Julien De Sanctis (C13), philosophe en entreprise : « La philosophie peut aider les organisations à se réinventer »
Julien De Sanctis (C13), doctorant en philosophie, a été recruté par Spoon, start-up française d’intelligence artificielle, pour l’aider à réfléchir aux enjeux éthiques des techniques qu’elle développe. Ou quand un diplômé du BBA ESSEC fait rimer philo avec robot !
ESSEC Alumni : Comment et pourquoi êtes-vous passé de l’ESSEC à la philosophie ?
Julien De Sanctis : Il faut plutôt voir la chose en sens inverse : je suis passé de la philosophie à l’ESSEC pour, finalement, revenir à la philosophie. En toute franchise, le vif intérêt que je portais à la philosophie ne suffisait pas à calmer l’angoisse liée à mon futur professionnel. J’ai donc choisi d’orienter mes études vers un cursus plus « professionnalisant ».
EA : Aviez-vous d’emblée en tête l’idée de faire le pont entre le monde de l’entreprise et celui de la philosophie ? Ou cela s’est-il imposé à vous au fil de votre parcours ?
J. De Sanctis : Non. L’idée et l’envie me sont venues lorsque j’ai postulé au Master 2 Ethires (contraction d’éthique et responsabilité) de Paris 1. La pédagogie de ce master est résolument orientée vers la pratique de la philosophie. Outre un socle de cours axé sur des thématiques telles que l’éthique appliquée (environnementale, organisationnelle et technologique) et la socio-anthropologie des techniques, des missions semestrielles d’enquête philosophique sont proposées aux étudiantes et aux étudiants.
EA : En quoi ces missions consistent-elles ?
J. De Sanctis : Ces missions sont portées par des professionnels de divers secteurs qui rencontrent une problématique touchant à la compréhension de leurs pratiques, de leur rôle ou, de façon plus générale, du sens de ce pour quoi ils œuvrent quotidiennement. L’objectif est alors de problématiser leur demande puis d’allier enquête académique et enquête de terrain pour construire un rapport écrit débouchant sur des recommandations. Autrement dit : Ethires procède de la conviction très forte que la philosophie a quelque chose à dire et à faire en dehors des seuls cercles académiques.
EA : Justement, qu’est-ce que la philosophie peut apporter au monde de l’entreprise selon vous ?
J. De Sanctis : Dans un contexte éco-sociétal où l’entreprise ne peut plus être réduite à une simple machine à profits pour actionnaires, la philosophie peut apporter sa puissance de questionnement, de raisonnement et de définition pour aider les organisations à se réinventer ontologiquement et téléologiquement, c’est-à-dire du point de vue de leur être et de leur(s) finalité(s). Je vois donc au moins cinq axes privilégiés d’intervention pour la philosophie en entreprise, du plus abstrait au plus concret : la vision, les valeurs, la stratégie, la communication et le management.
EA : Comment cette intervention se déploie-t-elle ?
J. De Sanctis : La philosophie partage beaucoup avec ce qu’on appelle communément – et confusément – le design, pas au sens restreint de la conception d’objet, mais au sens politique de démarche projective visant à concevoir des expériences de vie désirables. Or, cette idée implique de concevoir et de se prononcer sur la nature de ce désirable, tout en imaginant les moyens de le réaliser. Ainsi, à l’instar du design, la philosophie impliquée en entreprise semble indissociable de l’éthique car elle est affaire de dessein. Elle cherche, autant que faire se peut, à être prescriptive, voire interventionniste, et à rendre ses concepts opérants.
EA : Avec quels résultats ?
J. De Sanctis : Cette pratique de la philosophie produit des recommandations sur la base d’une analyse critique au sens constructif du terme, en traquant les impensés, les préjugés, les évidences malheureuses et en s’ouvrant aux alternatives inexplorées. On dit souvent que la philosophie est là pour apporter des questions plus que des réponses, mais je reste très dubitatif quant à cette idée qui l’éloigne trop, selon moi, du pouvoir transformateur qui peut être le sien. Une bonne question, c’est déjà beaucoup, j’en conviens, mais les réponses apportées sont ce qui permet à la pensée d’avancer, de progresser, de se nuancer, etc. Tout projet, tout dessein est porté par des idées, des valeurs et des actions, sur lesquelles la philosophie peut apporter de précieux éclairages et des actions vertueuses en conséquence.
EA : Et inversement ? L’entreprise et le management ont-ils de quoi irriguer la philosophie – et les philosophes ?
J. De Sanctis : L’entreprise et le management sont de véritables cornes d’abondance pour la philosophie. Travail, culture, lien social, communication, valeurs, temporalité, performance, politique, liberté, justice, innovation… tous les sujets humains y sont présents en puissance ou en actes, et offrent autant de prises philosophiques pour produire de la pensée.
