogique. Il faut des approches spécifiques pour chaque classe, parfois même pour chaque groupe d’élèves au sein des classes. Ce qui constitue du travail en plus pour moi, à préparer, à gérer et à corriger.

EA : Quel est votre souvenir le plus difficile en classe ? 

S. Decauze Larbre : Un élève perturbateur en 4e me menait la vie dure comme à tous les professeurs. J’ai usé de tous les moyens à ma disposition, positifs comme répressifs, mais il refusait obstinément d’apprendre, se montrait grossier et perturbait aussi la classe en incitant d’autres à l’imiter – les études montrent qu’à partir de 2 élèves turbulents, la classe n’apprend pas bien et le climat scolaire se dégrade. À cause de lui, j’ai vécu un second trimestre très compliqué, avec des troubles du sommeil et la boule au ventre en cours. La seule issue possible a malheureusement été son éviction définitive de l’établissement. La situation s’est ensuite apaisée. 

EA : Et votre souvenir le plus satisfaisant ?

S. Decauze Larbre : Nous avons beaucoup travaillé la grammaire et les homophones avec une classe de 4e où se trouvaient plusieurs élèves allophones, en difficulté scolaire ou dyslexiques. Lors de l’évaluation finale, un de ces élèves a obtenu la note de 16,75/20, sans aide et sans triche. Il a travaillé, fait preuve de volontarisme et été récompensé. Quelle fierté il a ressenti ! À ce moment-là, je me suis vraiment sentie utile. 

EA : Comment un profil comme le vôtre est-il perçu par le reste du corps professoral et administratif ?

S. Decauze Larbre : Globalement, je suis accueillie de façon très bienveillante, d’autant que les contractuels sont désormais chose courante dans l’Éducation nationale – et que parmi eux les profils comme le mien ne sont pas si rares : j’ai moi-même déjà croisé plusieurs collègues issus d’écoles de commerce. Par ailleurs, pour le corps administratif en particulier, les enseignants en reconversion représentent une aubaine : outre que nous répondons à une pénurie de talents, nous sommes souvent plus âgés et à ce titre plus mûrs que certaines jeunes recrues, et nous apportons un regard autre, moins formaté ou univoque, nourri par notre expérience du privé. Reste à voir si le rectorat, plus éloigné du terrain, en est aussi convaincu, car les notes au concours du C.R.P.E. semblent parfois plus sévères pour nos profils. 

EA : À ce stade de votre expérience, quel état des lieux dressez-vous de l’enseignement en France ?  

S. Decauze Larbre : Je rejoins globalement l’état des lieux dressé par tous les acteurs du secteur ainsi que par les études et audits menés sur le sujet. Pas la peine de lister tous les problèmes, ils sont connus. Concentrons-nous sur la source : tant que les ministres se succèderont tous les six mois et prendront des décisions à l’encontre des préconisations de tous les professionnels, rien ne s’améliorera.  

EA : Quelles solutions appelez-vous de vos vœux ?

S. Decauze Larbre : Il y a selon moi quatre grands leviers d’action prioritaires. D’abord, le recrutement. Il faut un système à la fois plus efficient et plus attractif. Je vois quatre pistes possibles. Premièrement, supprimer le concours pour les Masters MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) : les 5 années du cursus suffisent pour valider si les étudiants sont prêts ou non à enseigner. À la place, mettons en place un système de points pour décider des affectations – et ouvrons tous les postes possibles à ces diplômés au lieu d’en garder en réserve pour les contractuels. Deuxièmement, établir un concours uniquement pour les profils venus d’autres formations que les Masters MEEF : ainsi on cessera de juger les personnes en reconversion sur les mêmes critères qu’un étudiant. Troisièmement, gérer les affections au niveau local ou régional plutôt qu’au niveau national. Le risque d’être envoyé aux quatre coins de la France à tout moment constitue un véritable frein au recrutement – et à la rétention : comment justifier que certains professeurs en poste se retrouvent envoyés la rentrée suivante à 400 km de chez eux quand leur ancien poste n’est pas pourvu ou l’est par un contractuel ? Enfin, mobiliser des contractuels uniquement pour les remplacements, non pour des postes pérennes, et les solliciter en amont, non pas deux jours avant la rentrée. 

EA : Quel serait votre second levier d’action prioritaire ?

S. Decauze Larbre : L’attractivité salariale. J’ai sacrifié un tiers de mes revenus pour devenir enseignante, tout le monde ne peut pas se le permettre, encore moins en région parisienne ou dans les grandes agglomérations. Par ailleurs, faut-il le rappeler, la rémunération dit aussi quelque chose de la valeur qu’on donne au travail effectuer : les émoluments actuels sont loin de suffire à récompenser un métier qui exige un diplôme de Master et plus de 40 heures de travail par semaine.

EA : Et votre troisième levier d’action ?

S. Decauze Larbre : La formation. L’apprentissage obligatoire en 5e année, un tutorat pour tous, des séances nombreuses d’observation, de pratiques de classe, d’intervention auprès de plusieurs maîtres formateurs… Il faut pérenniser ces dispositifs et les mettre en place pour les contractuels. Il serait aussi pertinent de fournir gratuitement des matrices de cours aux enseignants afin qu’ils puissent, quelle que soit la matière et quel que soit le niveau, s’appuyer sur des éléments officiels pour bâtir leurs cours.

