En matière de géopolitique, il est l’une des voix les plus écoutées, à droite autant qu’à gauche. De lui, Jacques Chirac vantait la grande finesse d’analyse, alliée à une parfaite maîtrise des rouages de la diplomatie. Hubert Védrine a accepté de répondre aux questions d'ESSEC Alumni.
ESSEC Alumni : Existe-t-il, selon vous, une vision française et européenne de l'Asie ?
Hubert Védrine : Je ne pense pas, tout simplement parce qu'il s'agit d'une zone trop vaste et trop diversifiée. L'Asie, ça ne veut en fait pas dire grand-chose, c'est encore plus flou et plus vague que lorsqu'on dit « l'Afrique », alors qu'il existe tout un tas de situations différentes. Il faut par exemple distinguer les pays démocratiques et les autres. Il existe aussi une différence entre les pays qui ont développé, depuis quelque temps déjà, des institutions nationales fortes, et ceux d'Asie du Sud-Est, qui n'ont pas encore tout à fait achevé la construction de leur État-nation. Évidemment, dès que nous sommes sur un terrain concret, nous trouverons, que ce soit en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, des positions par rapport à la Chine, au Japon ou à la Corée. Mais l'Asie, c'est trop vaste ; beaucoup ne savent d'ailleurs pas s'il faut y englober l'Inde ou non ; il est donc nécessaire de resserrer le champ. Comme sur le reste, les Européens ont beaucoup de mal à avoir une pensée commune concernant ce continent. Cela s'explique en grande partie par le fait que les pays européens ont avec les pays d'Asie une histoire très différente, avec des souvenirs et des obsessions qui ne sont pas les mêmes. Ils sont facilement d'accord sur des généralités comme la démocratie, les droits de l'homme, le développement et la paix, mais pour le reste, il faut selon moi oublier l'approche globale. Il n'y a donc pas d'idée de l'Asie.
EA : Malgré un léger recul, l'Asie constitue toujours un pôle de croissance important pour le reste du monde...
H. Védrine : Oui, il est vrai que la croissance en Asie porte encore une partie de la croissance mondiale. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que ces pays émergents sont en train de sortir de leurs Trente Glorieuses, pour retomber à des taux de croissance qui restent importants, mais qui ne sont plus à deux chiffres. Avec un énorme point d'interrogation qui est la question écologique, puisque, qu'on le veuille ou non, le monde entier va être obligé d'écologiser à peu près tout : l'industrie, l'agriculture, les transports. Les pays d'Asie qui se développent sont aujourd'hui dans la situation où étaient les pays européens au début de la révolution industrielle. À l'occasion de la COP21, la plupart d'entre eux ont pourtant pris des engagements, en ayant notamment pris véritablement conscience de la nécessité de fermer un maximum de centrales à charbon – ils sont d'ailleurs de ce point de vue beaucoup plus en avance que les Allemands ou les Polonais –, et donc qu'il faudra passer pour au moins une génération encore par des centrales nucléaires, même si tout le monde espère un jour pouvoir s'en dispenser. La force des pays émergents, c'est aussi d'être capables d'enjamber plusieurs générations de technologie. Il n'y a par exemple aucune raison pour qu'en matière d'industrie chimique, ils passent par toutes les étapes des cochonneries que nous avons faites quand nous n'avions pas d'autres solutions. Finalement, les pays les plus récalcitrants, ce ne sont pas la Chine, le Japon ou les pays de l'ASEAN, mais plutôt l'Inde et les pays producteurs de pétrole.
EA : L'Asie-Pacifique représente-t-elle toujours un espace attractif pour les investisseurs étrangers ?
H. Védrine : Il y a une curiosité et un intérêt de principe. Peu de grandes entreprises peuvent se permettre de faire l'impasse sur la région, mais il faut raisonner au cas par cas. Dans quels cas est-il intéressant d'investir au Vietnam, en Malaisie, de jouer la carte du développement de la Birmanie ? Dans quels cas est-on certain que ce sera rentable ? Cela pose des tas de questions qui sont liées aux types d'investissements, aux types de concurrence locale, à la fiscalité, à la justice. Il faut donc qu'il y ait une recherche et un travail très méthodiques pour déterminer ce qui est véritablement intéressant. Il ne faut pas que ce soit le résultat d'un engouement, mais plutôt d'un raisonnement stratégique et d'une analyse extrêmement précise de l'objectif recherché par les entreprises. S'il s'agit simplement de vendre des produits, c'est évidemment plus simple. S'il s'agit en revanche de s'implanter durablement, de produire sur place, il faut regarder à la loupe.
EA : L'ESSEC a inauguré en mai dernier un campus à Singapour. Comme pour les entreprises, la région peut-elle représenter un avenir pour certaines grandes écoles ou grandes universités étrangères ?
