Julien Daillère (E03) : « Face au COVID, le spectacle vivant se réinvente »
Depuis le début de la pandémie, le comédien Julien Daillère (E03) explore des pratiques théâtrales alternatives, adaptées aux contraintes sanitaires. Son constat : sous réserve de s’en donner les moyens, le spectacle vivant peut tirer parti de la crise, avec non seulement de nouvelles formes et expressions artistiques, mais aussi des solutions pour la mixité et l’accessibilité des publics.
ESSEC Alumni : Comment êtes-vous passé de l’ESSEC au théâtre ?
Julien Daillère : Une fois diplômé de l'ESSEC, j'ai suivi différents cours de théâtre, notamment auprès de Patricia Koseleff, dont la pédagogie est proche de celle de Jacques Lecoq. Depuis 2006, la compagnie La TraverScène accompagne mon travail d'auteur, comédien et metteur en scène.
EA : Depuis, quelles ont été les principales étapes de votre carrière artistique ?
J. Daillère : Après dix ans de spectacles et d'action culturelle dans le circuit traditionnel, je suis parti en Roumanie pour des études doctorales en arts du spectacle à l'Université des Arts de Târgu Mureș, en cotutelle avec Cy Cergy Paris. J’ai soutenu ma thèse fin 2018 et ai enchaîné sur une tournée binationale lors de la Saison France-Roumanie 2019. Puis je me suis installé à Clermont-Ferrand pour développer ma pratique du solo coopératif et travailler sur des formes théâtrales en lieux insolites. Avec la crise sanitaire, mes recherches se sont portées sur des dispositifs compatibles avec le COVID. C’est ainsi que j’ai lancé le programme « Avoir Lieu » avec La TraverScène et La Marge Heureuse.
EA : Quelle est l’ambition du programme « Avoir Lieu » ?
J. Daillère : Nous identifions des initiatives inspirantes, autorisées localement ou organisées sans autorisation, qui proposent de nouvelles pratiques théâtrales à l’aune du COVID – plutôt que de se contenter d’adapter les formats usuels aux protocoles sanitaires (port du masque, distanciation, réduction des jauges) et de réduire les possibilités de spectacles aux seuls dispositifs autorisés en période de confinement ou de fermeture (représentations en plein air sous conditions et en lieux non dédiés mais restés ouverts comme les écoles).
EA : Quelles innovations avez-vous repérées ?
J. Daillère : Nous observons tout un foisonnement de formes esthétiques originales, souvent ludiques, qui bouleversent les codes traditionnels du spectacle vivant et permettent d’atteindre de nouveaux publics : criées publiques, spectacles en vitrine (avec circulation aménagée des spectateurs), en drive-in, au balcon, à la fenêtre, à la porte… Sans oublier les formes hybrides et interactives, mêlant présentiel et distanciel, en multicanal.
EA : De quoi s’agit-il exactement ?
J. Daillère : La démarche multicanal consiste à accueillir, pour un même temps de représentation, plusieurs types de publics : sur place en présentiel, et à distance via téléphone, live de réseau social, diffusion radio, etc. Tout se fait en simultané et en direct. On peut aussi proposer à un même public la combinaison de plusieurs canaux, dans une approche interactive. L’idée est alors de proposer une expérience à part entière, plutôt qu’un pis-aller par rapport aux spectacles vivants traditionnels – comme c’est le cas des simples captations audiovisuelles de représentations, dont la retransmission ne constitue qu’un succédané par rapport à l’expérience en salle. Ambitieux, ces nouveaux formats restent pour l’heure expérimentaux. D’autant qu’ils nécessitent une prise en compte spécifique dès le début du processus de création, ainsi qu’une médiation dédiée en amont et tout au long de la représentation.
EA : Ces solutions peuvent-elles aussi répondre à des enjeux d’accessibilité des publics ?
J. Daillère : De fait, proposer un moment d’interactivité avec un public multiforme revêt une dimension citoyenne : en veillant à une certaine mixité des usages et des goûts pris en compte, des équipements mis à disposition, et des lieux de diffusion, on favorise une plus grande mixité des personnes touchées. Ces œuvres polymorphes ouvrent donc des pistes intéressantes pour accueillir les fameux publics dits « empêchés » ou « éloignés », comme les personnes en situation de handicap, en établissement de soin, en prison, ou encore celles éloignées des lieux culturels et sans moyens de transport.
EA : Sans oublier celles et ceux qui n’ont tout simplement pas envie de se retrouver dans les lieux culturels classiques…
J. Daillère : Effectivement, les formes artistiques et les médiations dont nous parlons n’engagent pas seulement l’accessibilité dans son sens logistique et rationnel. Elles peuvent aussi donner envie à des publics qui ne sont pas « empêchés » ni « éloignés », mais qui ont simplement d’autres goûts, de parcourir le chemin qui mène jusqu’aux œuvres présentées.
