Fabienne Alamelou Michaille (E92) : « Notre livre explique pourquoi les femmes n’accèdent pas au pouvoir »
Fabienne Alamelou Michaille (E92) publie avec Bertrand Badré Des femmes et des hommes, le pouvoir en partage aux éditions Actes Sud. Un duo qui incarne son propos : mener une réflexion pacifiée et commune sur le plafond de verre et la mixité dans la gouvernance des organisations.
ESSEC Alumni : Pouvez-vous présenter votre ouvrage ?
Fabienne Alamelou Michaille : Avec ce livre, nous cherchons à comprendre pourquoi les femmes rencontrent encore tant de difficultés à accéder au pouvoir. Pourquoi restent-elles si peu nombreuses à la tête des organisations ? Comment faire pour accélérer le mouvement ? Et dans quel but en définitive ? S’agit-il de justice ou d’efficacité – voire des deux en même temps ? Pour répondre, nous nous replongeons dans l’histoire et nous analysons le rôle des cultures et des religions dans la construction des fonctionnements patriarcaux, en nous appuyant sur les dernières découvertes des neurosciences et de la psychologie comportementale qui rebattent les cartes. Objectif : déconstruire les idées reçues et susciter la réflexion sur le plafond de verre et la mixité dans la gouvernance des États, des entreprises ou encore des communautés religieuses – tout en pacifiant le débat. Comme nous connaissons l’importance, notamment en psychologie, de faire appel à des exemples et des témoignages pour modifier les représentations, nous nous appuyons sur des entretiens avec de nombreuses personnalités du monde économique, politique et religieux qui ouvrent la voie (Emmanuel Faber, Muriel Pénicaud, Isabelle Kocher de Leyritz, Agnès Pannier-Runacher, Paul Polman, Denis Machuel…) et qui proposent des pistes pour progresser.
EA : Comment en êtes-vous venue à rédiger cet ouvrage ?
F. Alamelou Michaille : Comme je l’explique dans l’avant-propos du livre, j’ai moi-même été confrontée à des difficultés liées au fait d’être une femme dans mon parcours professionnel comme dans mes études. À chacun de mes congés maternité, je n’ai pas retrouvé mon poste à mon retour. Et je n’ai pas pu soutenir mon mémoire en théologie car le sujet portait sur les femmes et les fonctions de gouvernement. Par ailleurs, mère de trois filles, je considère que je suis appelée à m’engager également pour elles, pour qu’elles ne se heurtent pas aux mêmes obstacles.
EA : Pourquoi avoir choisi de rédiger cet ouvrage à quatre mains ?
F. Alamelou Michaille : J’ai souvent travaillé de manière fructueuse avec des hommes et c’est aussi leur rendre justice que d’aborder la question certes sans concessions, mais d’une manière apaisée, avec un homme. Plus largement, j’ai la conviction que nous n’avancerons sur ce point que femmes et hommes ensemble. Tout d’abord mécaniquement, parce que beaucoup de postes de pouvoir sont aujourd’hui occupés par des hommes et que la cooptation reste souvent la règle. Ensuite logiquement, parce que par définition les hommes sont aussi concernés que les femmes quand on parle d’égalité. Mon co-auteur Bertrand Badré, très engagé, en a fait l’expérience lorsqu’il occupait le poste de directeur général de la Banque Mondiale. Et cette perspective lui offre un regard différent et complémentaire du mien, ce qui a aussi motivé notre collaboration.
EA : Dans votre ouvrage, quel constat dressez-vous sur le partage du pouvoir entre femmes et hommes ?
F. Alamelou Michaille : Nous avons beaucoup avancé mais il reste encore énormément à faire. Dans le monde économique, les lois sur les quotas dans les conseils d’administration ont beaucoup aidé. De même pour la loi Marie Pierre Rixain, plus récente, qui établit des quotas dans les instances dirigeantes, et qui se traduit déjà par des avancées concrètes : certaines grandes entreprises devancent même les échéances pour féminiser leur comex et leur top 200 ou 500 – c’est-à-dire les postes du haut de la pyramide hiérarchique. Par contre, ces avancées ne seront consolidées que si la société toute entière évolue.
