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Gaël Veyssière (E94) : «Reconstruction de l'Ukraine : agir dès maintenant sans attendre la paix». Interview de l'Ambassadeur de France en Ukraine

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Ukraine

11/10/2024

Interview de l'Ambassadeur de France en Ukraine Gaël Veyssière (E94) réalisée le 21 juillet 2024 par Michel Terestchenko (E79), président du Chapter Ukraine.

L'Ukraine au cœur de l'Europe : un avenir à construire ensemble

Michel Terestchenko : Cher Gaël, devenir ambassadeur de notre République dans un pays en guerre n'est pas un parcours évident pour un diplômé de l'ESSEC. Comment est né et s'est déroulé ton engagement dans cette voie ?

Gaël Veyssière : Quand j’étais élève à l’ESSEC j’étais déjà attiré par le service de l’État, notamment en raison de mon histoire personnelle, ayant grandi à La Réunion, au milieu de l’Océan indien. Je pensais déjà au Quai d’Orsay. Après l'ESSEC, j’ai donc poursuivi à Sciences Po, puis passé le concours du Quai d’Orsay, ce qui m’a conduit au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Mon parcours a ensuite pris une orientation européenne : j’ai été deux fois en poste à la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne à Bruxelles et une fois à la mission permanente de la France auprès des Nations Unies à New York. À première vue, ce parcours ne semblait pas me prédestiner à une mission dans un pays en guerre. Cependant, nos autorités étaient intéressées par un ambassadeur — ou une ambassadrice — ayant une expérience européenne, car l’Ukraine porte cette vocation européenne. Quand on m’a proposé ce poste, j’ai tout de suite vu une occasion exceptionnelle et un défi à relever, malgré les difficultés évidentes. La vie est pleine de surprises, et la carrière au Quai d’Orsay l’est tout autant.


Michel Terestchenko : Dans ton discours du 14 juillet, tu as ancré l'Ukraine dans nos valeurs démocratiques et républicaines, des racines antiques grecques à la Révolution française. Penses-tu que l'Ukraine, seul pays où des jeunes sont morts sur des barricades avec un drapeau européen à la main, a enfin gagné son véritable "ticket européen" ? Je me souviens pourtant avoir accueilli à Kyiv en 2006 Nicolas Sarkozy et Jean-Paul Gaudin, venus sceller le partenariat entre leur parti et "Nacha Ukraina" de Viktor Iouchtchenko, protagoniste de la Révolution Orange. Quand je leur ai demandé si l'Ukraine pouvait rejoindre l'Union européenne, ils en ont ri. Aujourd'hui, tous les obstacles sont-ils en passe d’être surmontés ? Que répondre à ceux qui affirment que l'adhésion de l'Ukraine mettrait en danger la PAC, si essentielle à nos agriculteurs français ?

Gaël Veyssière : Je vois deux aspects distincts dans ta question. D'abord, l'Ukraine a-t-elle vocation à rejoindre l'Union européenne ? La réponse est un "oui" clair. Avant la guerre, de nombreux Européens auraient peut-être répondu différemment, mais l'agression russe du 24 février 2022 a tout changé. Ce qui m'a frappé, en tant qu'ambassadeur, c'est que partout, que ce soit les autorités ou la population, tout le monde en Ukraine est unanime : l'avenir de ce pays est dans l'Union européenne et l'OTAN, et non avec la Russie. Cette volonté est non seulement une priorité politique pour le gouvernement Zelensky, mais aussi un désir populaire, ce qui rend ce chemin irréversible.

L'Ukraine progresse rapidement vers ces objectifs, notamment grâce à une administration efficace et une organisation solide. Bien sûr, cela prendra du temps, mais les Ukrainiens avancent plus vite que les candidats précédents. Si cette dynamique continue, cela pourrait aller plus vite que prévu.

Cependant, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de défis. L'élargissement de l'Union est toujours complexe, notamment en ce qui concerne l'adoption de l'acquis communautaire, qui est non négociable. Ce qui est à discuter, c'est le rythme et les modalités de cette adoption.

Un des secteurs les plus difficiles sera probablement l'agriculture, car l'Ukraine a une structure agricole très différente de celle de l'Europe de l'Ouest, avec des exploitations bien plus vastes et des normes de production moins strictes, surtout sur le plan environnemental. Il faudra s'adapter aux normes européennes, ce qui ne sera pas simple, mais essentiel.

Les négociations agricoles ont toujours été compliquées, comme lors de l'adhésion de l'Espagne en 1986, où des tensions existaient entre agriculteurs français et espagnols. Ce qui importe, c'est de traiter ces problèmes techniquement, sans les politiser. L'Union européenne est capable de gérer cela, et la France est prête à aider l'Ukraine, notamment avec des experts techniques, y compris dans l'agriculture.