EA : En définitive, croyez-vous encore dans le spectacle vivant en salle ?
J. Daillère : Bien sûr ! Je suis convaincu que le virage, non pas numérique, mais distanciel que nous vivons (il existe un distanciel non-numérique à préserver, beaucoup plus accessible et humain) constitue une évolution majeure de notre temps. Ce processus s’est accéléré du fait de la crise sanitaire, c’est un fait. Reste à savoir ce que nous souhaitons en faire. Je pense pour ma part qu’il faut viser un distanciel « frustrant », c’est-à-dire un distanciel non-addictif, non-exclusif, qui satisfait dans l’instant, mais qui donne envie aux gens de se retrouver plus tard « en vrai », en salle ou ailleurs, pour se rencontrer et échanger. Le programme « Avoir Lieu » défend précisément cette idée.
EA : Concrètement, quelles actions avez-vous menées avec le programme « Avoir Lieu » ?
J. Daillère : Depuis 2021, nous avons mis en place plusieurs actions de sensibilisation sur nos axes de recherche – notamment des Journées d’études en partenariat avec l’Université Paris 8, qui ont donné lieu à des échanges passionnants avec des artistes et des universitaires du monde entier partageant nos convictions. Nous avons aussi produit et organisé deux Labos de recherche-création dans le Puy-de-Dôme et en Val-de-Marne / Paris, mêlant artistes rémunérés par La TraverScène, étudiants, chercheurs universitaires et autres profils. Les restitutions-spectacles ont été très appréciées par le public, et le processus riche d’enseignements pour la suite.
EA : Qui soutient vos actions ?
J. Daillère : Il reste difficile de mobiliser des financements publics pour l’expérimentation et la recherche-création. Malgré nos réponses à différents appels à projets et nos démarches à tous les étages de l’institution, nos interlocuteurs peinent à trouver les dispositifs adaptés pour nous soutenir. Un exemple significatif : en 2021, parmi les 15 lauréats de l’appel à projets Mission Recherche de la DGCA (Direction générale de la création artistique), ne figurait aucun projet en lien avec la crise sanitaire. Vu l’impact de la pandémie sur notre secteur, c’est difficile à comprendre ! Heureusement, la DRAC Puy-de-Dôme nous suit de près et nous avons bon espoir pour un appui cette année. Au-delà des accueils en résidence ici et là, nous recevons en outre un soutien financier de la Ville de Clermont-Ferrand (à travers ses équipements culturels), de Clermont Auvergne Métropole et du Conseil Départemental du Val-de-Marne, en plus d'un soutien financier, logistique et humain, depuis le début, de la part d'Anis Gras - le lieu de l'Autre, à Arcueil.
EA : Quelles sont vos autres sources de financement ?
J. Daillère : Nous proposons certaines prestations. Par exemple, nous avons accompagné la principale médiathèque de Clermont-Ferrand sur les médiations alternatives avec une consultante culturelle, et j’ai animé un atelier sur l’utilisation de la conférence téléphonique dans les pratiques artistiques en classe pour le PREAC de Poitiers.
EA : Pourriez-vous décliner cette offre au niveau de l’entreprise ?
J. Daillère : Depuis plus de dix ans, j’interviens ponctuellement en entreprise ou dans des cycles de formation au management et à la médiation. En lien avec les outils et dispositifs au cœur du programme « Avoir Lieu », je suis persuadé que nous pouvons accompagner de manière pertinente des entreprises dans leur réflexion stratégique, leur adaptation au changement, ou encore le développement de la créativité. Comment construire une action de team-building hybride ? Comment réhumaniser sa relation à la clientèle ? Et ainsi de suite.
EA : Quels sont vos prochains projets ?
J. Daillère : Nous aimerions engager plus de professionnels dans nos actions, mieux diffuser nos résultats, et promouvoir les initiatives que nous avons repérées. En parallèle du programme « Avoir Lieu », La TraverScène continue aussi de produire et diffuser un répertoire de solos coopératifs que je propose ici et là au gré des dates de tournée, dont certaines chez des particuliers, des universités, etc. Mon prochain spectacle, J'ai mangé le titre, portera sur le thème de la mémoire.
EA : Un dernier mot ?
J. Daillère : Mes recherches, aussi bien dans ma pratique artistique que dans le programme « Avoir Lieu », me permettent d’accueillir positivement ce qui est né de la crise sanitaire. Il s’agit d’une forme de réparation, pour moi comme pour les personnes qui s’intéressent à l’initiative. C’est la raison pour laquelle cette démarche me tient très à cœur.
En savoir plus :
julien-daillere.com
lamargeheureuse.com
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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Image : © Bertrand Boullard
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