Bertrand du Marais (E85) : « La Banque Mondiale a causé des dommages économiques considérables avec ses rapports Doing Business »
L’été dernier, la Banque Mondiale annonçait la suspension de ses rapports Doing Business suite à de nombreuses irrégularités. L’enjeu est de taille : utilisés par les agences de notation, les résultats de ces rapports ont grevé la capacité d’emprunt et infléchi la stratégie d’investissement de nombreux États, pesant sur leur croissance depuis plus de 15 ans. Explications de Bertrand du Marais (E85), conseiller d’État.
ESSEC Alumni : En quoi consistait le rapport Doing Business de la Banque Mondiale ?
Bertrand du Marais : Ce rapport annuel traduit en plusieurs langues constituait la publication la plus diffusée de la Banque Mondiale. Il établissait depuis 17 ans le classement de référence mondial des systèmes juridiques nationaux selon leur capacité à faciliter la vie des affaires, en calculant l’indice « Ease of Doing Business Index » – littéralement : « facilité de faire des affaires ».
EA : Pourquoi la Banque Mondiale a-t-elle décidé d’interrompre la production de Doing Business le 16 septembre dernier ?
B. du Marais : La Banque Mondiale a pris cette décision après la confirmation, par une enquête externe, de très graves manipulations de données. Les notes de plusieurs pays, dont la Chine et l’Arabie Saoudite, ont été améliorées pour des raisons politiques sous la pression de hauts dirigeants de la Banque – en poste à l’époque des faits mais plus aujourd’hui – dont Kristalina Georgieva, actuelle directrice générale du FMI, et Simeon Djankov, ancien ministre des finances de Bulgarie.
EA : Des biais méthodologiques ont également été identifiés…
B. du Marais : En effet, cette fraude s’accompagnait de biais systématiques à chaque étape de la production de l’index. Primo, les données résultaient d’un sondage d’opinion adressé à un panel restreint principalement constitué d’avocats anglo-américains pour la plupart déconnectés de la réalité des affaires dans les pays en voie de développement. Deuxio, les questions reposait sur un cas pratique qui reflétait davantage une approche théorique de la vie des entreprises que les usages les plus courants des systèmes évalués. Tertio, les répondants devaient noter le droit local de façon binaire en fonction de la présence (1) ou non (0) de certains instruments réputés efficaces mais en fait très inspirés du droit anglo-américain. Enfin, les résultats étaient synthétisés sous forme de moyenne arithmétique, sans pondération, ce qui exagérait notamment le caractère procédurier du droit, occultant le fait que celui-ci constitue aussi un instrument de garantie et d’équilibre entre les parties. En fait, toute l’approche était erronée : inspirée par le droit dans les livres et non par le droit en action, elle se contentait de mesurer l’écart entre la réalité et un monde rêvé par des économistes anglo-américains…
EA : Vous aviez tiré la sonnette d’alarme dès la parution du premier Doing Business en 2004. Quels signaux vous avaient-ils alerté à l’époque ?
B. du Marais : Je connaissais déjà la méthodologie sur laquelle reposait Doing Business – ses initiateurs Andrei Shleifer et F. Lopez de Silanes l’ont publiée dès 1998 dans un article intitulé « Law and Finance ». J’ai tout de suite perçu, à la fois, ses biais de conception et ses effets potentiellement dévastateurs sur les marchés financiers des pays mal notés, où les emprunteurs risqueraient de devoir payer une prime (« spread ») pour compenser leur mauvaise appréciation. C’est pourquoi j’ai immédiatement lancé une critique rigoureuse et scientifique avec l’ensemble de la Place de Paris (pour une fois réunie… des avocats aux notaires, de la Chancellerie à Bercy, en passant par la Banque de France). Nous l’avons publiée dès 2006 en français puis en anglais.
EA : Quel a été l’impact de cette alerte ?