La victoire ukrainienne est une question de valeurs et de principes

Michel Terestchenko : Je te remercie d'avoir évoqué dans ton discours notre visite à l'hôpital pour enfants Okhmatdyt, construit en 1894 à Kyiv par mes arrière-arrière-grands-parents, et malheureusement frappé par un missile de croisière russe le 8 juillet dernier. Quelles pensées t'ont traversé l'esprit lors de cette visite ? Quel sentiment t'a dominé ? Cela a-t-il renforcé ta détermination à soutenir l'Ukraine jusqu'à la victoire ? Ou, au contraire, cette frappe barbare sur des enfants malades et sans défense t'a-t-elle fait envisager qu'il fallait mettre fin à ce massacre à tout prix, et au plus vite ?

Gaël Veyssière : Je tiens d'abord à te remercier chaleureusement, car c'est toi qui m'as proposé de venir immédiatement après la frappe sur l'hôpital et de rencontrer ses responsables. Je t'en suis très reconnaissant, non seulement pour ton lien historique avec l'hôpital — construit par tes arrière-arrière-grands-parents — mais aussi en tant que président de l'Association des Amis d'Oxmatdet, qui soutient cet hôpital. Cette visite était très importante pour moi, et j'ai eu le sentiment profond d'accomplir ma mission en Ukraine : manifester la solidarité de la France.

Michel Terestchenko :  Tu avais déjà couru le marathon, et tu étais le seul ambassadeur à l’avoir fait ? [Il s'agit de course « Courir sous les châtaignes », événement sportif et caritatif annuel en soutien à l’hôpital Okhmatdyt, organisé à Kyiv chaque dernier dimanche de mai, NDLR]

Gaël Veyssière : C’est vrai, mais c’était un marathon de soutien, un événement très convivial. Ici, après une frappe, la situation était bien plus dramatique. J’étais fier d’être présent pour exprimer la solidarité de la France — un moment marquant dans la vie d’un ambassadeur, et particulièrement émouvant. Ce qui m’a touché, c’est le sentiment de révolte. Aucune armée au monde ne devrait pouvoir cibler ou prendre le risque de toucher hôpital pour enfants.

Je me souviens aussi que nous n’étions pas seuls, Michel. Des centaines d’Ukrainiens étaient là, apportant de l’eau, de la nourriture, et déblayant les débris à mains nues, avec une détermination silencieuse et impressionnante. Pour répondre à ta question, non, cet événement tragique, qui ressemble pour moi à un crime de guerre, montre clairement que l’Ukraine ne compte pas se laisser faire ni abandonner. Leur résistance rappelle celle des Britanniques pendant le Blitz : plus ils étaient bombardés, plus ils tenaient fermement à leur liberté. C’est exactement ce qu’on voit en Ukraine aujourd’hui.


Gaël Veyssière avec les membres de bureau de Chapter Ukraine après la course "Courir sous les châtaigniers"


Michel Terestchenko : Beaucoup disent que si Trump redevient président, il obligerait les Ukrainiens à négocier avec le Kremlin "dans les 24 heures". Peut-on vraiment forcer l'Ukraine à négocier avec ses agresseurs, ou envisager une négociation sans l’Ukraine ?

Gaël Veyssière :  Il est clair que pour tous les amis de l’Ukraine, une négociation ne peut être acceptable que si elle est  voulue par l'Ukraine. Ce pays est la victime de l'agression russe, c'est donc à lui de définir les conditions d'une éventuelle négociation. Le président Zelensky l’a d'ailleurs montré en organisant le sommet de Bürgenstock en Suisse en juin, avec un deuxième sommet prévu plus tard cette année. C’est aussi ce qu’il essaie de faire avec le « plan de la victoire » qu’il a présenté dans plusieurs capitales. Ensuite, quelle que soit l'évolution militaire, il faudra bien une solution négociée. Toute guerre se termine ainsi, et nous serons aux côtés des Ukrainiens, mais dans les conditions qu’ils fixeront eux-mêmes.

L'Ukraine stabilise la situation militaire et a prouvé, à Koursk, qu’elle peut aussi intervenir en Russie. La victoire ukrainienne, dont les termes seront définis par l'Ukraine, est une question de valeurs et de principes. Elle est aussi cruciale pour la sécurité de la France et de nos voisins européens. Si l’on permet à une puissance comme la Russie d'annexer des territoires impunément, ce serait la fin de l'ordre international établi depuis 1945. Ce qui se passe aujourd'hui est donc très grave, et nos propres intérêts de sécurité sont en jeu. Comme l’a rappelé le Président Emmanuel Macron, Strasbourg n’est qu'à mille kilomètres de Lviv — ce n'est pas si loin.