EA : Concrètement, comment la collaboration entre le philosophe et l’organisation peut-elle s’articuler ?
J. De Sanctis : Cette collaboration pose une question déontologique, car le philosophe n’a pas vocation à conforter ou glorifier l’existant. La philosophie peut se voir « imposer » un objet d’étude, un peu comme une commande, mais jamais un contenu ou une orientation – sinon on quitte la philosophie pour l’idéologie, la propagande. Ainsi, quel que soit le partenariat entre le philosophe et l’organisation (thèse CIFRE, prestation de conseil, terrain universitaire ou recherche internalisée), celle-ci doit accepter de jouer le jeu de celui-là : le jeu de la libre pensée. La philosophie dérange pour arranger.
EA : Pourquoi la start-up Spoon vous a-t-elle recruté ?
J. De Sanctis : Pour deux raisons principales. La première s’explique par une forte volonté de penser, d’être nourri intellectuellement afin de mieux comprendre son dessein et son déploiement en actes. Face à ce besoin, le philosophe peut jouer le rôle de tiers-concepteur, c’est-à-dire d’objecteur de concept pour éviter à tout prix ce qu’on appelle aujourd’hui le « prêt-à-penser ». J’utilise l’adjectif « tiers » car je pense que le philosophe doit s’efforcer de conserver une part d’étrangeté face à son objet d’étude, de maintenir une tension génératrice entre connaissance et ignorance étonnée, d’être à la fois familier et étranger à son terrain.
EA : Et la seconde raison ?
J. De Sanctis : C’est le pendant pratique de cette volonté de compréhension : Spoon souhaitait prendre de l’avance sur la réflexion éthique appliquée à l’IA et, plus précisément, à la robotique sociale, en s’engageant dans une démarche dite d’éthique by design, qu’on peut traduire, là encore, par éthique « par dessein » ou « par vocation ».
EA : Dans les faits, quelles sont vos missions au sein de Spoon ?
J. De Sanctis : Ma première et principale mission est de rédiger une thèse en philosophie. Comme au sein du master Ethires, mon travail consiste en une double enquête de terrain et académique appliquée à cette nouvelle classe d’entités techniques que l’on nomme « robots sociaux », qui ne sont plus complètement des objets, mais ne sont pas non plus des sujets. En éclaircissant la notion fuyante de robot social, l’objectif est non seulement d’aboutir à un concept nous permettant de penser adéquatement ce type d’artefact, mais aussi de jeter les bases d’une éthique de la socialité dite artificielle.
EA : Et quelles sont vos autres activités au quotidien ?
J. De Sanctis : Je m’acquitte également de tâches plus « concrètes ». J’écris des articles, publie des entretiens avec différents acteurs de la robotique sociale, anime des ateliers philosophiques en interne et tiens des conférences en externe. J’ai, par ailleurs, mis en place ce qu’on appelle des « midis philo » où toute l’équipe se réunit autour de pizzas pour débattre d’un article ou d’un concept philosophique lié aux problématiques de l’entreprise, et de la façon dont on pourrait ou non s’en inspirer. Je suis également chargé de monter et/ou de suivre certains projets de recherche ainsi que le comité d’éthique de Spoon.
EA : Comment les collaborateurs de Spoon reçoivent-ils votre présence dans l’équipe ?
J. De Sanctis : Spoon est marquée par un fort intuitu personae où chacun fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. J’ai tout de suite été très bien accueilli et intégré à l’équipe. Lorsque j’ai vécu des moments difficiles (la thèse n’est pas un long fleuve tranquille), j’ai reçu beaucoup de soutien de la part de mes collègues. Ce bon esprit ne rend pas mon « poste » moins étonnant, mais jamais ma présence n’a été comme autre chose qu’une richesse. C’est une très grande chance !
EA : Vous travaillez également avec l’agence Thaé…
J. De Sanctis : Thaé intervient dans les organisations selon plusieurs modalités : forums philo, formations au questionnement, à l’argumentation ou encore à l’éthique, accompagnement des équipes dirigeantes sur la raison d’être de leur entreprise (vision, mission, valeurs, identité), ateliers, etc.
EA : Quelles sont les thématiques que vous abordez dans vos ateliers ?
J. De Sanctis : Les ateliers philosophiques ont pour objectif d’explorer un concept dont le sens est souvent galvaudé lorsqu’il devient un simple « élément de langage ». Le sens des concepts censés motiver l’action est le socle sur lequel les individus s’appuient pour faire avancer leur organisation. Si ce sens n’est pas questionné, discuté, défini, alors on s’appuie sur du sable, et une forme de nihilisme ne tarde jamais à se révéler. Ces ateliers sont l’occasion de redécouvrir collectivement l’importance et le plaisir de la pensée par soi-même qui est au cœur de la démarche philosophique.