H. Védrine : Comme partout dans le monde, il existe en Asie une demande forte d'enseignement supérieur de qualité. Il se peut qu'il y ait, dans quelques pays de la région, un système universitaire qui devienne attractif si les conditions politiques, démocratiques et culturelles sont un minimum assurées. Singapour en est le parfait exemple, qui a bénéficié de toute une évolution au cours des dernières années, ce qui lui permet aujourd'hui d'accueillir une dizaine de campus d'institutions prestigieuses telles que l'ESSEC. Cela ne pourrait en revanche pas fonctionner dans des systèmes qui resteraient trop autoritaires, trop fermés, et qui ne connaîtraient pas un certain degré de développement. Une fois ces conditions réunies, quelques pays de la région peuvent donc en effet représenter beaucoup d'atouts pour l'enseignement supérieur. D'autant qu'il existe une vraie menace sur la formation aux États-Unis, même si cela reste aujourd'hui encore le top du top, qui est le « politiquement correct ». On ne se rend pas compte à quel point ce dogme, qui a vu le jour dans les années soixante dans les facs américaines, est destructeur de la capacité de penser, de réfléchir, de chercher et donc de transmettre. Ce qui, à terme, si personne ne réagit, pourrait porter atteinte à la qualité de l'enseignement des grandes universités américaines, qui attirent pourtant encore beaucoup de monde. Certains pays d'Asie ont une carte à jouer de ce point de vue, en attirant les enfants des élites de la région. Il y a donc un intérêt pour les grandes institutions occidentales de l'enseignement supérieur à venir s'implanter. Mais comme pour les entreprises étrangères, il faut le faire avec sérieux et méthode.
EA : Le 31 décembre dernier est née la Communauté économique de l'ASEAN1. S'agit-il pour ces États de « copier » l'ancienne Communauté économique européenne et de vouloir résister à la puissance de la Chine et, dans une moindre mesure, du Japon ?
H. Védrine : Je pense qu'on ne peut pas la comparer à la CEE et à ce qui est devenu par la suite l'Union européenne, dont les véritables pères fondateurs sont en fait Staline par la menace et Truman par la réponse. C'est à partir de cette paix imposée et installée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les Européens fabriqueront plus tard quelque chose d'original. Pour ce qui est des pays de l'ASEAN, le contexte est évidemment totalement différent. Il est difficile d'imaginer qu'ils deviendront un jour suffisamment autonomes et indépendants par rapport à la Chine. Les liens sont trop importants entre eux, ne serait-ce que par l'existence de diasporas chinoises gigantesques dans certains pays de la zone. Et puis, il s'agit aussi de pays extrêmement différents, très souverainistes comme la plupart des pays du monde, ce que les gentils pays européens de l'ouest ont un peu tendance à perdre de vue, en ayant même réussi à faire du mot « souveraineté » un gros mot. Les Vietnamiens sont Vietnamiens, les Thaïs sont Thaïs et ainsi de suite. Pour autant, il existe une marge pour quelque chose de plus cohérent et de plus homogène, et je n'exclus pas que grâce à cette nouvelle entité les pays qui composent l'ASEAN puissent continuer à progresser, au-delà du système de coopération un peu lâche et un peu flou qu'ils ont connu jusqu'à présent. En revanche, je ne pense pas que cela puisse aller jusqu'à une véritable union comme nous la connaissons chez nous. Il ne faut pas plaquer un schéma d'explications trop européen.
EA : Depuis quelques années, les revendications chinoises en mers de Chine méridionale et orientale font peser une menace sur la stabilité dans la région. Les pays de l'ASEAN ont-ils les moyens d'y faire face ?
H. Védrine : Je ne suis pas certain qu'ils aient des positions communes sur cette question. D'autant que s'ils sont importants et dynamiques sur le plan économique et en termes de croissance, j'ai des doutes sur leur poids réel dans le cadre de négociations internationales. La question des revendications de Pékin en mers de Chine concerne d'abord les États-Unis. Parce que le choc potentiel est entre les Américains, qui assurent la liberté de circulation en haute mer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et les Chinois, dont la volonté est de contrôler progressivement la zone et de ne pas laisser n'importe qui circuler, en tout cas pas sans leur autorisation. Les pays de l'ASEAN, mais aussi le Japon, se situent par rapport à cela. Les pays qui ont la volonté de conserver une certaine autonomie par rapport à la Chine s'appuient donc sur les États-Unis – y compris un pays comme le Vietnam, malgré ce qu'il a subi dans un passé encore récent, qui accepte une coopération militaire avec la puissante marine américaine. Le facteur américain est donc central sur cette question.
EA : Les tensions en mers de Chine peuvent-elles conduire à un conflit majeur ?