Penser à l’après-guerre : justice et reconstruction

Michel Terestchenko : La Deuxième Guerre mondiale s'est achevée par une réconciliation franco-allemande, rendue possible par le procès de Nuremberg et le jugement des nazis pour leurs crimes. Pour que la guerre entre la Russie et l'Ukraine puisse aboutir à une cohabitation entre voisins, ne serait-il pas nécessaire de juger les responsables des crimes de guerre, comme cela a été fait à Nuremberg ?

Gaël Veyssière : Le principe fondamental est celui de la responsabilité. Il ne peut y avoir de solution durable fondée sur l'oubli; elle doit reposer sur la justice. La question de la justice et de la responsabilité sera centrale pour sortir de ce conflit. Il est évident que des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ont été commis en Ukraine par les troupes russes sous le commandement actuel. Cette question est inévitable, et il n'y a pas de solution durable sans reconnaissance des faits.

Il existe plusieurs façons de la traiter cependant. Le parallèle avec Nuremberg est particulier, car  l’Allemagne nazie a été écrasée militairement et Hitler s'est suicidé dans son bunker. Actuellement, des procédures sont en cours contre des autorités russes, y compris Vladimir Poutine, à la Cour pénale internationale, notamment pour l'enlèvement d'enfants. C'est un point essentiel.

Nous, Français, contribuons à établir la vérité judiciaire sur les événements en fournissant des laboratoires ADN aux autorités ukrainiennes pour mieux documenter ce qui s'est passé à Irpin, à Boutcha et dans d'autres régions touchées par des crimes abominables.

Le temps de la justice doit arriver, et il est impensable d'ignorer cette réalité. Cependant, il faut aussi une solution diplomatique, et c'est là toute la difficulté : comment articuler ces deux éléments ? Cela dépendra aussi de l'évolution sur le terrain. Nuremberg a suivi l'effondrement total du Troisième Reich, mais il est peu probable qu'il y ait un effondrement militaire total en Russie. Cela n'exclut pas pour autant une victoire de l'Ukraine, qui n’a jamais été aussi nécessaire. La situation est asymétrique, l’Ukraine ne veut pas la disparition de la Russie, mais retrouver les territoires qui sont contrôlés par cette dernière.

Il est donc essentiel de poursuivre ces deux objectifs : faire la paix et activer la responsabilité des coupables pour les crimes commis, car cela touche à l'honneur et à la crédibilité du droit international.


Michel Terestchenko : La reconstruction de l'Ukraine s'annonce comme "le marché du siècle". Quels conseils donnerais-tu aux entreprises françaises qui souhaitent y participer, en plus de cesser tout commerce ou investissement avec la Russie ?

Gaël Veyssière : La reconstruction de l’Ukraine sera d’une ampleur énorme et dépassera les capacités des contribuables et des opérateurs publics. Il est essentiel de mobiliser les opérateurs privés. Les entreprises françaises déjà actives en Ukraine sont bien positionnées pour en bénéficier.

Il est important de comprendre que la reconstruction commence dès maintenant, même si elle s'accélérera après la fin de la guerre. Étant donné qu'Ukraine est candidate à l'UE, la reconstruction doit se faire selon les normes européennes. Il n'y a pas de phases étanches : la guerre et la reconstruction sont liées.

Les entreprises françaises doivent se positionner rapidement, car les Ukrainiens sont extrêmement réactifs. Elles ont de nombreux atouts, notamment le fait qu'elles sont le premier employeur privé étranger en Ukraine. Je leur rends hommage : à Kharkiv, à trente kilomètres du front, les habitants peuvent toujours utiliser des agences bancaires telles que BNP Paribas ou le Crédit Agricole, ce dont nous sommes très fiers.

Celles qui ne sont pas encore en Ukraine doivent se lancer rapidement, car les perspectives de reconstruction se jouent maintenant. Dans un an ou deux, il pourrait être trop tard et certaines opportunités auront disparu. Les leçons tirées par les entreprises françaises déjà présentes montrent que l’expérience et les liens personnels sont cruciaux. Attendre un accord de paix pour agir serait une erreur, car d’autres entreprises, allemandes, américaines ou turques, pourraient déjà s’implanter.

Je conseille aux entreprises : ne soyez pas trop systématiques, concentrez-vous sur les opportunités actuelles. Il existe un écosystème d’aide, avec l'Ambassade de France, des missions économiques, des chambres de commerce et d'industrie, et Business France et des dispositifs spécifiques comme le fonds bilatéral de 200 millions d’euros lancé en juin 2024. Il est important de ne pas trop attendre.


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