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Laurent Bibard (E85) : « Il faut réapprendre à écouter »

Interviews

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16/09/2024

Laurent Bibard (E85) publie Vivre dans un monde complexe aux Éditions de l’Aube. Un ouvrage qui prolonge ses réflexions sur les angoisses contemporaines – et comment les dépasser. 

ESSEC Alumni : Qu’abordez-vous dans ce nouvel essai ? 

Laurent Bibard : Je questionne la tentation du tout sécuritaire face au climat anxiogène de notre temps. Certes, notre monde nous semble de plus en plus inquiétant : pandémie, guerre, crise écologique et économique... Et il paraît à l’inverse rassurant de se protéger avec des assurances, des mots de passe, des caméras de vidéosurveillance ou encore des outils de reconnaissance faciale. Mais la vie n’a-t-elle pas toujours été faite de complexité et d’incertitude ? Avec cet ouvrage, je m’efforce de réenchanter l’avenir et son caractère imprévisible. J’invite à prendre du recul pour ne pas céder au catastrophisme ni à la peur du lendemain. Et j’alerte : notre obsession pour le contrôle menace de nous couper de la réalité et fait le lit d’idéologies réductrices. Acceptons de ne pas maîtriser le futur justement pour permettre le surgissement d’un meilleur, encore impossible à imaginer !

EA : Comment expliquez-vous que le monde nous paraisse de plus en plus inquiétant et complexe ?

L. Bibard : Notons qu’on parle bien d’un sentiment : rien ne dit que le monde est réellement plus dangereux qu’avant. En revanche la vitesse de l’information – et des désinformations – s’est de fait accélérée pour atteindre à l’instantanéité. On sait tout le temps tout ce qui se passe partout. Résultat : on reçoit et perçoit tout plus intensément. C’est épuisant. Nous saurions nous déconnecter plus souvent, nous vivrions probablement mieux les actualités. 

EA : Quelles conséquences ce contexte a-t-il sur nos comportements ?

L. Bibard : Soit on se résout à accepter l’état des choses : il n’y a pas de crise, la crise c’est d’avoir cru qu’il n’y en avait plus et de découvrir qu’il y en a toujours eu. Autrement dit, on s’ouvre à la complexité pour l’aborder dans de meilleures dispositions. Soit on se réfugie dans le déni et on se replie sur soi-même : si les extrémismes font tant recette aujourd’hui, c’est en partie parce qu’ils adoptent des discours simplificateurs, prétendant pouvoir apporter une réponse unique aux problèmes de notre époque. 

EA : Faut-il pour autant renoncer à toute forme de contrôle ?

L. Bibard : Il n’existe pas de société sans aucun contrôle. Mais il faut comprendre et admettre que ce contrôle se limite strictement à ce que nous savons ; c’est-à-dire au socle de compétences irréductibles que nous ont transmis nos prédécesseurs et que nous complétons au fil de notre existence. Nous, humains, apprenons depuis toujours et à chaque instant. De même que les animaux ont une mémoire biologique, nous avons une mémoire sociologique et culturelle. Nous pouvons nous y fier. Mais aussi, nous devons nous en contenter – renoncer à vouloir plus. 

EA : Pourquoi ?

L. Bibard : Tout simplement parce que c’est impossible. Prenons l’exemple de l’avion, mode de transport le plus encadré au monde : de son envol à son atterrissage, il va de tour de contrôle en tour de contrôle, de balises en balises ; et pourtant, il passe toujours par des zones blanches. Mieux vaut s’y résigner que s’en soucier, puisque de toute façon vous n’y pouvez absolument rien. Autrement, vous devenez Don Quichotte face à ses moulins à vent. 

EA : Mais comment faire pour lutter contre la peur ?

L. Bibard : J’aime citer cette formule taoïste : le jour n’advient que sur fond de nuit. La nuit ne disparaît jamais, seulement on ne la voit plus le jour car on est ébloui. La nuit c’est l’incertitude, le jour c’est le contrôle. L’un ne va pas sans l’autre et ensemble ils forment une harmonie. Une manière de rappeler que l’inattendu peut s’avérer fantastique ! 

EA : Reste à s’en convaincre…

L. Bibard : Il suffit pour cela de réapprendre à écouter. Quand on veut tout contrôler, on tend paradoxalement à manquer ce qui s’offre ; on se concentre sur ce qu’on craint et qu’on peut anticiper, et on perd de vue ce qui se présente et qui peut faire notre bien. C’est au fond ce que raconte l’expression tomber amoureux. Habituellement, on ne veut pas tomber, mais si c’est pour finir amoureux, on accepte le risque de la chute… Le mot me renvoie aussi à cet exercice usuel dans les cours de théâtre, durant lequel un élève doit se laisser choir en arrière en faisant confiance à ses camarades pour le rattraper. D’ailleurs, les comédiens travaillent énormément le lâcher prise.

EA : Pourrait-on s’inspirer de leurs techniques ? 

L. Bibard : Il s’agit plus d’un état d’esprit que d’une véritable méthode. Ou alors d’une méthode de la non-méthode : un acteur m’a ainsi confié qu’il procédait par suggestion, par quelques mots, par l’expérimentation, en prêtant l’oreille au texte et aux partenaires de jeu, en se mettant entièrement à disposition de la mise en scène ou de l’improvisation. Si vous essayez trop de rationaliser, vous échouez. 

EA : Comment cette approche peut-être se traduire en entreprise ?

L. Bibard : En tant que consultant, je connais de nombreuses entreprises ouvertes et résilientes – mais là encore, leur approche n’est pas formalisée, puisque par définition la formalisation contredit le lâcher prise. Tout passe plutôt par une culture managériale, un vécu. Et, une fois de plus, par l’écoute. Si on ne pose pas les bonnes questions, on n’obtient jamais les bonnes réponses.

EA : Que serait une bonne question à se poser pour commencer ?

L. Bibard : Résumons : ce qui nous rassure, c’est ce que nous contrôlons, et ce que nous contrôlons, c’est ce que nous savons déjà faire. Or nous n’avons souvent pas conscience de ce que nous savons faire : quand on sait faire du vélo, on ne sait plus comment on le fait… Un bon exercice consiste donc à toujours réinterroger, remettre en perspective ses compétences. Pour le dire très professionnellement : faites des retours d’expérience de vos succès plutôt que de vos échecs. Non seulement vous en sortirez rassurés, mais vous en tirerez aussi énormément d’enseignements.

EA : Vous faites référence à Alice au pays des merveilles en sous-titre de votre ouvrage. Pourquoi ? 

L. Bibard : Ce personnage constitue une merveille d’éveil. Elle incarne l’ouverture, la disponibilité à ce qui vient et advient : elle suit le lapin, rencontre la reine, se laisse totalement aller à ses rêves. Et elle se retrouve ainsi dans un monde où tout s'avère possible, fluide : elle devient minuscule ou gigantesque d’une seconde à l’autre, elle dépasse toutes les formes convenues dans la vie courante. Ce faisant, elle mûrit : il s’agit d’un conte initiatique. Alice est un roseau, à la fois souple et bien enracinée. De sorte qu’elle résiste à toutes les tempêtes. 

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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