H. Védrine : On ne peut pas exclure que cela conduise à un affrontement un jour, qu'un bateau X soit coulé par la puissance Y, mais un conflit majeur, je ne pense pas. En cas d'affrontement, des freins se mettraient aussitôt en place afin d'éviter un développement ou une généralisation du conflit. Il est évident que les Chinois veulent augmenter leur influence, mais sans doute préfèrent-ils ne pas avoir à employer la force. En fait, ils créent des tas de petits faits accomplis sur les îlots – il y a un côté jeu de go –, en évitant le conflit frontal. La question est de savoir jusqu'où ils veulent aller. Mentalement, ils pensent qu'ils sont, si ce n'est la puissance dominante du monde, en tout cas la puissance dominante de l'Asie-Pacifique, et que, petit à petit, il faudra bien que les uns et les autres se résignent à cet état de fait, y compris les Américains et les Japonais. Il y a donc les éléments d'un conflit un jour. C'est ce qui explique aujourd'hui la stratégie de la diplomatie d'Obama, et ce sera le cas de son successeur quel qu'il soit, à savoir que l'enjeu stratégique se trouve aujourd'hui en Asie.
EA : La Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (AIIB), dont les statuts ont été signés en juin 2015, est-elle une autre manière pour la Chine de s'imposer comme le leader incontesté de la région face au Japon et aux États-Unis ?
H. Védrine : C'est pour la Chine une façon de disposer à la fois d'un instrument d'influence régionale et en même temps de faire la démonstration qu'elle peut contourner le blocage américain sur l'adaptation des institutions de Bretton Woods. Soutenus par beaucoup d'autres pays émergents de la région, les Chinois estiment qu'il faut repenser le monde tel qu'il a été organisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; cela concerne les statuts et les rôles de chacun au sein notamment du FMI et de la Banque mondiale. Face au blocage de la réforme de ces deux systèmes par le Congrès américain, Pékin s'est senti assez puissant pour décider de construire un système parallèle et concurrent. C'est avant tout un raisonnement géopolitique de la part des Chinois, mais qui peut devenir un instrument puissant sur le plan économique. C'est d'ailleurs l'une des raisons de la participation de la France et du Royaume-Uni à l'AIIB ; il serait en effet absurde de ne pas être présent en son sein.
EA : En janvier dernier, les Taïwanais ont porté l'opposition au pouvoir2, après plusieurs années de rapprochements opérés par le Kuomintang avec Pékin. Faut-il y voir la volonté de l'île d'un changement dans sa relation avec la Chine continentale ?
H. Védrine : Les Taïwanais ont très clairement voulu montrer leur attachement à un mode de vie plus moderne et plus démocratique qu'en Chine continentale. Malgré cela, la nouvelle présidente Tsaï Ing-Wen ne dispose pas à mon sens de marges de manœuvre très importantes. Elle ne pourra pas ignorer la relation avec la Chine, le nombre extraordinaire d'échanges entre les deux, de voyages, de familles qui ont des liens, d'investisseurs dans les deux sens. Le régime chinois est confronté à des problèmes internes compliqués, et il ne laissera certainement pas se développer où que ce soit une revendication démocratique de type classique qui remettrait en cause le contrôle du pays par le Parti, qu'il est à vrai dire de plus en plus difficile de qualifier de communiste. Il l'a prouvé dans un passé récent, en faisant la démonstration de sa capacité à résorber les revendications de Hong Kong.
EA : Pour conclure, malgré la mondialisation, l'Asie, ou plutôt les pays et les régions d'Asie, restent difficiles à appréhender vus d'ici ?
H. Védrine : Au final, cela reste un défi pour nous, Occidentaux, entre fascination et inquiétude face à des sociétés asiatiques pourtant encore bien fragiles. D'autant que les relations que nous pouvons développer avec ces pays restent somme toute très faibles. Exception faite des grandes entreprises, des PME exportatrices et du monde de la finance, qui ont depuis longtemps compris l'incroyable énergie et la force de travail qui s'en dégagent, et où toutes les dynamiques restent ouvertes. Nos vieilles sociétés un peu fatiguées ne peuvent en fait que constater qu'elles n'ont plus le monopole de la marche du monde, malgré une influence toujours forte. Et qu'elles devront bien s'adapter, notamment sur le plan géopolitique.
Chef de la diplomatie française lors de la cohabitation Chirac-Jospin entre 1997 et 2002, Hubert Védrine, diplômé de Sciences Po Paris, titulaire d'une licence d'histoire et ancien élève de l'ENA, aura passé quatorze années aux côtés de François Mitterrand tout au long des deux mandats présidentiels de celui-ci. Comme conseiller diplomatique d'abord, puis comme porte-parole et secrétaire général de l'Élysée. En 2003, quelques mois après avoir quitté le quai d'Orsay, il crée sa propre société de conseil en stratégie géopolitique, Hubert Védrine Conseil, qui compte nombre de grandes entreprises françaises parmi ses clients. Président de l'Institut François Mitterrand, il est également administrateur indépendant de LVMH depuis plus de dix ans.
Auteur : Michel Zerr
Article paru dans le Hors Série Knowledge n°2 de Reflets ESSEC Magazine. Pour s'abonner, cliquer ici.
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