EA : Quid du quatrième et dernier levier d’action ?

S. Decauze Larbre : Les emplois du temps et les modes de travail. Il faut sortir du modèle voulant que les élèves restent assis sur une chaise devant des professeurs du matin au soir. Et il faut absolument arrêter de se raconter qu’on peut enseigner les mêmes contenus à 30 élèves au niveau hétérogène pendant 50 minutes 8 fois par jour. Pourquoi ne pas proposer des options (2 langues, 2 arts, 3 sciences…) plutôt qu’un seul et même cursus pour tous les élèves d’une même classe d’âge ? Pourquoi ne pas concentrer certains apprentissages sur des journées, des semaines, des trimestres, des semestres ? Ce qui n’implique pas de baisser les exigences de l’école : si nous avons régressé en mathématiques ces dernières années selon les études PISA, c’est parce que nous avons réduit le nombre d’heures dédiées à partir de la 6e ; l’équivalent d’une année en moins sur tout le collège ! Non, nous ne devons pas renoncer à l’enseignement des bases – le français, les mathématiques, l’histoire-géographie, l’EMC, les sciences, le sport – mais nous devons mieux distribuer le nombre d’heures nécessaires, réduire les effectifs des classes (24 élèves au maximum) et adopter de nouvelles méthodes. Il s’agit probablement là du chantier le plus long et le plus complexe à mener. 

EA : Quels conseils donneriez-vous à un ou une ESSEC souhaitant suivre votre exemple ?

S. Decauze Larbre : D’abord, prenez le plus de renseignements possible, parlez à des enseignants, faites des stages d’observation. Ensuite, préparez-vous à la difficulté des premiers jours et des premières semaines, évitez de vous isoler pendant cette période, demandez des conseils, de l’aide, des informations. Par ailleurs, ne visez pas la perfection : vous ne réussirez pas avec tous les élèves, toutes les classes… Faites simplement de votre mieux, et tirez les leçons de chaque séance, chaque expérience. Enfin, suivez votre instinct : chaque enseignant est différent. C’est votre personnalité avant tout qui plaira aux élèves et éveillera leur intérêt pour votre matière. 

EA : Comme beaucoup d’enseignants et d’enseignantes, vous menez aussi des activités dans l’édition. Vous êtes notamment traductrice…

S. Decauze Larbre : Ma première incursion dans ce domaine remonte à 2016 quand ma sœur, que j’avais aidé à créer sa maison d’édition trois ans plus tôt, m’a proposé de corriger la traduction du premier tome de la saga Anne des Pignons verts tirée d’une célèbre série canadienne qui a elle-même été adaptée depuis par Netflix sous le titre Anne with an E. J’ai tout de suite aimé cet exercice qui consiste à se projeter dans la version proposée, de la challenger et d’essayer d’aboutir à un texte qui ne trahisse pas l’original. J’ai réitéré avec le tome 2. Puis pour le tome 3, j’ai réalisé la traduction moi-même. Traduire une œuvre littéraire, historique de surcroit, avec des thèmes universels et poétiques tels que l’amour, l’amitié, la communion avec la nature, reste une des expériences les plus riches et épanouissantes qu’il m’ait été donné de vivre. La recherche du sens, de l’émotion, de la bonne référence, puis la transcription dans une autre langue… Il s’agit d’un véritable travail d’écriture.

EA : Et justement, vous écrivez aussi…

S. Decauze Larbre : La traduction m’a permis de réaliser en partie ce rêve, pendant un certain temps. Puis en 2021, malgré un emploi prenant et deux enfants en bas âge, l’envie était trop forte… Je me suis lancée dans la rédaction de mon propre roman. J’écrivais le soir et le week-end. C’était mon jardin secret jusqu’à la parution ! 

EA : Pouvez-vous nous présenter votre ouvrage ? 

S. Decauze Larbre : Lettres à Bérénice met en scène une jeune femme qui a subi un événement traumatisant et souhaite désormais avancer, et trouver l’amour. Entrepreneuse dans le bâtiment, elle habite dans le Périgord et se consacre à son petit village pittoresque. Le temps d’une journée, à l’occasion d’un tournage, elle rencontre Axel, caméraman solitaire qui rêve de rénover une grange en Dordogne… Puis leurs chemins se séparent. Cette romance aux allures classiques aborde de nombreux thèmes modernes comme les violences faites aux femmes, les émissions de téléréalité, les préjugés hommes/femmes dans le travail ou encore le développement des territoires et le regain d’intérêt pour les activités traditionnelles comme le tricot ! J’ai en outre truffé le récit de références littéraires, notamment à Cyrano de Bergerac (nous sommes en Dordogne après tout), ainsi que de notes d’humour. Il s’agit d’un texte « feel good » avec des personnages réalistes et attachants dans la veine – en toute modestie bien sûr – des romans d’Aurélie Valognes, Agnès Ledig ou Sophie Astrabie. Et d’un contre-pied total aux dark romances qui pullulent et glorifient les hommes violents ou malsains… Les retours depuis un an sont très positifs et nous allons réimprimer des exemplaires dès début 2025. 


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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