Laurent Bibard (E85) : « La guerre en Ukraine oppose revendication libertaire et ambition sécuritaire »
Le professeur Laurent Bibard (E85) décrypte pourquoi de nombreux discours russes justifient la guerre en Ukraine avec des références aux enjeux du genre et des sexualités – et en tire une analyse des ressorts profonds du conflit, idéologiques voire métaphysiques, au-delà des seules considérations géopolitiques et économiques. Entretien.
ESSEC Alumni : Votre analyse des motivations profondes de la guerre en Ukraine prend pour point de départ deux discours, l’un du patriarche Kirill le 6 mars 2022 puis l’autre de Vladimir Poutine le 30 septembre 2023. Que disait le premier ?
Laurent Bibard : À l’issue de la liturgie, le patriarche Kirill a tenu le propos suivant : « Depuis huit ans, on tente de détruire ce qui existe dans le Donbass. Et dans le Donbass, il y a un rejet, un rejet fondamental des soi-disant valeurs qui sont proposées aujourd’hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial. Aujourd’hui, il existe un test de loyauté envers ce pouvoir, une sorte de laissez-passer vers ce monde ‘heureux’, un monde de consommation excessive, un monde de ‘liberté’ apparente. Savez-vous ce qu’est ce test ? Le test est très simple et en même temps terrifiant : il s’agit d’une parade de la gay pride. La demande de nombreux pays d’organiser une gay pride est un test de loyauté envers ce monde très puissant ; et nous savons que si des personnes ou des pays rejettent ces demandes, ils ne font pas partie de ce monde, ils en deviennent des étrangers. »
EA : Quid du second ?
L. Bibard : Suite à l’annexion de quatre régions de l’Ukraine, le chef de l’État russe a notamment formulé ceci : « Voulons-nous que la Russie ait un Parent 1, et un Parent 2, sommes-nous devenus complètement fous ? Voulons-nous que nos enfants soient endoctrinés sur le fait qu’il existe d’autres genres que les deux genres sexuels ? »
EA : Quelle est votre interprétation de l’insistance sur la question des sexualités dans ces discours ?
L. Bibard : Ces propos sont sans équivoque : l’idée, c’est que l’on peut assimiler l’« Occident » à la défense de l’homosexualité, symbole de la décadence de la civilisation, qui, elle, s’exprime au travers des « valeurs traditionnelles ». C’est, aux yeux de Poutine, de la « folie » que de tolérer la variété des orientations sexuelles, représentée en son abondance par les mouvements LGBTQIA+. Dans ce contexte, la Russie symbolise l’« autre » de l’Occident, l’« Orient », comme le sauveur du sens, de la raison, des traditions. Lesquelles traditions passent inévitablement par l’hétérosexualité. La guerre en Ukraine n’est pas une guerre « physique » dit Kirill, mais une guerre « métaphysique ».
EA : Selon vous, la rhétorique russe pointerait ainsi deux manières d’être au monde, l’une qui serait féminine, l’autre masculine. Qu’entendez-vous par là ?
L. Bibard : Soulignons d’emblée que « féminin » et « masculin » ne se superposent pas à « femme » et « homme ». C’est beaucoup plus complexe que ça. Dans ce contexte du conflit russo-ukrainien, on peut dire que « féminin » renvoie à la liberté et « masculin » à un besoin d’ordre ou de sécurité. La liberté en particulier de choisir son orientation sexuelle d’une part, et le besoin d’ordre ou de sécurité d’autre part, donc de protection d’une terre. Il suffit pour s’en convaincre de renvoyer au discours poutinien selon lequel l’invasion de l’Ukraine fait partie d’une défense du territoire russe et ne constitue donc pas une agression offensive mais une action militaire défensive. Dans ce contexte, c’est « féminin » contre « masculin » et réciproquement – ce qui n’a aucun sens, car c’est parole contre parole. Mais sous cet épiphénomène, il faut préciser que liberté d’un côté et sécurité de l’autre sont par définition contradictoires. Il n’y a pas de véritable liberté sans prise de risque.
