Reflets Mag #147 | Michel Terestchenko (E79) : « La reconstruction de l'Ukraine est déjà en cours »
Dans Reflets Mag #147, Michel Terestchenko (E79) fait le point sur l’aide apportée par ESSEC Alumni et l’ESSEC à l’Association des Amis d'Ochmadyt qu’il a fondée en soutien à l’hôpital pour enfants d’Ochmadyt à Kyiv – et témoigne de la vie dans la capitale ukrainienne depuis le début de la guerre. Découvrez l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !
Reflets Magazine : Plusieurs actions, engageant ESSEC Alumni, en coordination avec d’autres grandes écoles, ont été menées depuis le début du conflit. Pouvez-vous nous faire un retour sur ces actions et leur impact ?
Michel Terestchenko : ESSEC Alumni s'est fortement engagée pour soutenir les Ukrainiens, qu'ils soient refugiés, personnes déplacées, victimes blessées ou malades, aux heures les plus difficiles. La mobilisation des anciens ESSEC en particulier a été remarquable, et je voudrais avant tout les en remercier. Beaucoup d'événements ont été montés avec entrain et générosité par une équipe très active et créative. Ces collectes ont permis – pour la petite partie qui concerne notre Association des Amis d'Ochmadyt – de rééquiper une salle d'opération pour les opérations de moins d'un jour. En effet, aux moments les plus critiques, les trois salles d'opération principales étaient tellement encombrées qu'il y avait parfois plusieurs enfants opérés en même temps dans la même salle. Autrefois, il y avait une salle d'opération indépendante à la « polyclinique », mais qui avait été arrêtée et « ferraillée » il y a déjà trente ans et n'était donc plus sur le budget de l'hôpital. Le directeur d'Ochmadyt nous a demandé de l'aider à réhabiliter cette salle, et nous avons pu faire, grâce aux dons d'ESSEC Alumni, les circuits d'électricité, d'oxygène, et la cryogénie. Aujourd'hui, cette salle est à nouveau utilisée pour les petites opérations et la stomatologie, ce qui libère d'autant les salles principales. Notre association aide l'hôpital pour tout ce qui n'est pas inscrit à son budget, donc pour tout ce que le directeur Volodymyr Zhovnir ne peut pas faire officiellement sur le budget de l'État. Aussi nous avons pu intervenir cet hiver pour réparer d'urgence un générateur.
RM : Pouvez-vous nous parler de l’hôpital pour enfants d’Ochmadyt ?
M. Terestchenko : Ochmadyt/Oxhmatdet (« OXrana MATeri i DETei » = « Sécurité des Mères et des Enfants ») est sans doute aujourd'hui le plus grand hôpital pour enfants au monde. Situé sur 6 hectares au centre de Kyiv, il a toujours été gratuit ; construit en 1893 par Pelagie et Nikola Terestchenko, mes arrière-arrière-grands-parents, et, à travers les années, les guerres et les révolutions, il a sauvé des millions de vies. Il fait régulièrement plus de 20 000 opérations – la plupart graves ou très graves – par an, et est désormais équipé pour en faire jusqu'à 32 000 grâce à un nouveau bâtiment inauguré il y a deux ans. Il est aussi certainement l'hôpital doué de la plus grande expérience en oncologie infantile, car il a été mis à forte contribution pendant les années qui ont suivi Tchernobyl. C’est donc un honneur et une responsabilité pour moi d'avoir fondé et de diriger l'Association des Amis d'Ochmadyt.
RM : Quelle est la situation de l'hôpital depuis le début de la guerre ?
M. Terestchenko : Aujourd'hui, le personnel médical masculin est en presque totalité au front, et c'est principalement le personnel féminin qui fait tourner l'hôpital. Beaucoup d'infirmières ne se sont pas réfugiées à l'étranger et ont décidé de rester pendant les jours où Kyiv était encerclée, bombardée, et risquait d'être prise. Dans un premier temps, beaucoup d'enfants ont été évacués sur Lviv, à l'ouest de l'Ukraine, et dans les pays européens, dont la France. Mais la situation redevient normale au fur et à mesure que les enfants ukrainiens rentrent en Ukraine, et on en attend beaucoup en juillet 2023, après la fin de l'année scolaire, lorsque beaucoup de mères décideront de revenir dans leur foyer ukrainien.
