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Jamal Ouazzani (E14) : « Je propose une révolution de l’amour »

Interviews

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16/09/2024

Jamal Ouazzani (E14) publie Amour aux Éditions Leduc. Un essai où il s’inspire de textes historiques et souvent méconnus de la sagesse arabo-musulmane pour poser les fondements d’une société plus inclusive et respectueuse, célébrant l’amour sous toutes ses formes. 

ESSEC Alumni : Quel cheminement vous a-t-il mené à publier Amour ?

Jamal Ouazzani : J'ai grandi à Casablanca avec un pied dans la culture française et l'autre dans la culture marocaine. Mon intérêt pour les questions identitaires et sociales s'est manifesté très tôt, alimenté par les discussions et les histoires partagées au sein de ma famille. Une fois adulte, je me suis mis à militer pour les droits humains en parallèle de mes activités de conseil en stratégie chez Publicis, BETC ou encore Fred & Farid à Paris, Dubaï, Shanghai, Singapour et New York. Dans la continuité de cet engagement, j’ai notamment lancé le podcast JINS qui offre une plateforme pour des voix souvent marginalisées autour l'amour, la sexualité et le genre dans les communautés arabes et/ou musulmanes. Mon essai Amour constitue une extension de ce travail, invitant à repenser et réévaluer la manière dont nous appréhendons les questions affectives dans nos vies quotidiennes, dans un contexte de diversité culturelle et de luttes sociales. Il marque aussi ma décision de me consacrer à l’écriture – également de scénario et de poésie – à temps plein.  

EA : Qu’abordez-vous dans cet ouvrage ? 

J. Ouazzani : En m'inspirant des traditions de la culture arabe et musulmane, je propose d’envisager l'amour comme un outil révolutionnaire susceptible de transformer nos sociétés. J’explore divers aspects de l'amour, depuis les relations romantiques jusqu’aux dynamiques familiales, en passant par l'amour de soi et l'amour spirituel, en combinant des éléments de poésie, de philosophie et de militantisme. Je mets aussi en lumière des figures historiques et des œuvres de la littérature arabe, peu connues en Occident, qui célèbrent l'amour sous toutes ses formes. Objectif : réinjecter de la joie et de l'empathie dans nos luttes, en montrant que l'amour peut être à la fois un acte de résistance et une source de résilience.

EA : Pourquoi avoir proposé à Leïla Slimani de préfacer votre ouvrage ?

J. Ouazzani : Tout d'abord, Leïla Slimani est une figure influente dans le monde littéraire francophone, connue pour ses textes qui explorent des questions de genre, de sexualité et d'identité. Son engagement pour les droits des femmes et son approche courageuse des sujets tabous résonnent particulièrement avec mon travail. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de l’interviewer à plusieurs reprises avant cette collaboration, notamment à l’Institut du Monde Arabe devant une audience de 400 personnes. Nous partageons en outre une proximité avec le collectif Moroccan Outlaws 490 et plus largement nous avons les mêmes origines franco-marocaines. Elle comprend donc parfaitement les nuances culturelles que j’évoque dans mon ouvrage et sa perspective l’enrichit en situant mes réflexions dans un contexte plus large de lutte pour l'égalité et la justice. Enfin, sa contribution sert de pont entre mon message et le grand public : lauréate du Prix Goncourt, elle m’apporte visibilité et crédibilité. Je l’en remercie vivement. 

EA : Vous dénoncez une forme de racisme sexualisé, ou de sexualisation raciste ou racisée, à l’égard des personnes arabes et/ou musulmanes, ou considérées comme telles, en France. Concrètement, par quels comportements cela se manifeste-t-il ?