EA : Comment ces ateliers se déroulent-ils ?
J. De Sanctis : Les séances sont divisées en trois étapes, 1) Questionnement, 2) Argumentation, 3) Conceptualisation, et abordent un concept choisi par l’organisation. Il peut s’agir du management, du désir, des valeurs, ou encore de l’innovation, du travail, de la performance, en passant par la liberté, le temps, la confiance ou la bienveillance. L’enjeu est de venir donner du contenu à ce qui trop souvent n’en a pas ou plus.
EA : Connaissez-vous d’autres exemples de philosophes en entreprise ?
J. De Sanctis : Nous sommes peu nombreux, mais il existe plusieurs initiatives très intéressantes de personnes, seules ou regroupées en entreprise, qui proposent d’introduire la philosophie au sein des organisations. J’appartiens moi-même à une initiative éditoriale et associative nommée La Pause Philo Media qui recense, via des entretiens, les différentes pratiques philosophiques en dehors des murs de l’Académie. Nous appelons cela simplement et joliment la « philo hors-les-murs ».
EA : Cette approche de votre métier vous paraît-elle appelée à se développer ?
J. De Sanctis : Je pense que la philosophie doit s’évader, sans rompre avec l’exigence intellectuelle qui la fonde. Face aux trois grands maux de notre époque que sont l’économisme, le technicisme et le scientisme (à ne surtout pas confondre avec l’économie, la technique et la science), il est plus que jamais nécessaire de désidéologiser, de dé-mécaniser notre rapport à l’action, au devenir, en somme au dessein humain. La philosophie a ce pouvoir car, en dernière instance, elle n’est rien d’autre que cette faculté d’attribution de sens au-delà de tout déterminisme.
Donc oui, je pense que l’approche de mon métier est amenée à se développer car philosophie et organisations ou, plus largement, philosophie et société font face à l’incontournable nécessité de collaborer. L’un des défis à venir pour ces nouvelles pratiques philosophiques sera de ne pas devenir une triste « caution » pour les idéologies en place. Pour éviter cela, je pense qu’il est nécessaire que la philo hors-les-murs se dote d’une déontologie.
EA : À terme, quelles sont vos propres ambitions professionnelles ?
J. De Sanctis : Mon objectif est de continuer à développer la recherche-action en philosophie et, plus précisément, en éthique critique appliquée aux questions sociotechniques et écologiques. J’aime également la figure du passeur, c’est pourquoi j’aimerais associer à cette recherche-action une activité d’enseignement combinant transmission et expérimentation des savoirs.
EA : Que répondez-vous à ceux qui réclament la suppression de la philosophie en Terminale ?
J. De Sanctis : Que c’est de la folie. Sans tomber dans une facilité argumentative qui consisterait à dire – et à s’en contenter – que la philosophie est vitale, il faut insister sur son caractère proprement dé-mécanisant. Cette faculté est essentielle dans un monde où l’automatique et le machinisme sont glorifiés à la fois en paroles et en actes.
Et lorsqu’on demande à la supprimer, il faut s’interroger sur le pourquoi de cette volonté. Est-ce parce qu’on n’en voit pas l’intérêt ? Parce que c’est trop difficile ? Personnellement, j’avais énormément de mal avec les mathématiques, mais cela ne me viendrait pas à l’esprit de réclamer leur suppression de l’enseignement au lycée. Est-ce parce qu’elle ne débouche sur aucune profession autre que l’enseignement ?
On l’a pourtant suffisamment dit : l’école, de la maternelle au lycée, n’est pas l’antichambre de l’entreprise. La philosophie est un élémental de l’esprit humain. Elle est la suite logique de l’apprentissage du langage verbal et devrait être pratiquée, au même titre que l’écriture et que les mathématiques.
EA : Dans ce cas, pourquoi juge-t-on la philosophie aussi sévèrement ?
J. De Sanctis : Beaucoup oublient qu’avant de se solidifier dans des textes parfois très difficiles, la philosophie est une méthode d’enquête, un apprentissage et une pratique de l’esprit critique pur. On ne commence pas les mathématiques avec les intégrales, mais avec les additions et les soustractions. Il devrait en être de même avec la philosophie. Ainsi, totalement à rebours de ceux qui prônent la suppression, je préconise une initiation à la philosophie dès le collège ; ce qui ne va pas, je le précise, sans une réflexion profonde sur les modalités pédagogiques de cette initiation.
EA : La philosophie devrait-elle être également enseignée dans toutes les formations diplômantes, comme outil de mise en perspective de toute activité humaine ?
J. De Sanctis : Je le pense, en effet. Mais il y a, sur ce point, un formidable défi de pédagogie à relever, car je ne suis pas certain que le seul enseignement « descendant » suffise. La philosophie doit être enseignée, c’est primordial, mais aussi expérimentée !
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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