François Langlade-Demoyen (E82) : « La finance et la littérature ne sont pas cloisonnées »
Depuis plus de 40 ans, François Langlade-Demoyen (E82) mène deux carrières en parallèle, l’une dans la finance, l’autre dans la littérature, avec le même bonheur. Rencontre à l’occasion de la sortie de son dernier roman, Les vies sauvées d’Alexander Vielski, aux éditions Eyrolles.
ESSEC Alumni : Quel parcours avez-vous eu dans la finance ?
François Langlade-Demoyen : J’ai d’abord exercé dans des grands groupes comme JP Morgan, Goldman Sachs et Crédit Suisse First Boston où j’ai été successivement analyste financier, responsable de la stratégie et directeur de la recherche sur les marchés d’actions en Europe. Puis j’ai géré des hedge funds « to put my money where my mouth was » comme disent les Américains. Enfin, j’ai construit et géré des portefeuilles d’investissement sur toutes les classes d’actifs et toutes les géographies à travers différentes structures. J’ai ainsi accompli le parcours complet de conseil, gérant et investisseur.
EA : À vos débuts, vous partez à New York puis Londres où vous restez près de 25 ans. Pourquoi ce choix ?
F. Langlade-Demoyen : J’étais attiré par le monde des actions et la culture obligataire me paraissait trop prédominante en France, compte tenu de la dette publique à financer et du manque de système de retraites par capitalisation. Je dresse toujours le même constat aujourd’hui : nous restons le seul pays à employer l’expression « jouer en bourse » comme s’il s’agissait d’un casino et que l’investissement n’était pas régi par des méthodologies précises et des analyses rigoureuses… Les Anglo-Saxons ont beaucoup plus la culture du private equity : tout le monde investit en bourse et suit de près l’évolution des cours.
EA : Comment vous êtes-vous fait votre place dans cet environnement ?
F. Langlade-Demoyen : Dans les années 1990, j’étais le seul stratégiste français parmi mes collaborateurs. Tous les autres étaient des Anglais qui regardaient l’Europe comme une zone sous-développée en matière de marchés d’actions. J’en ai fait mon cheval de bataille, devenant le gourou de l’Economic Value Added (EVA) et partant à la rencontre de tous les chefs d’entreprises européens pour les convaincre de mieux s’occuper de leurs actionnaires. Malheureusement, ils se souciaient beaucoup plus de leurs banquiers et ne comprenaient pas que le coût de la dette était inférieur au coût de leurs fonds propres… Dommage, car ce positionnement pousse les entreprises à se financer ailleurs. Ceci étant, je n’ai pas de regret : j’ai eu la chance d’assister en direct au développement de la capitale britannique comme principale place financière européenne où s’effectuaient les plus importantes transactions et entrées en bourse. Une période passionnante.
EA : Pourquoi avoir décidé de rentrer à Paris ?
F. Langlade-Demoyen : Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je n’ai pas quitté Londres en 2016 à cause du Brexit – même si cet événement a rendu la ville beaucoup moins attractive qu’auparavant – mais parce qu’on m’a proposé un poste idéal dans la capitale française, à un moment de surcroît où le climat politique du pays devenait plus accueillant pour les financiers comme moi.
EA : Aujourd’hui, quelles sont vos activités ?
F. Langlade-Demoyen : J’exerce les fonctions de directeur général de la Société Holding de Château Margaux. Je me réjouis de ce rôle qui fait appel à toute mon expérience accumulée. La gestion d’un family office de cette envergure, lié au plus prestigieux des vignobles français et donc à un patrimoine d’exception, n’exige pas seulement de la technicité : je vois ma contribution comme un engagement total au service d’une maison familiale qui porte les valeurs d’excellence et de qualité. D’ailleurs, au-delà de la gestion purement financière, nous portons aussi une activité de mécénat et de philanthropie qui m’enthousiasme : faire le bien et bien le faire, c’est le meilleur projet qui soit.
EA : Avec le recul des années, quel regard portez-vous sur votre métier ? Quels principes guident-ils votre pratique ? Autrement dit : quel financier êtes-vous ?
F. Langlade-Demoyen : J’ai axé toute ma carrière autour du sujet de la valorisation : estimer la valeur d’une entreprise, évaluer la santé d’une économie ou le niveau d’un marché financier. Et dès mes débuts, j’ai voulu appréhender cette connaissance des choses et des êtres à travers plusieurs prismes. C’est pourquoi après l’ESSEC j’ai suivi en parallèle un DEA de théorie financière à Dauphine et un DEA de philosophie à la Sorbonne. Je voyais dans la philosophie et la littérature autant que dans l’économie et la finance des outils extraordinaires d’analyse. Cette conviction m’a suivi toute ma vie ; dans toutes mes fonctions, j’ai ajouté la dimension humaine à la compétence technique proprement dite. Je crois que j’ai ainsi pu faire une lecture différentiée des événements et des situations et apporter une véritable valeur ajoutée dans mes décisions par rapport à d’autres. Je suis certainement un financier un peu atypique en ce sens.
EA : Autre manière de porter vos valeurs, vous avez récemment contribué à l’ouvrage collectif Supplément philosophique à l’intention des managers (éditions Eyrolles). Quelles idées avancez-vous dans votre texte ?