EA : Ce n’est pas le cas ?
F. Alamelou Michaille : Les derniers chiffres relevés par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes dans son rapport de janvier 2024 sont inquiétants. Je cite : « Chez les jeunes adultes masculins, mais aussi parfois chez les femmes, on observe un retour aux valeurs traditionnelles : l’idée ‘qu’il est normal que les femmes s’arrêtent de travailler pour s’occuper de leurs enfants’ gagne 7 points (34 %) entre 2023 et 2024 chez les intéressées. La ‘résistance’ masculine se fait également sentir par rapport aux évolutions de la société : 37 % (+ 3 points) des hommes considèrent que le féminisme menace leur place. » Dans notre ouvrage, nous pointons également la persistance des stéréotypes de genre dans notre société : 92 % des vidéos pour enfants en contiennent, pour ne prendre qu’un exemple.
EA : Ce constat concerne-t-il seulement la France ou avez-vous étendu vos investigations à d’autres pays ?
F. Alamelou Michaille : Nous avons surtout analysé la situation en France même si nous avons aussi ouvert la perspective sur l’international dans certaines de nos interviews, notamment avec Paul Polman, ex PDG d’Unilever, et Julie Bishop, ex ministre des Affaires étrangères de l’Australie. L’un et l’autre constatent partout les même phénomènes dans l’exercice du pouvoir et dans les représentations, même s’ils peuvent s’exprimer d’une manière différente selon les cultures. Nous n’avons pas abordé les cas les plus critiques de pays où les femmes sont discriminées au point d’être privées d’accès à l’éducation, clé du développement.
EA : Quelles raisons historiques donnez-vous à cet état des lieux ?
F. Alamelou Michaille : Sur ce point, nous nous sommes questionnés à la suite de l’anthropologue Françoise Héritier : pourquoi, en tout temps et en tout lieu, la question de la différence femmes-hommes a-t-elle été réfléchie et énoncée en termes dualistes, touchant à la fois aux caractéristiques physiques, aux aptitudes et aux comportements ? Et nous avons constaté que le masculin l’a toujours emporté : sur le plan symbolique, relayé par la tradition et l’éducation donnée aux enfants, les activités prisées et valorisées sont systématiquement celles exercées par les hommes. Autrement dit, les sociétés se sont constituées sur des logiques patriarcales.
EA : Quid du rôle des religions ?
F. Alamelou Michaille : À dire vrai, les messages fondateurs des trois grandes religions monothéistes s’avèrent souvent libérateurs pour les femmes. Malheureusement, ils se sont ensuite inscrits et développés dans des sociétés dirigées par des hommes qui, pour certains, les ont instrumentalisés au service de leur pouvoir. C’est pourquoi nous donnons de la visibilité dans notre ouvrage aux messages de femmes occupant des fonctions de premier plan dans leur tradition religieuse, comme Pauline Bebe, première femme rabbin en France, ou Elisabeth Parmentier, pasteure et doyenne de la faculté de théologie de Genève. Ces personnalités soulignent qu’il n’y a pas forcément de contradiction entre la pratique religieuse et le fait de promouvoir la place des femmes.
EA : Face à cet héritage, vous convoquez les sciences. Que disent-elles sur les différences (ou non) entre femmes et hommes ?
F. Alamelou Michaille : Sur la base des travaux de Catherine Vidal, neuroscientifique, et d’Odile Fillod, chercheuse indépendante, nous soutenons la thèse que le développement postnatal du cerveau est étroitement lié aux stimulations du milieu environnant et à l’histoire de l’enfant. Ce sont essentiellement les réalités propres à l’histoire de chaque personne, à ses interactions, qui façonnent et organisent ses pensées – et non la biologie. Catherine Vidal explique ainsi que sur un millier d’IRM, seules quelques-unes montrent des différences entre les sexes ; selon elle, « on observe tellement de variabilité entre les individus d’un même sexe qu’elle l’emporte le plus souvent sur la variabilité entre les hommes et les femmes ».
