En couverture de Reflets Mag #141, Clara Chappaz (E12), nouvelle patronne de la mission French Tech, présente ses ambitions pour la start-up nation et raconte son parcours depuis l’ESSEC et Harvard jusqu’à la licorne Vestiaire Collective, en passant par l’e-commerce à l’international. On vous met l’article en accès libre.
Reflets Magazine : Il se dit que vous avez fait l'unanimité lors de votre passage devant le jury de la mission. Prendre la direction de la French Tech était une évidence pour vous ?
Clara Chappaz : Il se trouve qu'après presque trois années passées chez Vestiaire Collective, j'étais un peu à la fin d'un chapitre. Nous avions restructuré l'entreprise, elle était sur une belle lancée, très positive, c'était donc le moment de me lancer dans une nouvelle aventure. J'avais depuis longtemps en tête de m'engager en faveur de l'écosystème et lorsque l'opportunité m'a été offerte de le faire avec la French Tech, c'est devenu une évidence. J'ai quand même pris le temps de la réflexion, parce que s'engager au sein de l'administration ne se fait pas à la légère, d'autant que je n'avais travaillé jusqu'alors qu'au sein de start-up. Il me fallait être certaine de pouvoir m'engager totalement dans cette mission.
RM : La réputation de lenteur de l'administration française ne vous a pas effrayée ?
C. Chappaz : Effrayée non, même s'il est vrai que c'était pour moi un vrai changement d'écosystème. Donc oui, je me suis beaucoup interrogée sur ma capacité à pouvoir m'adapter à un environnement jusqu'alors totalement inconnu. Un mois après mon arrivée, je suis ravie d'avoir fait ce choix, je constate que la mission fonctionne finalement un peu en mode start-up, avec beaucoup d'agilité et de flexibilité, avec des projets et des réflexions en commun, où l'on porte nos actions de manière autonome. Ce fut donc une belle surprise.
RM : Vous succédez à Kat Borlongan qui, pendant trois ans, a porté haut les couleurs de la mission ; est-ce un challenge supplémentaire ?
C. Chappaz : Je pense que c'est plutôt une chance. Il est tout de même assez rare d'arriver dans un environnement pareil lorsqu'on démarre un nouveau job. Il y a une dynamique exceptionnelle, 2021 n'est pas encore achevée que l'on vient déjà de dépasser la barre des 10 milliards d'euros de levées de fonds, c'est deux fois plus qu'en 2020. On compte désormais une vingtaine de licornes en France contre seulement trois en 2017, il y a donc une véritable accélération et c'est le résultat du travail réalisé ces derniers temps par Cédric O, le secrétaire d'État au Numérique, et Kat Borlongan. Nous ne sommes plus dans une période de conviction mais dans une période d'expansion, c'est un vrai challenge à relever pour moi.
RM : Quels sont vos objectifs et votre vision pour les trois années à venir à la tête de la French Tech ?
C. Chappaz : Avant de m’engager dans ce poste, Cédric O m’a parlé de son objectif de massifier l’accompagnement de la Mission French Tech, de l’inscrire dans une phase de développement de type « scale-up » à l’instar de ce que vivent les start-up de la French Tech et de ce que j’ai vécu chez Vestiaire Collective. C’est un objectif que je partage pleinement. Aujourd'hui, nous accompagnons en direct quelque 200 start-up du French Tech120, du Next40 et maintenant du nouveau programme Green20 dédié aux acteurs de la transition écologique. L'objectif étant de passer de 200 à un millier chaque année, tout en continuant à accompagner les plus grandes, celles de la French Tech120 et du Next40, qui ont été sélectionnées sur des critères purement économiques. Parce que l'on constate que, sur la scène internationale, il n'y a encore aucune entreprise de la tech française, ni même européenne d'ailleurs, parmi les dix plus grosses capitalisations boursières mondiales. Le chemin est encore long, c'est la raison pour laquelle nous allons continuer à les soutenir. D'un autre côté, nous souhaitons nous engager vers plus de diversité en mettant nos services à disposition des entreprises dans tous les territoires. L'idée est de soutenir l'entrepreneuriat dans toutes les régions ; nous nous appuyons pour cela sur 13 capitales et une soixantaine de communautés French Tech en France métropolitaine et dans les territoires d'outre-mer, ainsi qu'une quarantaine de communautés à l'étranger. Enfin nous avons pour objectif de ne pas soutenir seulement les entreprises du numérique, Fin Tech, Marketplace etc., mais tout ce qui est start-up de la Deeptech, c'est-à-dire les entreprises industrielles pour lesquelles nous sommes encore très en retard. Tout cela dans le cadre du plan d'investissement gouvernemental « France 2030 » doté de 30 milliards d'euros, dont la moitié sera consacrée au soutien d'entreprises du secteur émergent et de technologies de ruptures.
RM : Pourquoi ce choix ?