F. Langlade-Demoyen : C’est précisément mon profil de financier ayant étudié la philosophie qui a conduit l’association Philosobiz, créée par le cabinet Aperlead, à me solliciter pour ce projet. J’ai commencé mon texte en écrivant : « Je crois à la multidimensionnalité des êtres et à leur unicité ». Je le pense profondément. Il s’agit en fait d’un témoignage personnel que j’adresse à tous les jeunes à l’aube de leur vie professionnelle. Je tente de leur transmettre quelques enseignements fondamentaux : servir plutôt que se servir ; chercher à faire fructifier et à faire grandir – élever est le plus beau verbe pour moi, dans tous les sens du terme ; avoir un impact concret sur les choses (matériel, financier) et sur les êtres (relationnel, management) ; en somme, réconcilier son intérêt personnel avec le bien commun. Car je suis convaincu qu’aucun de mes actes ou aucune de mes entreprises n’aurait pu être efficace sans les notions de respect, de bienveillance, d’empathie… D’amour, en fait. D’où l’importance que j’accorde à la sensibilité, l’imagination, la littérature.
EA : De fait, ce n’est pas votre première incursion dans l’édition : en parallèle de votre carrière, vous publiez régulièrement des ouvrages de fiction…
F. Langlade-Demoyen : La littérature m’a accompagné toute ma vie. Dès l’ESSEC, j’ai créé un Cercle littéraire et j’ai remporté le Prix des Grandes Écoles avec une nouvelle sur Rainer Maria Rilke. Puis j’ai écrit mes trois premiers romans à Londres, du haut de mon bus rouge « double decker », sur la route du bureau tôt le matin ou au retour le soir. Et j’ai eu la chance d’être publié par de belles maisons comme JC Lattès, Robert Laffont et plus récemment Eyrolles, dont la directrice générale est d’ailleurs une camarade, Marie Pic-Pâris Allavena (E84).
EA : Quelles thématiques abordez-vous dans vos romans ?
F. Langlade-Demoyen : Le Manuscrit de Glyndebourne évoque l’Angleterre victorienne, Monsieur Etienne la Révolution Française, La Pertinax la suite 10 ans plus tard à l’aube du siècle romantique, La Cassure la tragédie nationale de juin 40… Enfin, Les vies sauvées d’Alexander Vielski se lit comme un thriller mais constitue aussi une dénonciation de la politique antisémite de Staline – il a donc des échos avec l’actualité.
EA : Vos romans ont le plus souvent une dimension historique. Pourquoi ce choix ?
F. Langlade-Demoyen : En effet, je situe généralement mon action dans des périodes de guerre ou de révolution et j’essaie de comprendre, à travers mes personnages, comment se font les choix dans ces époques. Dans les pires circonstances, les hommes continuent à vivre, à aimer, et tous les sentiments sont exacerbés par l’urgence de vivre l’instant et la crainte de « point de lendemain » comme l’écrivait Vivant Denon. En fait, j’écris pour combattre le temps, la mort, l’effacement. Je redonne vie à des êtres aujourd’hui disparus et je me donne en même temps la liberté d’inventer des caractères fictifs, mais dans un cadre extrêmement rigoureux, afin de faire revivre des événements oubliés ou méconnus. Je suis habité par le devoir de mémoire comme par celui de la transmission. Transmettre le savoir, transmettre des valeurs encore une fois, grâce à la précision historique et à la force du romanesque : voilà l’objet de mes livres.
EA : Travaillez-vous déjà sur votre prochain roman ?
F. Langlade-Demoyen : Il sortira – je l’espère – cette année et pour une fois l’intrigue se déploiera de nos jours, dans le Golfe du Morbihan, sous la forme d’une enquête policière qui soulignera la nécessité d’entretenir la mémoire des lieux comme on doit prendre soin de l’océan et de la terre. Car je ne conçois pas qu’on puisse déployer ses ailes sans connaître ses racines.
EA : Vous publiez également des poèmes…
F. Langlade-Demoyen : La poésie reste toujours présente à chaque instant dans mon écriture comme dans ma vie, c’est elle qui me rattache à l’invisible. En ce sens, je suis sans doute un poète orphique, relié à des auteurs comme François Cheng, Christian Bobin, Philippe Jaccottet et bien sûr depuis toujours Rainer Maria Rilke. Mon dernier recueil de poésie a été publié en collaboration avec la librairie Galignani à Paris, elle aussi longtemps dirigée par une camarade, Danielle Cillien-Sabatier (E82). Il chante « La Beauté du Monde », ce qui est finalement ma source d’inspiration première.
EA : Au quotidien, comment jonglez-vous entre la finance et la littérature ? Ces deux activités sont-elles strictement cloisonnées ?
F. Langlade-Demoyen : Non, absolument pas. Rien n’est pour moi compartimenté. J’ai besoin de ma sensibilité et de ma créativité dans mon travail de financier. Et j’ai besoin de mon esprit analytique et structuré pour construire mes romans – Hemingway disait : « Literature is not about interior design, it’s about architecture ». Au fond, j’écris tout le temps, dans ma tête, dans un cahier, ou sur mon portable ; il s’agit d’une vraie pulsion de vie. J’essaie d’appliquer la devise d’Apollinaire : « Tout et terriblement ». C’est exigeant mais cela enrichit définitivement la vie.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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