EA : Qu’en est-il des hormones ?
F. Alamelou Michaille : Nous tordons le cou à certaines théories qui cherchent à ancrer des différences fondamentales de comportements entre les femmes et les hommes en lien avec des réalités hormonales sexuées. Odile Fillod, spécialisée dans l’analyse de la fiabilité des études scientifiques, démontre que la plupart de ces dernières sont biaisées par des présupposés idéologiques. En réalité, la science n’a pas pu confirmer à ce jour une influence des hormones, comme la testostérone ou l’ocytocine, sur les comportements masculins ou féminins. Un trop grand nombre de facteurs autres, liés à l’environnement, entrent en jeu. Odile Fillod précise ainsi : « Quand on trouve une différence de trait cognitif ou comportemental entre un groupe d’hommes et un groupe de femmes, c’est toujours une petite différence moyenne avec un très large recouvrement des distributions des deux groupes de sexe... Il n’y a aucune étude qui a prouvé l’existence d’un facteur biologique endogène de sexuation du psychisme. »
EA : Avec ces différents éléments en tête, quelles principales solutions proposez-vous pour atteindre une véritable égalité femmes-hommes ?
F. Alamelou Michaille : Il n’y a pas de solution miracle. Globalement, je crois à la nécessité de travailler ensemble, femmes et hommes, pour chercher à dénouer les nœuds relationnels complexes qui se constituent autour de cette question. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons écrit ce livre à deux, un homme et une femme. Ensuite, et c’est lié, nous devons agir à un niveau systémique. L’éducation joue donc un rôle essentiel : il faut commencer à lutter contre les stéréotypes de genre dès l’école maternelle.
EA : Comment procéder dans le monde de l’entreprise ?
F. Alamelou Michaille : L’expérience montre une réelle efficacité de plusieurs actions relativement simples, tant qu’elles sont conduites là aussi de manière systémique et globale : sensibiliser les managers aux impacts des stéréotypes de genre sur la vie professionnelle, accompagner les femmes comme les hommes sur ces sujets par du coaching, du mentoring et des formations dédiés, ou encore faire appel à des « role models », ces personnes qui ont réussi à occuper des fonctions de premier plan et qui inspirent en partageant leur expérience. Par contre, ne nous parlez pas de leadership au féminin, mais plutôt de personnes qui exercent leur pouvoir avec leur singularité. Comme le souligne très bien Isabelle Kocher de Leyritz, CEO de Blunomy, c’est un nouveau modèle de leadership qu’il faut laisser émerger, indépendamment des genres ou de tout autre considération.
EA : En définitive, à quel lectorat votre ouvrage s’adresse-t-il ?
F. Alamelou Michaille : Les premiers retours tendent à indiquer que le livre rencontre un public mixte et large : jeunes professionnels et professionnelles, dirigeants et dirigeantes en fin de carrière… L’un d’entre eux a même choisi de commander des exemplaires pour tous ses managers – plus de 300 en tout ! À bon entendeur…
EA : Au-delà de votre ouvrage, menez-vous d’autres actions pour l’égalité femmes-hommes ?
F. Alamelou Michaille : Mes activités professionnelles tournent principalement autour de cette cause. J’ai fondé l’entreprise LeadTogether qui accompagne les organisations pour accélérer la féminisation de leur management et promouvoir des femmes à des postes de pouvoir. L’écriture du livre et toutes les recherches associées m’ont permis de constater que le frein n°1 pour les femmes dans leur carrière réside dans la persistance des stéréotypes de genre. Avec ma société, des chercheurs professeurs d’université et mon associée, Albane Faures, nous avons bâti un outil de scoring qui permet aux dirigeants, dirigeantes et managers d’identifier les stéréotypes conscients et inconscients en lien avec le leadership. Nous sensibilisons les équipes aux impacts de ces stéréotypes et nous leur permettons de mettre en place des actions accélératrices de parité. Nous accompagnons également les femmes dans leurs prises de responsabilité par du coaching. La route est encore longue pour parvenir à une égalité réelle mais nous constatons de réelles avancées.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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