RM : Comment ESSEC Alumni, ou les alumni plus directement, peuvent s’impliquer pour accompagner encore les alumni ukrainiens, voire venir en aide aux populations victimes de la guerre ?
M. Terestchenko : Si la guerre dure, elle deviendra plus destructrice avec l'utilisation de part et d'autre de matériels de plus en plus sophistiqués. Le risque pour nous, dans ce cas-là, serait une « Ukrainian fatigue » avec le ralentissement des aides volontaires de l'Europe et des États-Unis. Je remercie donc ESSEC Alumni de ne pas se fatiguer et de rester vigilante aux besoins des Ukrainiens pour se soigner et avoir la force de résister.
RM : Après un peu plus d’un an de guerre, comment la population tient-elle ?
M. Terestchenko : La population est remarquable, mais une grande partie de l'économie tourne au ralenti. Un grand moment de vérité aura lieu à la fin de cette année scolaire, dès ce mois de juillet. Est-ce que les familles vont commencer à rentrer avec leurs enfants ? Il est important qu'elles reviennent pour faire repartir l'économie – car actuellement les hommes sont mobilisés, et les mères et enfants sont à l'étranger. Donc l'économie ne fonctionne quasiment pas. Et, pour rentrer et abandonner les aides sociales aux réfugiés, les assurances médicales, les écoles gratuites..., que l'Europe a généreusement offertes, pour laisser l'emploi et le bon salaire que certains réfugiés ont déjà réussi à se procurer à l'étranger, il faut au moins pouvoir retrouver son emploi en Ukraine ; or, très souvent, il n'existe plus. Si les familles ne rentraient pas, si les enfants commençaient une troisième année scolaire dans un autre pays en ayant appris une autre langue, alors ce serait une perte énorme de forces vives pour l'Ukraine. Et, quand la guerre s'arrêtera enfin, qui dit que ce ne seront pas les hommes qui iront alors rejoindre le reste de leur famille, déjà bien installée en Pologne, en Allemagne ou en France ?
RM : Vous-même, pouvez-vous nous donner de vos nouvelles, de vous et de vos proches ?
M. Terestchenko : Je vis à Kyiv avec ma femme et mon fils. Nous nous sentons en sécurité grâce aux batteries américaines Patriot qui nous protègent, la capitale ukrainienne est devenue aujourd'hui un endroit très sûr.
RM : Où vous trouvez-vous en ce moment et quelle est votre activité ?
M. Terestchenko : Avec les conseils du bureau de Londres de la EBRD (BIRD), nous sommes en négociation pour obtenir le financement nécessaire à notre projet de création, à 200 km à l'ouest de Kyiv, de la plus grande plantation de chanvre industriel pour la fibre textile en Europe. Il permettra de créer une alternative européenne à la fibre de chanvre chinoise pour les filatures de France, de Belgique, d'Italie ou de Pologne. Ce projet fait bien sûr partie des toutes premières réalisations concrètes de la reconstruction de l'Ukraine et je suis fier d'en être le CEO.
RM : N’est-il pas trop tôt pour parler de reconstruction ?
M. Terestchenko : Certainement pas. La reconstruction de l'Ukraine est déjà en cours. Pour l'instant, et jusqu'à la fin de la guerre, les investissements privés sont rares, même si des assurances contre les dommages de guerre et les cas de force majeure sont déjà disponibles. Mais les grandes institutions financières, principalement celles dont les décideurs sont américains, font un énorme travail. Elles soutiennent tous les projets valables, qu'ils soient américains, européens, japonais ou arabes, avec une très grande détermination. Les entreprises françaises paraissent plus frileuses, peut-être parce que certaines n'ont pas arrêté toutes leurs activités avec la Russie. Cependant la chambre de commerce et d'industrie franco-ukrainienne reste très active et a créé un bureau « Reconstruction » où elle a embauché de très bons jeunes cadres, français et ukrainiens : c'est un bon premier contact pour celles et ceux qui auraient envie de participer à ce grand effort de reconstruction d'un pays. Les fonds pour cela ne devraient pas manquer, car non seulement il y aura abondance d'aides occidentales, mais on parle aussi de plus en plus d'énormes compensations.
Propos recueillis par François de Guillebon, rédacteur en chef de Reflets Mag, et Veary Ngy, responsable du pôle international d’ESSEC Alumni
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