C. Chappaz : Parce que même s'il existe une très franche accélération au sein de la French Tech, notamment avec les records de levées de fonds, les investissements ont trop tendance à se concentrer sur le secteur du numérique. A contrario, beaucoup d'entreprises de la Deeptech éprouvent encore des difficultés à trouver des financements, en partie parce que les logiques d'investissements sont trop à court terme. La recherche et l'innovation dans la Deeptech peuvent prendre des années avant la mise sur le marché d'un produit. Il en va de la réindustrialisation et de la souveraineté de la France dans certains secteurs stratégiques – je pense notamment à des technologies comme le quantique pour lequel plusieurs entreprises françaises ont inventé des process très enviés, parfois même copiés par les entreprises américaines. Nous avons tous ces talents dans le monde de la recherche en France, qu'il nous faut absolument soutenir pour leur permettre d'aller au bout de leurs ambitions. À l'étranger, on nous envie souvent la qualité de nos chercheurs et de nos ingénieurs.
RM : Existe-t-il une spécificité de la French Tech ?
C. Chappaz : L'écosystème français est en effet très particulier, c'est notamment dû à un héritage culturel et sociétal très fort et différent de celui des Anglo-Saxons ou des Chinois. On ne pense pas dynamique de croissance à tout prix, les valeurs comptent aussi beaucoup dans les développements de nos entreprises. Prenez par exemple le Mouvement Impact France et la communauté des entrepreneurs Tech for Good, initiés entre autres par Jean Moreau (E07), qui développent des solutions tech et digitales pour accélérer la transition vers une société plus durable et plus responsable. Le système de valeurs des entreprises de la tech française est très spécifique et notre mission est de les soutenir. C'est pour cela que nous avons lancé le programme Green20, qui rassemble vingt entreprises innovantes dans le domaine de la transition écologique, un secteur extrêmement important en matière de recherche scientifique, mais qui ne compte encore que très peu d'acteurs au niveau international.
RM : Comment expliquez-vous le succès actuel de la French Tech ?
C. Chappaz : C'est d'abord dû à la qualité de nos entrepreneurs porteurs d'idées très ambitieuses et qui, à force de travail, se sont donné les moyens de leur réussite. Je crois ensuite qu'il s'est opéré un vrai changement de mindset de la part des jeunes entrepreneurs français qui, d'emblée, pensent au niveau global, en visant dès le départ un développement à l'international. Ensuite, c'est une question d'attractivité et de moyens, et c'est là la très grande réussite de l’action du gouvernement, notamment via le lancement de la Mission French Tech, qui a permis de faire résonner la tech française à l'international. Sans oublier les actions d'investissements, notamment via Bpifrance, et l'initiative Tibi, lancée en 2019 par le ministère de l'Économie afin de favoriser le financement des entreprises technologiques – autant d'engagements qui ont permis de créer du capital disponible ici en France. L'attractivité de notre écosystème a fait venir plusieurs gros investisseurs étrangers comme Softbank ou Tiger Global M (ce qui n'était pas le cas il y a encore quelques années), investisseurs qui ont largement contribué aux dernières levées de fonds record enregistrées ces derniers mois. Enfin, le French Tech Visa relancé l'été dernier permet à des talents du monde entier de pouvoir rejoindre facilement nos start-up et de participer ainsi à leur développement.
RM : Sur quoi devez-vous donc travailler aujourd'hui ?
C. Chappaz : D'abord continuer à soutenir les entreprises déjà lancées, y compris les plus importantes d'entre elles, notamment à l'international, qui représente aujourd'hui 40 % du chiffre d'affaires de l'ensemble et qui passera à 60 % dans les prochaines années. Ensuite, les axes d'amélioration concernent la diversification dans les territoires, la diversification sociale et la massification. Pour ce qui est des territoires, un chiffre parle à lui tout seul : 50 % des start-up sont créées en dehors de Paris, mais celles-ci ne reçoivent que 20 % des financements. De même que les créateurs d'entreprises, aujourd'hui, sont pour la très grande majorité issus des grandes écoles. C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de créer le programme French Tech Tremplin : dans le but d'optimiser les chances de populations sous-représentées dans la création d'entreprise, par le biais de financements et de formations spécifiques, et la mise en place d'un système de mentorat, afin de permettre à tous les talents d'avoir accès aux mêmes avantages que les entrepreneurs issus de milieux plus privilégiés. C'est l'une des conditions de la massification que j'évoquais et qui nous permettra de passer, dans les trois ans à venir, au soutien d'un millier de jeunes entreprises. La French Tech, c’est plus de 20 000 start-up qui représentent plus d'un million d’emplois directs et indirects, et qui en créeront autant dans les années à venir.
RM : Après plusieurs expériences professionnelles dans le e-commerce à l'étranger, vous rejoignez Vestiaire Collective en 2019. Qu'est-ce qui a motivé votre choix ?