EA : Ne faites-vous pas le jeu de la rhétorique que vous critiquez en entretenant l’idée d’un monde s’appréhendant seulement de deux manières ? Et n’est-ce pas réducteur de le faire à travers le prisme très particulier du genre – alors même que celui-ci, de surcroît, est de plus en plus considéré comme un spectre ? En des termes volontairement « piquants » : le monde a-t-il vraiment un genre ?
L. Bibard : Vous faites particulièrement bien de poser la question dans sa radicalité, c’est en allant au fond des questions que l’on peut commencer à y répondre sérieusement. D’abord, parler de « féminin » et de « masculin » n’implique pas que la totalité du réel est strictement – et surtout exclusivement – faite de ces deux seules manières d’« être au monde », et que cela donnerait un « genre » au monde au détriment d’un ou de plusieurs autres. En revanche, il est indéniable que nous humains, devons jusqu’ici mêler les deux sexualités mâle et femelle pour advenir. Je veux dire, pour être tout simplement conçus. En termes biologiques : nous avons besoin, de façon naturelle ou médicalement assistée, de gamètes mâles et femelles pour exister. Or ces gamètes appartiennent – sauf cas médicalement exceptionnel – respectivement aux hommes mâles (spermatozoïdes) et aux femmes femelles (ovules).
EA : Quelles conclusions en tirez-vous ?
L. Bibard : J’emprunte à des traditions comme le taoïsme, où l’on observe que tous les humains étant le fruit d’un mâle et d’une femelle, ils recèlent inévitablement les deux sexualités. C’est là que j’en viens à « féminin » et « masculin » en chacune et chacun de nous, quel que soit notre sexe anatomique. Que nous soyons « femme » ou « homme », nous portons toutes et tous en nous les deux sexualités, la féminine issue de notre génitrice femelle, et la masculine issue de notre géniteur mâle. Une fois « intériorisées », c’est-à-dire constituant chacune et chacun de nous, les deux possibilités femelle et mâle ne sont plus à entendre sur le plan biologique (ovules et spermatozoïdes), mais comme les deux aspects complémentaires constitutifs de n’importe quel être humain. Ce que les taoïstes appellent « yin » et « yang », que l’on peut traduire par « féminin » et « masculin » au sens employé ici.
EA : Avec quelles conséquences ?
L. Bibard : Les dynamiques qui se jouent entre ces deux aspects d’une même réalité qu’est chaque individu en son irréductible particularité ouvrent un spectre absolument infini de possibilités sur le plan de la vie sexuelle, car chacune et chacun de nous étant constitué ou constituée de féminin et de masculin, absolument rien n’empêche le déploiement tous azimuts des orientations de quelque ordre qu’elles soient. Approchées en ce sens, les dynamiques « féminine » et « masculine, loin de favoriser une réduction de notre compréhension du monde, ouvre notre compréhension à une infinité de possibles. Mais sans nier la réalité hétérosexuée initiale qui nous constitue jusqu’ici irréductiblement.
EA : Cela changera peut-être avec le temps, du fait des possibilités techniques qu’offre l’explosion des sciences et des techniques contemporaines…
L. Bibard : Certes, mais il n’est pas sûr que l’on y parvienne, ni que ce soit souhaitable. Nous devons attentivement observer que nous n’avons pas besoin des sciences et des techniques pour être chacune et chacun un point de vue totalement original, inédit, sur le monde, comme le disent là aussi les taoïstes – sur ce sujet, je vous invite à lire Shen, ou l’Instant créateur du Dr Jean-Marc Eyssalet (éd. Trédaniel, 1990). Nous sommes environ huit milliards sur Terre, indépendamment de toute caractéristique : sexe, âge… Cela fait huit milliards de regards sur le monde totalement irréductibles les uns aux autres.
EA : Peut-on aller jusqu’à dire qu’il s’agit là du véritable enjeu de la guerre en Ukraine, plutôt que les considérations historiques, géopolitiques, économiques habituellement invoquées ?