J. Ouazzani : On le perçoit surtout à de nombreux stéréotypes très ancrés. Par exemple, les hommes arabes sont souvent perçus comme des prédateurs, des violeurs ou des séducteurs brutaux. Les femmes arabes, de leur côté, se voient régulièrement fétichisées comme « beurettes » – mot à bannir absolument – ou, au contraire, désexualisées à travers le prisme du voile et de la soumission. Le phénomène ne concerne pas uniquement les personnes arabes et/ou musulmanes : pensons aux vahinés et à l’exotisation de leur danse, aux Indiennes dites « épicées », aux femmes noires traitées de « panthères » et ramenées à leur génitalité, mais aussi aux hommes noirs réputés bien membrés ou encore aux gays asiatiques considérés comme soumis et passifs, complaisant au mythe de la « minorité modèle »… Toutes ces représentations constituent un problème intersectionnel, c’est-à-dire qui affecte divers groupes de manière spécifique, mais qui repose sur des mécanismes communs de déshumanisation et de domination. 

EA : Sait-on mesure à quel point ces préjugés sont répandus ?

J. Ouazzani : Le sujet reste mal documenté puisque peu discuté et exigeant des études qualitatives plus difficiles à mener que celles quantitatives. Cependant une étude de 2022 réalisée pour le collectif VsCyberH révèle que 58 % des victimes de cyberviolences s’avèrent des personnes minorisées : ainsi 20 % des contenus de haine en ligne s’adressent à des femmes noires, nettement plus touchées que les femmes blanches. D’autres études montrent que les femmes musulmanes sont particulièrement vulnérables au harcèlement et à la violence, souvent ciblées en raison de leur apparence vestimentaire : les sites pornographiques enregistrent ainsi leurs meilleurs scores d’audimat pour des vidéos où des femmes nues portant un foulard sont malmenées par des hommes blancs et parfois en treillis militaire. 

EA : Comment expliquer ces dérives ? 

J. Ouazzani : Elles tiennent à une combinaison de facteurs historiques, politiques, culturels et psychiques. Historiquement, le colonialisme a joué un rôle crucial en imposant des hiérarchies raciales et en sexualisant les populations colonisées, laissant des traces jusqu’à aujourd’hui. Il faut toujours rappeler le calvaire subi au tournant des XIXe et XXe siècles par l’esclave Saartjie Baartman, surnommée la Vénus Hottentote, dont le corps a été exhibé dans toute l’Europe, étudié sous ses moindres coutures par les médecins puis dépecé et exposé pour prouver sa monstruosité et son infériorité. Politiquement, les discours populistes et nationalistes exploitent souvent ces préjugés pour diviser et mobiliser les électorats. Culturellement, les médias et l'industrie du divertissement relaient et perpétuent régulièrement ces stéréotypes. Enfin, psychiquement, il importe de souligner que certains comportements peuvent être adoptés inconsciemment, en raison de biais implicites profondément enracinés. Pour autant, à notre époque, je ne peux plus croire à l’argument de l’ignorance. 

EA : Comment remédier à ces comportements ? 

J. Ouazzani : Premièrement, l'éducation joue un rôle fondamental : il faut promouvoir des programmes scolaires inclusifs qui valorisent la diversité et enseignent le respect des différences culturelles et religieuses dès le plus jeune âge. Deuxièmement, les campagnes de sensibilisation publique peuvent aider à déconstruire les stéréotypes et à encourager des attitudes positives envers les minorités. Troisièmement, les lois et les politiques doivent être renforcées pour protéger les droits des personnes discriminées et punir sévèrement les comportements racistes et sexistes. De même, les entreprises et les institutions doivent adopter des politiques de diversité et d'inclusion pour assurer un environnement de travail respectueux et équitable. Et l’ensemble de ces dispositifs doit prévoir un soutien juridique et psychologique aux victimes. Enfin, nous avons besoin de créer des espaces de discussion pour favoriser le dialogue interculturel afin de créer des ponts entre les différentes communautés et de renforcer la cohésion sociale. Par ailleurs, évidemment, je recommande la lecture de mon essai ! 

EA : Dans votre ouvrage, vous puisez dans quatorze siècles de culture arabe et/ou musulmane pour valoriser des sexualités et des amours plus inclusives. À quelles sources vous référez-vous ?