B. du Marais : Nos travaux ont été repris par de nombreux scientifiques, dont les économistes du Bureau International du Travail qui ont bien compris que Doing Business conduisait aussi à abroger les garanties accordées aux salariés. À court terme, l’initiative a abouti sur la hausse de la note de la France de 17 places en deux ans, performance jamais atteinte depuis dans aucun classement concernant la France… Surtout, nos arguments ont été repris en 2008 dans un premier audit interne à la Banque. Ensuite, et plus incroyable : les syndicats américains s’en sont emparés et ont fait du lobbying auprès des parlementaires démocrates et de l’administration de Barack Obama, ce qui a abouti sur une résolution ordonnant au Président des États-Unis de faire supprimer le sous-indicateur « Employing Workers » de l’indice global et du classement. Par coïncidence, Michael Klein, vice-président de la Banque Mondiale alors en charge de Doing Business, demandait au même moment à faire valoir par anticipation des droits à la retraite bien mérités, tandis que Simeon Djankov, l’économiste en chef de Doing Business, retournait dans sa Bulgarie natale…
EA : Pourtant, la Banque Mondiale a continué à produire Doing Business…
B. du Marais : C’est d’autant plus consternant que les critiques ne se sont ensuite jamais interrompues. Un audit extérieur mené par l’ancien ministre des Finances de Nelson Mandela a confirmé, en 2013, les biais et lacunes méthodologiques que nous avions pointés. En 2018, Paul Romer, le chef économiste de la Banque Mondiale, a démissionné après avoir exprimé publiquement ses doutes sur d’éventuelles manipulations de la note du Chili. Enfin, à l’été 2020, la Banque Mondiale a été obligée de « mettre en pause » la publication du rapport pour investiguer les accusations de manipulations de données aujourd’hui démontrées.
EA : Comment expliquer cette obstination ?
B. du Marais : On peut penser que ce rapport confortait de puissants intérêts : tous ceux qui ont besoin d’un indicateur immédiat, simple et médiatique pour évaluer les risques d’un système juridique qui leur est étranger ; tous ceux qui sont attachés à la suprématie du droit anglo-américain ; tous ceux qui bénéficieraient de la suppression des garanties que doit procurer un système juridique équilibré ; tous ceux qui militent pour l’hégémonie d’une doctrine économique pour laquelle la législation, voire l’intervention publique en général, ne peuvent être que néfaste. Cela fait beaucoup de monde…
EA : À l’inverse, qui sont les principales victimes des biais de Doing Business ?
B. du Marais : Doing Business a nui directement à deux catégories d’acteurs : d’une part, les États en voie développement qui ont beaucoup investi pour se conformer à ses critères, en menant parfois des réformes contre-productives ; d’autre part, tous les acteurs économiques des pays mal ou même simplement sous-notés (la France se trouvant potentiellement dans ce cas de figure) dont les emprunts ont été renchéris – car les agences de notation utilisaient massivement Doing Business et transféraient donc les biais du classement dans leurs propres évaluations.
EA : Est-il possible de calculer et de réparer les dommages causés par les rapports Doing Business ?
B. du Marais : C’est une question très intéressante, d’autant que les dommages sont, en pratique, mais aussi financièrement, potentiellement considérables. Pour les États, les recours ne peuvent être que politiques, tout en sachant que les pays concernés ont généralement besoin des financements de la Banque Mondiale… et que celle-ci reste une organisation internationale publique, jouissant d’immunités spéciales. La responsabilité des agences de notation pourrait également être recherchée mais elle est difficile à mettre en œuvre, la plupart des acteurs du marché étant américains et considérés comme des agences de presse, ce qui leur permet de bénéficier de la protection du First Amendment qui protège la liberté d’opinion. En revanche, ces immunités et exceptions ne s’appliquent pas aux personnes physiques – sauf lorsqu’elles sont couvertes par l’immunité diplomatique.
EA : Selon vous, quelles suites la Banque Mondiale va-t-elle donner à cette affaire ?
B. du Marais : On peut d’ores et déjà noter que Kristalina Georgieva a été maintenue à la tête du FMI. Remarquons également que l’actuelle Chef économiste de la Banque Mondiale, Christina Reinhart, nommée en mai 2020, est connue pour avoir fait des « erreurs », avec son co-auteur Kenneth Rogoff, en démontrant qu’un niveau élevé de dette publique réduisait la croissance, dans un article devenu un classique… Cette affaire montre décidément qu’il reste à mener un important effort d’ajustement éthique dans la corporation des économistes.
EA : Comment s’assurer qu’une affaire de ce type ne se reproduise pas ?
B. du Marais : L’une des difficultés provient du succès de ces classements fondés sur un indicateur synthétique censé capturer, en un chiffre, toute les réalités complexes d’un système juridique. Le réseau de chercheurs et de praticiens que je coordonne au sein du FIDES (Forum sur les Interactions entre le Droit, l’Economie et la Société) milite pour des évaluations économiques monographiques et comparatives du droit, qui s’attachent à comparer, sur un nombre réduits de pays comparables, l’efficacité économique de quelques instruments tels qu’ils se pratiquent et, surtout, dans le respect de la diversité des cultures juridiques. Le culte du « one size fits all » (qui était l’un des sous-titres du premier rapport Doing Business), de la « taille unique » autour d’un standard universel est un leurre, voire une escroquerie.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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