C. Chappaz : C'était une entreprise qui cherchait à promouvoir des modes de consommation plus responsables, une thématique qui me séduisait déjà beaucoup à l'époque et qui répondait à une problématique qui m'était chère. Et puis le business model, une marketplace de particulier à particulier, représentait pour moi un véritable challenge intellectuel, à une période de développement de la start-up particulière, avec notamment un changement de management. Et puis j'avais en tête, depuis quelque temps, de rentrer en France pour mettre mon expérience acquise à l'étranger au service d'une jeune entreprise française. Tout était donc réuni.
RM : Qu'est-ce qui a fait le succès de Vestiaire Collective ?
C. Chappaz : Pour moi, cela a été d'arriver à un moment de changements importants au sein de l'entreprise, ce qui m'a donné la liberté de remettre en cause des décisions prises par le passé, et de ne pas craindre de prendre des décisions difficiles. J'ai l'habitude de dire que l'entrepreneuriat n'est jamais une ligne droite. Le projet le plus important sur lequel j'ai travaillé a été le lancement d'un nouveau business model qui s'appelle « l'envoi direct » entre les vendeurs et les acheteurs. Cela peut paraître anodin, mais c'était assez fondamental pour la croissance de Vestiaire Collective : cela a permis de baisser les commissions et d'attirer davantage de vendeurs qui sont la clé du succès d'une marketplace.
RM : Votre expérience entrepreneuriale vous sera-t-elle utile dans votre nouvelle mission ?
C. Chappaz : Cela va me permettre d'avoir une bonne compréhension des grands enjeux à venir, mais aussi des questions de financement, et donc d'avoir une grande proximité avec les entrepreneurs. Le fait d'avoir travaillé dans plusieurs pays étrangers, que ce soit en Asie du Sud-Est, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, me permet de mieux appréhender ce qui fonctionne dans des écosystèmes différents.
RM : En marge de vos responsabilités au sein de Vestiaire Collective, vous vous occupiez de la Task Force « Women Empowerment ». Vous êtes très attachée à la féminisation de la Tech française ?
C. Chappaz : Oui, parce que cela fait partie intégrante d'une meilleure et plus grande diversité que j'évoquais tout à l'heure, et il reste beaucoup à faire en ce sens. Il faut savoir qu'en France, seulement 10 % des entreprises sont créées ou co-fondées par des femmes, et celles-ci ne représentent que 5 % des investissements. Le gap est énorme, il est donc indispensable de travailler à rendre les femmes plus visibles dans le monde de l'entrepreneuriat. Il faut leur offrir l'opportunité de participer à des formations, d'accéder à des systèmes de mentorat, de coaching, les aider à trouver des financements, à mieux les accompagner tout au long de leur parcours entrepreneurial, et leur permettre de se rencontrer en créant des communautés de femmes entrepreneures.
RM : Que retenez-vous de vos années passées à l'ESSEC ?
C. Chappaz : Pour moi cela a été des années fabuleuses, très positives. J'étais très investie dans la vie de l'école puisque j'étais au bureau des élèves. Cela m'a permis d'apprendre à organiser des événements, à écouter les étudiants et leur apporter des solutions, ce qui m'a beaucoup aidée à me construire. Et puis j'ai beaucoup apprécié le fait que l'école nous laisse la responsabilité de construire notre parcours : cela nous apprend très tôt à faire des choix, ce qui nous est très utile par la suite dans le monde du travail. En fait, j'y ai appris que tout était toujours possible.
RM : Vous avez conservé des liens avec d'anciens élèves ?
C. Chappaz : Oui, beaucoup. Souvent des liens amicaux et parfois des liens professionnels, voire les deux, comme avec Morgan Hilmi (E12), le co-fondateur de Beebs, une marketplace communautaire à destination des jeunes parents et que j'ai un temps accompagnée en tant qu'advisor. Ce sont des relations d'amitié très fortes, on fait encore beaucoup de choses ensemble et c'est assez exceptionnel.
RM : Et avec l'école ?
C. Chappaz : J'avais un peu perdu le fil lorsque j'étais à l'étranger, mais depuis mon retour en France j'ai renoué des contacts. J'ai notamment beaucoup échangé avec le Club Entrepreneurs, qui n'existait pas encore à mon époque, avec lequel nous organisons une rencontre en ligne le 25 janvier de 19h à 20h30 (inscription ici). Je constate que l'ESSEC a réussi à conserver un lien fort avec beaucoup de ses anciens élèves autour de thématiques spécifiques. Cela crée une dynamique très positive et beaucoup de solidarité entre nous, que ce soit sur des réflexions très concrètes autour de l'entrepreneuriat ou sur des levées de fonds ; cela permet de constituer un réseau très solide autour de problématiques communes.
Propos recueillis par François de Guillebon, rédacteur en chef de Reflets ESSEC Magazine
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