J. Ouazzani : Entre autres, je fais référence aux poèmes soufis d'Ibn Arabi, qui célèbrent la force transformatrice de l'amour divin et humain, et à des œuvres littéraires classiques comme Layla et Majnûn de Nizami, qui explore l'amour romantique dans sa dimension quasi mystique. Je cite également des penseurs comme Avicenne et Al-Ghazali qui abordent l’amour et la sexualité dans une perspective philosophique, soulignant leur importance dans la quête spirituelle et éthique. Je puis aussi dans des anthologies de poésie érotique et dans des manuels de sexologie, comme ceux d’Al-Suyuti, qui offrent de même une vision complexe et nuancée des relations intimes : Le Délice des cœurs, La Prairie Parfumée, Le Collier de la Colombe… 

EA : Quels enseignements en tirez-vous ?

J. Ouazzani : Premièrement, l'amour décrit comme une force centrale et essentielle à la vie humaine, capable de transcender les différences et de créer des liens profonds entre les individus. Deuxièmement, l'amour et la sexualité sont présentés comme des aspects naturels et précieux de l'expérience humaine, à célébrer et à honorer. Troisièmement, les relations mises en valeur sont basées sur le respect mutuel, la quête de l'harmonie, l'élévation spirituelle, ainsi que la dignité et l'égalité des partenaires. Quatrièmement, la diversité des formes d'amour et de sexualité est reconnue et respectée, dans une vision inclusive et tolérante. Enfin, toutes les sources dans lesquelles je puise soulignent l'importance de la connaissance de soi et de l'autre, ainsi que de l'ouverture à la multiplicité des expériences humaines, comme fondements d'une société harmonieuse et juste.

EA : Les sociétés arabo-musulmanes contemporaines ont souvent l’image de sociétés peu inclusives sur les questions de sexualité et de genre. S’agit-il d’un stéréotype ? Ou ces sociétés se sont-elles elles-mêmes coupées de l’héritage culturel et historique que vous convoquez ?

J. Ouazzani : La question est complexe. De fait, les sociétés arabo-musulmanes contemporaines tendent à être régies par des interprétations conservatrices de la religion et des normes sociales strictes. Pourtant, elles partagent toutes le patrimoine auquel je fais référence. Le fossé entre cet héritage et les pratiques actuelles peut s'expliquer en partie par l’influence de l’histoire coloniale ainsi que par les dynamiques de pouvoir politiques et religieuses aujourd’hui à l’œuvre dans ces régions du monde. Mon propos s’adresse donc autant aux sociétés occidentales qu’aux sociétés arabo-musulmanes : les unes comme les autres doivent déconstruire les stéréotypes et promouvoir une vision plus inclusive et respectueuse des questions de sexualité et de genre. 

EA : Quelles sont selon vous les perspectives d’évolution sur ces questions dans les années à venir ?

J. Ouazzani : En France, on constate une évolution positive avec une sensibilisation accrue, soutenue par des initiatives éducatives et des réformes politiques. Les mouvements sociaux, les organisations de défense des droits, les militantes et militants féministes et antiracistes jouent un rôle crucial dans cette transformation. On leur doit tant ! Dans les sociétés arabo-musulmanes, le changement s’annonce plus lent en raison des résistances culturelles et politiques, mais il est en cours, porté par les jeunes générations et les voix progressistes qui réclament des réformes législatives. 

EA : Jusqu’ici, comment votre travail a-t-il été reçu ? 

J. Ouazzani : Les professionnels de la recherche, de l’éducation et de la santé mentale saluent l'approche interdisciplinaire et la richesse des sources utilisées, et utilisent mon travail comme ressource, notamment à UCLA, Cornell, Georgetown, Pomona et la Sorbonne. Les milieux militants, particulièrement ceux engagés pour les droits des femmes et des LGBTQIA+, apprécient l’espace inclusif, intersectionnel et interculturel que je leur offre, ainsi que les modèles positifs que je mets en avant. Les personnes issues des communautés arabes et musulmanes, directement concernées par les stéréotypes que je dénonce, trouvent du réconfort et de l’inspiration dans mon travail. Enfin, le grand public, et plus encore la jeune génération, exprime un intérêt réel et croissant. En définitive, je touche un public aussi large que mon approche se veut inclusive : des femmes blanches catholiques de 50 ans habitant à Neuilly, des hommes bisexuels vivant à Bruxelles, des hommes noirs au Sénégal qui veulent épouser leurs copines algériennes, des femmes portant le foulard qui veulent découvrir leur sexualité…  

EA : Devez-vous faire face à des réactions négatives ?