L. Bibard : Votre question est ici aussi essentielle. Ce n’est pas là le véritable enjeu de la guerre en Ukraine. On peut en revanche en approcher l’un des véritables enjeux sur le plan politique, en gardant clairement à l’esprit que se joue dans le conflit une tension entre revendication de liberté – par exemple au travers des régimes démocratiques – et priorité donnée à l’ordre et à la sécurité – au travers de régimes autoritaires. On remarque qu’alors, les logiques « féminine » (liberté) et « masculine » (sauvegarde sécurisée d’une terre) semblent bien en question dans la tension politique radicalisée au travers de la guerre. Voilà pourquoi il est essentiel de prêter attention tout autant aux propos idéologiques revendiqués du côté russe, qu’à la violence physique de la guerre elle-même : combats, dégradation de la vie économique et sociale…
EA : Vous signalez que la rhétorique russe sur les sexualités trouve des résonances dans certains discours en Occident. Parlez-vous d’une influence directe, voire d’une « invasion » idéologique, ou plutôt d’un certain air du temps qui transcende les frontières ?
L. Bibard : Il suffit de prendre en compte la violence de certaines controverses récentes, comme l’opposition entre Sandrine Rousseau et Julien Bayou en France, ou la régression du droit à l’avortement aux États-Unis, pour se convaincre que les tensions dont nous parlons ici à propos de la guerre en Ukraine sont loin de ne concerner que le discours idéologique russe. Pour autant, je n’irais pas jusqu’à dire que la rhétorique russe a le potentiel d’« envahir » le terrain idéologique de l’Occident à proprement parler. Parce qu’en fait, indépendamment de la rhétorique russe, nous avons le plus grand intérêt à prendre en compte l’affirmation objective des droits humains concernant les sexualités, qui s’exprime au travers des mouvements LGBTQIA+, si nous voulons vraiment servir la cause de la liberté que nous disons nôtre. Une difficulté sur ce plan fait cependant le jeu des rhéteurs russes ou de leurs équivalents ailleurs dans le monde actuellement : les mouvements LGBTQIA+ et tous les mouvements de luttes associés contre les dominations, dont les dominations coloniales, aussi indispensables soient-ils, s’avèrent souvent assez ignorants de leurs origines.
EA : Qu’entendez-vous par là ?
L. Bibard : En deux mots, ces mouvements seraient impossibles sans l’histoire de l’Occident. Quelles que soient ses ambivalences et malheureusement son effondrement moral et politique lors des deux guerres mondiales en particulier, il n’y aurait aucune culture, donc aucune conscience, de la possibilité même de la liberté et de la dignité universelle des personnes sans l’histoire de l’Occident. Histoire qui implique malheureusement avec elle l’histoire… des colonisations et des dominations. Autrement dit : à vouloir définitivement faire table rase du passé, en se débarrassant définitivement de toute domination, sans s’appuyer sur le passé qui a rendu possible ce projet, on le fragilise. Et on le fragilise devant les résistances – armées – de ceux qui n’en veulent pas, ne le comprennent pas, ne le respectent pas comme nous le respectons et le souhaitons. C’est pour cela que la « cancel culture » me semble problématique voire dangereuse – et avant tout pour le projet de dépassement de toutes les dominations qu’elle veut servir. Il ne faut pas oublier le passé pour le dépasser et le rendre caduc, car si on fait comme si on pouvait le négliger, il vous revient en pleine figure. Il faut s’y adosser pour le dépasser. À partir de lui, s’élancer vers l’avenir d’une vie véritablement partagée et sensée.
EA : Face à ces risques et à ces discours, quel positionnement et quelles actions préconisez-vous ?
L. Bibard : Une réflexion plus distanciée et ajustée sur la question. Ce dont nous sommes en train de parler maintenant grâce à vos questions. On peut trouver une version courte de cela dans mon essai Dé-coïncider d’avec les études de genres paru en novembre dernier, ou bien plus approfondie dans ma Phénoménologie des sexualités parue en 2021.
EA : Auriez-vous d’autres ressources à recommander aux ESSEC qui souhaiteraient approfondir le sujet ?
L. Bibard : Je vous invite notamment à consulter les travaux d’Emmanuel Todd ainsi que certains fondamentaux permettant de problématiser rigoureusement la question des relations entre sexualité et politique, comme L’Histoire des femmes en Occident de Michelle Perrot ou encore les travaux de Françoise Héritier, les efforts de déconstruction entrepris par Pierre Bourdieu ou Jacques Derrida, et la réflexion d’un Michel Foucault sur la sexualité, inséparable de sa réflexion sur l’histoire de la folie en relation avec notre modernité.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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