J. Ouazzani : Comme pour tout travail qui remet en question les normes établies, je reçois aussi des critiques. Certains courants conservateurs, tant dans les communautés religieuses que dans les milieux laïques, me font des procès de radicalisme, de dévoiement des interprétations traditionnelles, de dénaturation des textes sacrés ou simplement d’utopisme et d’irréalisme. Je suis régulièrement insulté par les masculinistes, les intégristes, les militants d’extrême-droite… L’ironie veut que ces critiques, et plus encore leur virulence, soulignent la pertinence du débat ! Et qu’elles me poussent à affiner mes arguments et à redoubler d’efforts pour assurer un dialogue ouvert et respectueux. Je les accueille donc dans la mesure où elles font partie du processus de changement et de transformation sociale. C’est ça aussi, ma révolution de l’amour. 

EA : Au-delà de votre apport, où en est la recherche sur ces sujets ? 

J. Ouazzani : Elle connaît une forte expansion. Les études postcoloniales et les études de genre jouent un rôle crucial en décryptant les mécanismes de pouvoir et d'oppression. Des intellectuels et intellectuelles comme Malek Chebel, Fatema Mernissi, Edward Saïd, Amina Wadud, Bell Hooks et Joseph Massad, mais aussi des auteurs et autrices comme James Baldwin et Toni Morrison, ont largement contribué à ces réflexions, en analysant les intersections entre religion, culture et sexualité. Citons aussi le féminisme islamique, qui cherche à réinterpréter les textes religieux pour promouvoir l'égalité des sexes, et les études queer dans le monde musulman, qui explorent les expériences et les représentations des minorités sexuelles. 

EA : Comment vous positionnez-vous dans cet environnement ?

J. Ouazzani : Mon travail se situe à l'intersection des études culturelles, des études de genre et des études postcoloniales, avec un accent particulier sur la valorisation des traditions arabes et musulmanes. Mon approche est interdisciplinaire, décoloniale, spirituelle, combinant analyse critique, témoignages personnels et recherches historiques pour proposer une nouvelle heuristique de l'amour. Je me définis comme un « militant poétique ». La poésie nous sauve et les mots concrétisent nos luttes. Je suis poète, conférencier, scénariste, réalisateur, poète, podcasteur, essayiste, consultant en stratégie, chercheur et militant engagé, « artiviste » en somme, cherchant à combler le fossé entre les académies et les mouvements sociaux. Je me suis inventé ce créneau parce que j’abhorre le politique alors même que tout ce que je fais est politique.

EA : Outre vos travaux, quelles ressources recommandez-vous à celles et ceux qui souhaiteraient approfondir le sujet ?

J. Ouazzani : Je lis un livre par jour. Mes incontournables en vrac : le Coran, Le Harem Politique de Fatema Mernissi, À propos d’amour de Bell Hooks, les romans de Virginie Despentes, la plume acerbe de Fatou Diome, les vers salvateurs de Maya Angelou, les essais d’Asma Lamrabet, Amina Wadud et Ludovic-Mohamed Zahed… Même mes ressources sont fondamentalement intersectionnelles. 

EA : Vous-même, comment comptez-vous prolonger vos travaux ? Quels sont vos prochains projets ?

J. Ouazzani : Je prépare un documentaire en anglais sur les représentations des identités arabes et/ou musulmanes, de Hollywood à Cannes, résultat d’une résidence d’artiste que j’ai effectuée à la Villa Albertine de Los Angeles début 2024. Le projet repose sur toutes les connaissances emmagasinées durant ma résidence : lectures rigoureuses de thèses et de livres, discussions privilégiées avec des stars du cinéma américain, rencontres avec de grandes âmes et des cœurs tendres… Avec toujours comme boussole l’amour et l’envie de mettre un coup de projecteur sur nos belles identités intersectionnelles.

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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Image : © Laurie Bisceglia

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